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Les enjeux de la libération de Paris : rétablir la légalité républicaine et restaurer le rang

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Par Vincent Giraudier, historien et responsable de l'Historial Charles de Gaulle au Musée de l'Armée

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Le général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française et Winston Churchill, Premier ministre britannique descendent les Champs-Élysées devant une foule immense lors de la cérémonie du 11 Novembre 1944 à Paris

En dotant dès l’automne 1940, avec le Conseil de défense de l’empire, la France libre d’institutions politiques, le général de Gaulle entend non seulement imposer la souveraineté de son mouvement sur les territoires ralliés mais aussi procéder à l’établissement d’un État, à la fois continuateur de la légitimité nationale et instrument de rénovation. Toute son action politique jusqu’à la capitulation des forces de l’Axe, repose sur ce leitmotiv : incarner la légitimité de la France au combat, ne pas être le chef d’une quelconque "légion de combattants" au service des Britanniques mais bien le représentant d’institutions françaises dotées des attributs du pouvoir régalien.

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C’est dans cette continuité que, le 8 juin 1943, les généraux Giraud et de Gaulle forment à Alger le Comité français de libération nationale qu’ils coprésident, et demandent immédiatement la reconnaissance de ce comité par les gouvernements alliés. Les divergences de vues sont alors profondes entre les soviétiques, favorables à cette reconnaissance et le gouvernement américain qui souhaite clairement écarter de Gaulle. Les soviétiques vont reconnaitre le CFLN (Comité français de libération nationale) comme le "représentant des intérêts gouvernementaux de la République française" alors que les américains ne voient en lui qu’un "organisme gouvernant les territoires d’outre-mer français qui reconnaissent son autorité". Les britanniques, désireux de ne pas contrecarrer leur allié américain, ne vont guère plus loin.

La mise en place, à Alger, nouvelle capitale de la France en guerre, des institutions chargées d’assurer le rétablissement de la légalité républicaine dans la France libérée, se déroule donc de la seule initiative du général de Gaulle et du CFLN, qu’il dirige seul à partir de l’automne 1943. Aboutissement de l’œuvre de Jean Moulin et de la Délégation générale, Paris est aussi doté, au-delà des organismes locaux, de structures de compétences nationales, comme le Conseil National de la Résistance, sa délégation générale ainsi que son comité d’action militaire, le COMAC (Comité militaire d'action). C’est aussi à Paris que se trouve le délégué militaire national, Jacques Chaban-Delmas, ce qui fait de la ville, à l’été 1944, selon l’expression de Christine Levisse-Touzé, "la capitale de l’État clandestin".
 

Le général de Gaulle, président du CFLN (Comité français de la Libération nationale) et le général d'armée Alphonse Juin, commandant en chef des troupes françaises en Tunisie, assistent au défilé du 14 juillet 1943 à Alger.
© Auteur inconnu/ECPAD/Défense
 

Les réticences alliées observées à Alger laissent donc mal présager de l’installation d’un gouvernement siégeant à Paris et exerçant son autorité sur l’ensemble des territoires français libérés. En fait, l’expérience vécue à Alger va déterminer l’attitude gaullienne : lassé de négocier une révision des accords Clark-Darlan de novembre 1942 qui place les installations stratégiques d’Afrique du Nord sous la subordination totale des troupes américaines, le général de Gaulle décide, en mai 1944, de considérer ces accords révolus et de fixer unilatéralement les droits des alliés en territoire français. La ligne politique est claire : seule la réalité peut imposer aux alliés la reconnaissance de la légitimité du gouvernement français. Le CFLN, rebaptisé le 3 juin 1944 "Gouvernement provisoire de la République française" entend discuter sur un pied d’égalité avec les alliés et ne plus demander une quelconque reconnaissance. C’est ce que le général de Gaulle explique dans ses Mémoires, justifiant son refus de demander alors audience à Roosevelt : "Pour moi, je n’avais rien à demander au Président. La formalité de la reconnaissance n’intéressait plus le gouvernement français. Ce qui lui importait, c’était d’être reconnu par la nation française. Or, le fait était acquis".

Au moment où se préparent les opérations militaires qui doivent décider du sort et de la liberté de la nation, la bataille pour le pouvoir en France s’annonce donc redoutable entre un gouvernement provisoire décidé à s’imposer et un commandement américain dont les consignes transmises par Roosevelt, en mars 1944, sont de choisir avec quel interlocuteur il doit traiter pour l’administration civile de la France. Le risque est donc grand de voir le général Eisenhower être tenté par un nouvel "expédient provisoire" à l’image de l’accord passé avec Darlan en novembre 1942. Outre ces hypothèses de machinations politiques de dernières minutes, le GPRF doit aussi éviter les écueils d’une guerre civile et lutter contre l’hypothèse d’une administration militaire directe de la France libérée par les troupes alliées, l’AMGOT (gouvernement militaire allié des territoires occupés). Ce sont ces enjeux d’incarner et d’imposer la légitimité de la France en guerre qui vont trouver leurs épilogues lors de la libération de la capitale.

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Les événements se précipitent au moment du débarquement. Le 12 mai, Churchill écrit à Roosevelt : "A mesure que l’heure décisive approche, il nous paraît indispensable de parvenir à un accord quelconque avec le comité national français (…). Nous devons maintenant compter avec l’opinion publique. (…)". Mais au moins autant que l’opinion publique des grandes démocraties le personnel politique britannique est lui aussi de plus en plus favorable à la reconnaissance du gouvernement français et Churchill est particulièrement interpellé à ce sujet le 24 mai à la Chambre des Communes.

Le 4 juin, le général de Gaulle atterrit à Londres pour y être informé des opérations militaires en cours alors même que les problèmes majeurs, absence d’accord sur l’administration civile, querelle sur l’émission de monnaie alliée en France, non reconnaissance du gouvernement provisoire… ne sont pas tranchés. Une terrible crise va alors éclater entre Churchill et de Gaulle au cours de ce qui est sans doute le plus houleux de leurs nombreux entretiens.  C’est au cours de cette mémorable séance que Churchill déclare "Sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large" et que certains de ses ministres présents se désolidarisent et font savoir qu’il ne parle pas au nom de l’ensemble du Cabinet… Pour protester contre le message adressé, le 6 juin au matin, par Eisenhower au peuple français qui doit "exécuter ses ordres", de Gaulle refuse de s’exprimer à sa suite. Ayant obtenu de parler l’après-midi à la BBC il prononce un de ses plus fameux discours - "la bataille suprême est enclenchée" - sans oublier de préciser aux Français que "les consignes données par le gouvernement français et par les chefs français qu'il a qualifiés pour le faire, doivent être exactement suivies."
 

Au cours de son voyage en Normandie, le général de Gaulle salue la population de Bayeux qui l'acclame. Il est notamment accompagné par Pierre Viénot. 14/06/1944.
© Inconnu/ECPAD/Défense
 

Enfin autorisé à se rendre en France, à Bayeux, le 14 juin, de Gaulle s’assure de la prise de fonction effective des représentants civils et militaires désignés par le Gouvernement provisoire avant de recevoir un accueil triomphal de la population civile. Fort de ce soutien, il accepte l’invitation du gouvernement américain à se rendre aux États-Unis, où il rencontre Roosevelt avant que la population de New-York ne lui réserve une réception triomphale. Le 13 juillet, il rentre à Alger où il apprend que le gouvernement américain vient de reconnaitre le CFLN comme l’autorité de facto pour l’administration civile en France.  Durant cet été 1944, au fur et à mesure de l’avance des forces alliées, suite à la percée d’Avranches et au débarquement franco-américain en Provence, partout sur le territoire les autorités clandestines issues de la Résistance s’installent en lieu et place de l’administration discréditée du régime de Vichy. Une mission, confiée au Français libre de la première heure Pierre de Chevigné, organise, au plus près des avant-gardes, le rétablissement de l’administration militaire territoriale. Mais c’est Paris qui est le véritable enjeu et l’épilogue de cette lutte pour la légitimité et l’affirmation de l’autorité de l’état issu de la France libre et de la Résistance.

Pour Eisenhower, brillant politique pragmatique qui a déjà admis l’autorité du général de Gaulle et du GPRF, Paris n’est pas un objectif militaire. Seules comptent à ses yeux les préoccupations stratégiques, et tout particulièrement la question du ravitaillement de ses forces. La percée militaire en Normandie et la réussite du débarquement en Provence impliquent nécessairement une jonction des troupes alliées et le repli des troupes allemandes au-delà de la région parisienne. La situation militaire dans Paris insurgé, les émissaires envoyés auprès de lui et les arguments du général de Gaulle, qui affirme être prêt à ordonner lui-même l’envoi de la 2e DB (division blindée) vers Paris, convainquent Eisenhower d’envoyer la 2e DB et la 4e division américaine foncer sur Paris soutenir les Parisiens.

C’est le 23 août, à 1 heure du matin, que l’ordre arrive auprès de Leclerc, qui prescrit à ses hommes "la galopade à tombeau ouvert sur Paris". La première colonne arrive le 24 au soir et les combats du 25 entrainent la capitulation de la garnison allemande, au prix de lourdes pertes parmi les insurgés et les combattants alliés.

Le 26 août 1944, de Gaulle descend les Champs-Élysées au milieu d’un peuple en liesse. On a coutume de dire que la voix est devenue un visage et que l’homme seul de juin 1940 est devenu le libérateur. L’insurrection de Paris n’est pas seulement un fait d’arme militaire : elle est pour les alliés un test politique décisif. Aux yeux du monde, le Gouvernement provisoire n’a pas seulement su mobiliser les Parisiens mais s’affirme définitivement comme la seule force alternative au régime de Vichy et le seul capable de rassembler les Français.
 

Le général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française et Winston Churchill, Premier ministre britannique descendent les Champs-Élysées devant une foule immense lors de la cérémonie du 11 Novembre 1944 à Paris.
© Jacques Belin/ECPAD/Défense
 

C’est pourtant seulement le 23 octobre 1944 que le gouvernement américain reconnait de jure le GPRF ce qui entraine cette remarque acerbe du général de Gaulle : "le gouvernement français est satisfait qu’on veuille bien l’appeler par son nom". L’insurrection et la Libération de Paris, aura été une des étapes primordiales de ce combat pour la reconnaissance de la légitimité de la France en guerre. Le 11 novembre, c’est dans Paris libéré que se déroule, pour la première fois depuis quatre ans, les cérémonies de commémorations de l’armistice auxquelles le général de Gaulle a tenu à associer Winston Churchill. Les rudes affrontements entre les deux hommes ne sont plus d’actualités et c’est un peuple de Paris en liesse qui accompagne les deux dirigeants descendant ensemble les Champs-Élysées, éclatante manifestation de solidarité franco-britannique.  A son retour en Grande-Bretagne, le Premier ministre britannique écrit au président Roosevelt : "Il faut reconnaitre que j’ai été accueilli de façon extraordinaire par un demi-million de Français sur les Champs-Élysées… ". Et Charles de Gaulle de conclure dans ses Mémoires : "Point de guerre civile, de soulèvement social, de désordre militaire, de déroute économique, d'anarchie gouvernementale. Au contraire ! Un pays retrouvant l'équilibre après sa misère, empressé à se reconstruire, développant son effort de guerre, sous la conduite d'un gouvernement pratiquement incontesté, voilà, en dépit des ombres, le spectacle que nous offrions aux autres."


Par Vincent Giraudier, historien et responsable de l'Historial Charles de Gaulle au Musée de l'Armée