Benoît Bruant
Spécialiste de la mémoire alsacienne, Benoît Bruant est conservateur du patrimoine et maître de conférences en muséologie à l’Université de Haute Alsace. Il est par ailleurs membre du conseil scientifique du Centre européen du résistant déporté, Natzwiller Struthof.
Comment expliquer que l’histoire de l’Alsace soit à l’origine de mémoires complexes dans la région ?
L’Alsace est marquée par une identité culturelle riche et plurielle, autant que complexe. Cette complexité est en partie liée au profond choc traumatique des Deux Guerres mondiales et plus particulièrement de la Seconde.
Annexée par la force à l’Allemagne nazie, la région n’a pas vécu la même histoire que la France occupée. En 1945, lorsque les combats cessent au bord du Rhin, le pays a déjà célébré ses martyrs, honoré ses héros et commencé sa reconstruction.
De nombreux Alsaciens ont alors le sentiment de ne pas trouver leur place. Les travaux récents sur la mémoire nous ont appris l’importance de la résilience pour dépasser cette histoire douloureuse et imaginer l’avenir. Ce sont les jeunes générations qui portent aujourd’hui cet avenir commun.
Comment se manifestent ces mémoires sur ce territoire ?
L’espace régional a été fortement modelé par l’ingénierie militaire qui a laissé de nombreux chefs-d’œuvre techniques : Neuf-Brisach (citadelle de Vauban), le fort impérial de Mutzig (construit par les Allemands en 1893) ou encore le gros ouvrage du Hochwald (ouvrage fortifié de la ligne Maginot).
Il est ensuite marqué par les aménagements logistiques et les destructions des guerres des XIXe et XXe siècles, ainsi que par les zones de combats et les nécropoles qui sont autant de lieux de mémoire. Fédérer le souvenir autour d’espaces commémoratifs partagés est complexe tant la mémoire alsacienne est éclatée. Les monuments commémoratifs réalisés par les communes alsaciennes sont d’ailleurs souvent réduits à des figures allusives (sans emblèmes, ni uniformes).
Peut-on selon vous parler d’un tourisme de mémoire alsacien spécifique ?
Oui, sans aucun doute. Sa première originalité est son ancienneté : il a bientôt un siècle et demi ! La seconde est liée à sa position géographique, proche de l’Allemagne, dont les habitants participent aux entreprises de restauration ou de valorisation de nombreux lieux de mémoire et nécropoles implantés sur notre territoire.
Par exemple, il est très touchant de constater que le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler Struthof demande à bénéficier du jeune label "Patrimoine européen" en parfaite synergie avec ses partenaires allemands. Il est ainsi le premier en Europe à incarner l’essence même de ce projet mémoriel communautaire.
Pourriez-vous nous parler du rapport que les Alsaciens, et notamment les plus jeunes, entretiennent avec l’histoire et les mémoires de leur région ?
À première vue, je dirais que les réactions des jeunes Alsaciens sont celles de tous les Français de leur âge. L’école et les médias ont largement pris le pas sur les témoignages des aînés, nés dans cette région. Toutefois, des spécificités demeurent. La première réside dans les traces laissées par cette histoire singulière . l’autre, plus minoritaire, s’explique par les récits familiaux douloureux transmis par les arrière-grands-pères à leurs descendants.
Enfin, quelle place la mémoire alsacienne a-t-elle dans la mémoire nationale aujourd’hui ?
En 1871, l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne a été un véritable traumatisme qui remettait en cause l’unité nationale. Elle eût des conséquences profondes sur les populations de la région.
Aujourd’hui, la place de l’Alsace dans l’histoire et la mémoire nationale est reconnue mais reste un peu embarrassée. Comme tous les États européens dont le territoire a subi des variations dans l’histoire, la France peine à trouver un récit qui articule ces destins séparés dans un ensemble cohérent et lisible.
C’est le travail d’une histoire européenne ou mondiale de la France dont il faut poursuivre la médiation.
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