Les musiques militaires au temps de la Belle Époque
Sous-titre
Par Patrick Péronnet - Docteur en musicologie (Université Paris-Sorbonne), chercheur associé à l’IReMus (Institut de Recherche en Musicologie, CNRS-UMR 8223)
Après le Second Empire, les musiques militaires ne sont plus constituées de professionnels mais de conscrits civils appelés à faire leur service sous les drapeaux. Malgré les problèmes de formation des instrumentistes, l’engouement du public pour la musique militaire reste fort. Il traduit, à une époque où le souvenir de la défaite de 1870 reste prégnant, le lien qui lie la nation à son armée.
Il est d’usage, parlant de la période 1900-1914, de la désigner sous le nom de Belle Époque. Ce chrononyme désigne un temps marqué par les progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques au su de la meurtrissure de la Première Guerre mondiale. Il ne faut pas voir dans cette formule, un rien nostalgique, un "bon vieux temps" idyllique. L’espérance de vie en France est alors de 45 ans. L’exode rural a fait migrer un grand nombre de personnes déracinées, déculturées vers des centres urbains et industriels dont les activités étouffent les productions artisanales.
C’est la France des Rougon-Macquart d’Émile Zola, mêlant réussites bourgeoises et indigence, spéculations financières et ravages de l’alcoolisme, apparition des grands magasins et revendications syndicales. Cette France de 1900, c’est aussi l’affrontement idéologique et politique autour de l’Affaire Dreyfus. À l’extérieur, le pays reste celui des Lumières, mais participe à la "course aux colonies". Plus profondément encore, c’est une situation d’antagonisme qui confronte sourdement la France à l’Allemagne.
Le problème du recrutement
S’il faut s’intéresser à l’objet "musique militaire" il faut rappeler aussi que, sous le Second Empire (1852-1870), un effort sans précédent a été fait pour structurer les musiques régimentaires françaises, tant pour l’infanterie que pour la cavalerie. Les musiciens militaires bénéficient alors d’un statut privilégié (ce sont des gagistes, autrement dit des civils liés à l’armée par un contrat et des "gages" financiers), notamment pour les formations de prestige liées à la Garde impériale. Mais cet édifice musical s’effondre avec la cuisante défaite de 1870. Par souci d’économie, les musiques militaires n’accueillent plus de musiciens professionnels mais des appelés ; seul l’encadrement reste occupé par des sous-officiers qui n’ont pas de perspective de carrière. La situation des musiques militaires est parfaitement liée aux modes de recrutement et de fonctionnement de l’armée.
Hors le recrutement particulier de la Musique de la Garde républicaine et des Musiques de la marine de Brest et de Toulon, le soldat-musicien est d’abord et avant tout un conscrit civil appelé à faire son service sous les drapeaux. La loi Berteaux de 1905 fonde le service militaire personnel, égal et obligatoire d’une durée de 2 ans (porté à 3 ans en 1913), pour lequel l’appelé peut demander un sursis temporaire. Il faut rappeler ici le lien "nourricier" établi depuis les années 1880 entre le mouvement orphéonique amateur [NDLR : l’orphéon désigne une chorale masculine et par extension les harmonies et fanfares d’amateurs], servant de vivier, et le recrutement des musiques régimentaires. Cela permet, inversement, au musicien-militaire d’être mis en valeur et d’assumer des fonctions d’instructeur lors de son retour dans les musiques civiles. Notons aussi un avantage certain pour ceux qui ont, depuis le Premier Empire, la réputation d’être "hors les balles". Les musiciens ne sont pas sur le champ de bataille au plus fort de l’engagement. Ils sont brancardiers, auxiliaires de santé ou ordonnance, en un mot des planqués et des embusqués.
Cependant, cette forme de recrutement ne manque pas de poser un problème de fond pour les musiques militaires. Les recrues se succédant par classe sur les rangs, avec des bagages musicaux qu’on peut facilement imaginer très divers, il est bien difficile, pour les chefs de musique, d’aborder des répertoires trop ambitieux et de travailler en profondeur avec un ensemble éphémère bien qu’à effectif constant. Les soldats-musiciens, du fait de leur double qualification (musicien et militaire), ne sont par ailleurs pas disponibles pour le seul service de la musique et partagent avec leurs congénères le minimum de la vie militaire.
La musique militaire est ainsi dénigrée, alors que jamais il n’y eut autant de formations musicales dans les armées françaises. En 1914, la France peut aligner 419 régiments et 419 musiques régimentaires, soit plus de 14 000 soldats-musiciens. C’est beaucoup trop de musiciens, comme le pensent de nombreux cadres de l’armée, dans la perspective d’un conflit à venir…
Extrait du catalogue PGM Couesnon, année 1914. © DR
Critiques et défense des musiques militaires
Nul, en France, ne peut ignorer la nécessité de soigner l’image de l’armée. Ce que la nation attend d’elle ne relève cependant pas du domaine artistique et, si le public n’est certes pas insensible aux concerts militaires, les formations musicales des armées étant beaucoup sollicitées pour animer les fêtes publiques, un fossé profond sépare, en ce début de XXe siècle, musique d’élite et musique populaire. Derrière les musiques militaires et leurs chefs, c’est l’ensemble du monde orphéonique qui est atteint par ce phénomène. Isolé, méprisé ou ignoré, l’ensemble à vent (la fanfare ou l’harmonie) ne trouve pas grâce aux yeux des esthètes et des classes supérieures, hors la Musique de la Garde Républicaine, elle-même élite musicale. N’est-ce pas Georges Clemenceau qui s’exclame "Il suffit d’ajouter "militaire" à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi la justice militaire n’est pas la justice, la musique militaire n’est pas la musique" (cité par Georges Suarez, Soixante années d’histoire française : Clemenceau). Il y a ainsi une hiérarchie des mérites et de l’intérêt entre l’orchestre d’harmonie, la fanfare et les instruments d’ordonnance regroupés dans la "clique". Notons que le plus utilitaire dans l’armée (le tambour, le clairon ou la trompette de cavalerie) est le plus méprisé parmi les musiciens.
Les problèmes rencontrés par les musiques militaires finissent par émouvoir certains compositeurs – des membres de l’Institut (dont Saint-Saëns) et des compositeurs français de premier plan (dont Vincent d’Indy, et Gabriel Pierné) – qui signent une pétition en faveur de l’amélioration des musiques et du statut des musiciens-militaires en 1898. Fort de cette requête, un député de l’Aisne, Louis-Émile Morlot (1859-1907), porte la question devant le Parlement et obtient une première victoire à la Chambre en février 1898. L’"amendement Morlot", qui donne aux chefs de musique un statut, ne règle cependant que peu de chose.
Pour remédier à l’absence de chefs compétents et de musiciens de qualité pour le service, le ministère organise un premier concours de recrutement en 1900, puis un second en 1908. Dans le même temps, un ancien chef de musique militaire, Auguste Gérardin (1855-1937), propose une réflexion intéressante pour le devenir des harmonies dans son essai Projet de reconstitution des musiques d’harmonie sur des bases nouvelles (1900). Le propos ne trouvera qu’un faible écho dans la pratique musicale. Pourtant, en insistant sur l’importance du répertoire, il met l’accent sur une donnée fondamentale : l’image, la place que peuvent occuper les musiques militaires au travers de leurs programmes musicaux. Entre 1905 et 1910, le critique musical Raymond Bouyer (1862-1935) écrit une série d’articles ("Petites notes sans portée") dans Le Ménestrel. Il est l’auditeur-critique passionné de ces concerts de plein air offerts aux Parisiens lorsque l’élite bourgeoise déserte la capitale pour des villégiatures estivales. Bouyer, par ses écrits, encourage l’effort de renouvellement du répertoire des musiques militaires, qui excellent dans le seul registre des marches militaires. Il légitime les programmations de quelques chefs cités en exemple tels Barthélémy Gironce (1866-1951), chef de la musique du 89e régiment de ligne, et Léonce Chomel (1861-1935), chef du 35e régiment de ligne, qui écrivent d’ambitieuses transcriptions pour leurs formations.
Carte postale représentant un défilé militaire devant public, musique en tête. 1890 /1914.
© Service historique de la Défense/GR 2 K 148
Dans un autre aspect des choses, il est nécessaire de rappeler ici l’impact économique que représentent les musiques militaires. Musiques de la République, c’est l’État qui fournit aux musiciens militaires uniformes, équipements, instruments et littérature. La Direction de l’Intendance militaire du ministère de la Guerre publie annuellement dans le Journal militaire la liste des éditeurs pouvant fournir méthodes, partitions et morceaux de musique. C’est une trentaine d’éditeurs, tous parisiens, qui tiennent le marché en 1910 et font vivre des centaines d’artisans graveurs, imprimeurs ou papetiers. Il en est de même pour les fabricants d’instruments de musique. La Manufacture générale d’instruments de musique Couesnon et Cie, prospère société en commandite par actions, au capital de 2 300 000 francs-or, employant plus de mille salariés, rappelle sur tous ses supports publicitaires qu’elle est "Fournisseur des ministères de la Guerre, de la Marine, des Beaux-arts, seul fournisseur de la Musique de la Garde républicaine". Elle ne peut cependant revendiquer le monopole sur la fabrication, même si elle le laisse entendre. Le directeur, Amédée Couesnon (1850-1931), n’hésite pas à s’engager en politique. En 1907, il succède à Louis-Émile Morlot, l’auteur de l’"amendement", comme député de l’Aisne. Il siège alors à la Commission de l’armée. Cela lui permet d’être rapporteur du projet de loi relatif au maintien provisoire du statu quo concernant l’organisation des musiques d’artillerie (1911). Surtout, son intervention d’élu fait reculer le projet de supprimer un certain nombre de musiques militaires et d’en réduire les effectifs. Sans parler de collusion, nous pouvons bien voir ici ce que le conflit d’intérêt peut faire naître.
Le renforcement du lien Armée-Nation
Dans ces années 1890-1914, les musiques militaires françaises sont scrutées par de nombreux observateurs politiques et sociaux. Dans le lien fort qui unit Armée et Nation, il y a la volonté de se réconforter dans la puissance du militaire. Qu’en est-il de l’opinion publique française ? Il y a une forme d’engouement réel pour la musique militaire. Voir défiler le régiment est encore un événement à l’heure où les distractions publiques sont rares. Peu éduqué, ce public bon enfant se contente des aspects martiaux du défilé militaire, le costume étant aussi important que la musique. La lutte antimilitariste qui a constitué au tournant du siècle la plateforme politique de la jeunesse contestataire trouve là un beau sujet de raillerie que les chansonniers ne manquent pas d’exploiter. On peut alors imaginer ce que donne un 14 juillet à Paris, jour de fête nationale depuis 1880. Le geste politique doit montrer que la France s’est redressée depuis 1870 et cela se transforme en fête d’union de l’armée et de la nation sur la pelouse de Longchamp, pleine de musique et de militaires. Mais c’est aussi ce qui assure le succès populaire d’En revenant de la revue (14 juillet 1886), narration moqueuse du chanteur de café-concert Paulus (1845-1908).
En revenant de la revue, chanson-marche créée par Paulus. © DR
Plus que d’autres encore, les musiques militaires allemandes sont scrutées en ces temps de revanche diffuse. De façon ancienne, elles ont été considérées comme supérieures à leurs homologues françaises. Le regard porté sur elles par la presse française essaie de balancer cette opinion. Dès 1892, on peut lire, sous la plume du musicologue nationaliste et républicain Julien Tiersot (1857-1936), une critique ouverte des piètres qualités de la musique militaire allemande. Une décennie plus tard, tout en forçant la note, on explique l’infériorité des musiques régimentaires allemandes et la supériorité des musiques d’élite de la Garde prussienne par la formation des musiciens germaniques. De là à poser, dans le perpétuel syndrome comparatif entre la France et l’Allemagne, l’utilité des musiques militaires françaises, il n’y a qu’un pas que n’ose franchir l’homme de lettre Charles Joly (1860-1905) dans un article sur la Musique militaire allemande en 1905. Si ce dernier constate l’infériorité de nos musiques françaises, il en fait reposer la faute à leur mode de recrutement et au statut des soldats-musiciens. Heureusement, la nomenclature instrumentale des musiques militaires allemandes permet un dénigrement, une moquerie non retenue vis-à-vis du chef de musique (le kappelmeister : "en général très gros, ce qui est une autre manière de le distinguer. C’est un homme important"), des cuivres "barbares" et de la lyre "sauvage". Hélas, l’auteur, peu curieux ou mal renseigné, voire mal intentionné, se laisse aller à la parodie et à la propagande, confondant la dénomination des instruments pour argumenter son propos. Cette mauvaise foi typique est toutefois à analyser sur une autre échelle : la mobilisation d’une part de la société revanchiste et de ses élites.