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Photographies en guerre

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Théâtre de guerre, photographie avec un groupe de guérilla kurde, Irak, 2011-2012, Émeric Lhuisset. © Paris - Musée de l’Armée

Les origines des collections photographiques du musée de l’Armée remontent aux débuts de l’histoire du médium. Elles-mêmes objet d’histoire, elles permettent de documenter les conflits contemporains et font aujourd’hui l’objet d’une politique d’enrichissement dont témoignent plusieurs expositions récentes.

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"Les morceaux choisis en littérature ont le défaut d’être toujours choisis par les autres. De même en photographie. C’est dire qu’il est impossible d’être complètement comblé. Mais il est des cas où le choix opéré est révélateur, et où la personnalité des auteurs de la sélection est perceptible autant que celle des auteurs des photographies."

En 1985, le photographe Jacques-Henri Lartigue, convié à préfacer un ouvrage dédié à la photographie ancienne au musée de l’Armée, cernait, en ces quelques lignes, les enjeux intellectuels de la construction d’une collection en convoquant l’esprit qui sélectionne l’épreuve, le négatif ou l’album remarquable, dans la diversité des thèmes, des expressions et des formats qu’offre le médium. Ainsi le fonds photographique originel du musée provient-il de l’héritage de l’ancien musée historique de l’Armée créé en 1896, progressivement enrichi par des dons et des acquisitions de diverses collections particulières d’importance majeure, parmi lesquelles figure celle du général Émile-Joseph Vanson (1825-1900), son premier directeur. Léguant en 1901 plus de 25 000 dessins, estampes et photographies à l’institution, ce dernier contribua à la création du socle du cabinet d’arts graphiques. Ses choix, tout autant que ses goûts en matière de photographie, dévoilent l’éclectisme des sujets et révèlent, dès les prémices, une vision plurielle des registres et des usages du procédé.

Dans une visée documentaire d’abord, afin de se "daguerréotyper dans la tête tous ces uniformes" – comme il l’écrivit en 1851 dans une lettre à ses parents –, tant du côté français que des armées étrangères, puis en qualité d’objet de remémoration historique de ses campagnes (Crimée, Italie, Mexique, guerre franco-allemande de 1870), et enfin, sans doute, par amour de la "belle image", à l’instar du portrait de groupe de chasseurs d’Afrique par Roger Fenton en 1855.

Photographie et fait militaire

Forte d’environ 80 000 items recouvrant une variété de supports et de procédés (daguerréotypes, calotypes, épreuves sur papier salé et albuminé, mais également diapositives sur verre, autochromes, négatifs sur support souples, épreuves argentiques non montées et albums) et s’étendant de 1845 à nos jours, la collection du musée de l’Armée constitue, en soi, une histoire vivante de la photographie au prisme du fait militaire. Ce vocable recouvre trois faisceaux de production non exclusifs : des reportages de guerre, à la fois du côté de ceux qui la font et de ceux qui la subissent ; des photographies de sujet militaire – essentiellement issues de regards de la société civile caractérisés, entre autres, par les très volumineuses collections taxonomiques Misset-Glain et Levert, presque exclusivement constituées de photo-cartes de visites réalisées par les plus grands studios parisiens du Second Empire (Disdéri, Meyer et Pierson, Nadar, Reutlinger) ou encore des deux prestigieux albums du Camp de Châlons par Le Gray – et enfin, des photographies prises par des militaires de toute origine, amateurs ou professionnels, portant leur intérêt sur le quotidien de leur activité, en temps de guerre ou de paix, sur le territoire national ou à l’étranger. De fait, plébiscitée dès son invention par nombre d’officiers à la formation d’ingénieurs, comme les auxiliaires de la cartographie et du renseignement, la photographie, miroir du "vrai", poursuit, tout au long du XIXe siècle, un développement technologique permanent dont témoigne la collection du musée.

Un objet plurivoque

À l’orée du XXe siècle, la photographie, forte de l’avènement de l’instantané, de la miniaturisation des appareils et de la maturité des procédés photomécaniques qui lui assurent une diffusion très large, notamment dans la presse, s’affirme davantage comme un outil de conduite de la guerre, en particulier dans le champ de la reconnaissance aérienne. Les fonds des observateurs aériens Hallo, d’Harcourt et Pépin en constituent des exemples saisissants.

Qu’elle soit source d’information, document, preuve scientifique, vecteur de propagande ou témoignage intime de l’expérience combattante, la photographie, objet polysémique, connaît une réussite sans pareil dans la massification de son emploi pendant la Première Guerre mondiale, définissant dès lors toute la grammaire de ses usages, poursuivis et enrichis au cours des décennies suivantes qui sont marquées par l’intensification des conflits. Distincte de la production dûment habilitée des soldats de l’image conservée par l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), institution héritière de la Section cinématographique, puis photographique des Armées créée en 1915, la collection du musée de l’Armée s’attache à brosser un panorama photographique d’une infinie richesse et diversité, dans ses formes, ses fonctions et destinations. Privilégiant le regard décentré et buissonnier aux vues institutionnelles grâce à la photographie étrangère et vernaculaire, le point de vue officiel y est néanmoins représenté au travers des albums protocolaires offerts au musée ou acquis par ses soins, tels les trois volumes de la Section photographique de l’armée italienne réalisés entre 1914 et 1918, ceux des voyages du maréchal Joffre ou encore le très rare album Ansichten vom Kriegsschauplatze, 1870-1871 ("Vues du théâtre de la guerre"), oeuvre de l’un des tout premiers services photographiques officiels, le Feldphotographie-Detachement, attaché à l’armée prussienne et déployé en France pour rapporter la geste des vainqueurs.

 

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Théâtre de guerre, photographie avec un groupe de guérilla kurde, Irak, 2011-2012, Émeric Lhuisset. © Paris - Musée de l’Armée

 

Une politique dynamique d’enrichissement des fonds

Au-delà de cette forte variété des provenances et des sujets, la collection n’est pas exhaustive et présente, encore aujourd’hui, des zones blanches d’ordres chronologique et géographique, même si, tout récemment, l’acquisition réalisée auprès de l’historien et cinéaste Éric Deroo de son fonds de référence sur l’Empire colonial français est venu considérablement renforcer les ensembles historiques. De fait, la grande partie des phototypes conservés traite surtout d’une période comprise entre 1855 et les années 1920. Ils documentent la vie militaire en métropole et dans les anciennes colonies, les conflits armés auxquels ont participé l’armée française, les opérations militaires, l’histoire de l’Hôtel des Invalides, du musée de l’Armée et de ses collections. Outre les dons spontanés régulièrement proposés par des particuliers qui étoffent le corpus, l’établissement mène, depuis 2009, une politique dynamique et raisonnée d’enrichissement, tant en matière de photographie ancienne que contemporaine.

Inscrits dans son projet scientifique et culturel adopté en 2020, les axes d’acquisition du musée soulignent la question de la représentation des conflits, des usages et du langage propre à l’image. Ils s’articulent autour d’achats ciblés de gré à gré auprès de photojournalistes, free-lance ou engagés au sein d’agences, ayant couvert des opérations extérieures et des guerres civiles (Édouard Elias pour Sangaris en République centrafricaine en 2014, Yan Morvan au Liban en 1983, José Nicolas pendant la guerre du Golfe en 1991 ou Emmanuel Ortiz au Kosovo en 1999) ; auprès d’artistes plasticiens ou de leurs galeries (Carole Fékété, Émeric Lhuisset, Sophie Ristelhueber, Lisa Sartorio, Richard Mosse), ces derniers éclairant sous un jour nouveau le fait militaire ou les traces de la guerre qu’ils réinterprètent ; enfin, sous la forme de commandes (Éric Bouvet sur l’Afghanistan en 2009, Philippe de Poulpiquet sur l’Institution nationale des Invalides (INI) entre 2017 et 2019, Édouard Elias sur les forces spéciales en 2022), proposant "à hauteur d’homme" un autre récit de la guerre et de ses conséquences.

En résonance à cette ambition pour la photographie, soutenue et encouragée de longue date, l’exposition "Photographies en guerre", présentée au printemps 2022, a bien montré toute la place que le musée de l’Armée compte davantage jouer dans le concert des institutions patrimoniales ouvertes au médium. En interrogeant la représentation des conflits par la photographie, elle a témoigné de l’engagement de l’institution tant dans son rôle d’éducation à l’image que dans la formation d’un appareil critique favorisant la compréhension du monde contemporain.

 

Lucie Moriceau-Chastagner - Responsable des collections photographiques du musée de l’Armée,
adjointe à la cheffe du département Beaux-Arts et Patrimoine