Maria Botchkareva et "le bataillon de la mort"
En mai 1917, Maria Botchkareva obtient de l’armée russe la création d’un premier bataillon exclusivement féminin. Souvent issues de milieux défavorisés, les femmes qui s’y engagent s’affranchissent des normes de genre de leur époque. La rapide dégradation de la situation militaire et l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks conduisent à la suppression de cette unité le 30 novembre 1917.
À la faveur de la révolution de février 1917, les femmes russes accèdent soudain au droit de vote, à des métiers dont elles étaient jusque-là exclues et peuvent bénéficier d’un salaire égal à celui des hommes dans la fonction publique. Dans ce contexte de ferveur révolutionnaire, Maria Leontevna Botchkareva, une paysanne semi-alphabétisée de Sibérie, propose de créer une unité féminine dans l’armée russe. Née dans la pauvreté, contrainte de travailler dès l’âge de 8 ans, elle a fui son premier mari alcoolique pour seulement partager, par la suite, l’exil de son amant. Elle s’adresse au tsar pour lui demander de rejoindre l’armée. Cette adresse n’est pas exceptionnelle puisque, dès le début de la Grande Guerre, l’armée russe fait face à de nombreuses pétitions de femmes souhaitant prendre part aux combats. Certaines se font même passer pour des hommes au sein de différentes unités. Dès 1915, dans le contexte des défaites militaires russes, le ministère de la Guerre autorise de tels engagements.
Servir la "Mère Russie"
Arrivée sous les drapeaux en 1915, Maria Botchkareva est blessée deux fois et reçoit la croix de Saint Georges, la plus haute distinction militaire russe. Surnommée "Yashka" dans les rangs, elle est acquise aux idées de la révolution et souhaite la défendre par les armes. Le bataillon qu’elle propose de former a pour but d’élever le moral de l’armée régulière à travers un exemple d’héroïsme et de discipline, avec l’idée d’embarrasser les hommes qui reculent devant leur devoir. Rodzianko, président de la Douma [ndlr : chambre des députés du Parlement bicaméral de la Russie], est séduit par l’idée, la présente au général Brusilov, qui l’approuve. Après une entrevue avec le nouveau ministre de la Guerre, Kerenski, le "bataillon féminin de la mort" est mis sur pied. Le 21 mai 1917, Yashka Botchkareva appelle publiquement les femmes à la rejoindre pour se sacrifier pour la "Mère Russie". Le recrutement est organisé à Petrograd, grâce à un appel relayé dans la presse, et plus de 2 000 femmes répondent positivement. Leur nombre est tel que certaines candidatures sont refusées, car l’armée n’a pas les capacités de les entraîner à temps pour l’offensive de l’été 1917, alors en préparation. Mais face à l’afflux, on autorise les femmes à organiser une unité similaire à Moscou et à former un second bataillon à Petrograd.
Dans différentes villes de l’Empire, à Mogilev, Tomsk et Perm, elles sont plusieurs centaines à constituer des unités combattantes. Certains généraux, comme Alekseev et Denikine, s’y opposent, afin de ne pas retirer de la ligne de front les hommes nécessaires à l’entrainement de ces unités et considérant que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Malgré tout, près de 11 unités féminines sont créées à Ekaterinoslav, Kiev, Saratov, Minsk, et parfois sans même attendre l’autorisation des autorités militaires. Les recrues viennent de lieux aussi variés qu’Astrakhan, Belgorod, Kursk, Tashkent, Sebastopol, Podolsk et Mogilev. D’après l’historienne Melissa K. Stockdale, entre 5 500 et 6 500 femmes s’engagent dans ces unités combattantes.
Maria Botchkareva (1re ligne, 3e en partant de la gauche) entourée de femmes du "bataillon de la mort", s.d. © Universal History Archive/UIG/Bridgeman Images
Combattant(e)s ?
La composition sociale de cette troupe est assez mixte : d’un côté des femmes éduquées, comme des filles de fonctionnaires ou des institutrices, et, de l’autre, des femmes de condition très modeste, comme le révèlent les cours d’alphabétisation que l’armée doit organiser pour de nombreuses combattantes. Ces femmes qui se tournent vers l’armée tentent souvent de fuir une situation matérielle difficile. Les raisons de l’engagement incluent un amour déclaré pour la patrie, mais surtout la soif de liberté et le désir de sortir du carcan dans lequel sont cantonnées les femmes de l’Empire. Ces engagements enthousiastes ne doivent cependant pas masquer le fait que beaucoup de femmes russes restent opposées à ces unités. La majorité de la population en a assez de la guerre et s’oppose à tout ce qui pourrait la prolonger.
Dans ces unités, les femmes ont droit à la même solde que les hommes et peuvent commander leur troupe. Mais la faiblesse du nombre de cadres disponibles fait que ces fonctions sont souvent occupées par des hommes. Pour remédier à cela, certaines femmes sont donc envoyées à l’académie militaire pour recevoir une formation d’officier. Par ailleurs, comme dans toutes les unités de l’armée révolutionnaire, les femmes forment et élisent leurs comités de soldats.
L’identité revendiquée au sein de cette troupe est ouvertement anti-féminine : plusieurs combattantes affirment qu’elles ne sont plus des femmes mais des soldats. On fait la guerre à la séduction, à l’allure féminine, que ce soit dans la coupe de cheveux ou dans l’habillement, et on proscrit la séduction et les rapprochements avec les troupes masculines.
La dissolution des bataillons
L’unité participe à l’offensive Kerenski en juin-juillet 1917 et contribue même à une percée. Mais la zone où elles combattent est l’une des plus politisées et des plus hostiles à la poursuite de la guerre. Des unités de l’armée refusent de relever les troupes et les gains enregistrés après la brèche sont perdus. Il faut donc reculer. Alors que l’offensive Kerenski s’enlise, les femmes qui souhaitent poursuivre le combat sont prises à partie. On préfère donc les retirer de la ligne de front. De passage à Petrograd pour une inspection fort cérémonieuse, certaines unités féminines se trouvent mêlées aux événements d’octobre 1917 : un peu plus de 120 femmes prennent part à la défense mal organisée du Palais d’hiver, face aux bolcheviks, et offrent une sérieuse résistance.
Les femmes faites prisonnières sont assez vite libérées, mais elles sont associées à la défense du régime de Kerenski, et font l’objet d’attaques, d’insultes, d’agressions sexuelles voire d’assassinats. Dans le contexte de la guerre civile, certaines d’entre elles servent du côté des "Blancs" comme infirmières ou du côté des "Rouges", dans des unités non combattantes. Yashka part pour les États-Unis pour militer en faveur des forces antibolcheviques et rencontre même le président Wilson. Revenue en Russie, elle organise une unité paramédicale du côté des "Blancs", en Sibérie. Arrêtée par la Tcheka à Tomsk, elle est fusillée le 16 mai 1920.