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La femme cantonnée dans un rôle de soutien

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Par Marie-Noëlle Bonnes - Professeur à l’Université Toulouse-Capitole

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Infirmières du Voluntary Aid Detachment démarrant une ambulance offerte par la Croix-Rouge canadienne, Étaples (Pas-de-Calais), 27 juin 1917. © Science Photo Library/akg-images

En Grande-Bretagne, les femmes ont occupé une place centrale lors de la Première Guerre mondiale. Engagées auprès des soldats blessés, infirmières de métier et volontaires ont permis au système sanitaire de supporter l’épreuve du conflit. Bien qu’elles demeurent tout au long de la guerre très largement prisonnières du mythe de "l’ange blanc", leur émancipation a progressé.

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Dès le début du XXe siècle, la Croix-Rouge anglaise accompagne la création, sur le modèle de ce qui existe alors en France, en Russie et au Japon, d’une association de secours composée de personnels bénévoles, les Voluntary Aid Detachments (Vads), dont les membres très majoritairement féminins reçoivent une formation de secourisme.

À cette époque, l’utilité de l'infirmière n’est par ailleurs plus contestée dans les armées, même si son emploi reste subordonné à l'autorité médicale. Son personnage est passé, grâce à la contingence historique de la guerre de Crimée, de la caricature de Sarah Gamp chez Dickens à la statue de Florence Nightingale. Celle qui a révolutionné les soins dans les hôpitaux militaires est aussi déjà sacralisée, les qualités et les mérites de la Lady with the Lamp étant présentés comme l'extension des traits innés de la Femme pourvoyeuse de soins. La dimension iconique préserve ainsi l’ordre social de ce qui pourrait être un inquiétant renversement des valeurs.

 

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Florence Nightingale, lithographie d'après Butterworth, 1855. © Roger-Viollet/Roger-Viollet
 

Des infirmières militaires aux volontaires

Au moment de l’entrée en guerre, le pays dispose d'environ 300 infirmières militaires, regroupées dans le Queen Alexandra's Imperial Military Nursing Service fondé en 1902, auxquelles s’ajoutent 200 réservistes. Ces dernières doivent être célibataires ou veuves, ce qui souligne bien la confusion alors entretenue entre profession et vocation. Les Forces territoriales peuvent par ailleurs s’appuyer sur environ 2 800 infirmières civiles.

En 1914, comme dans les conflits précédents du XIXe siècle, des femmes essentiellement issues des classes moyenne et supérieure, persuadées de leurs qualités intrinsèques d'infirmière, se précipitent dans des organismes caritatifs ou fondent des associations entièrement féminines pour participer à l'effort de guerre. Si la dure réalité du conflit élimine bien vite les exaltées et les dames patronnesses, les mouvements "féministes" utilisent avec efficacité leurs structures pour contribuer à cet effort.

Le gouvernement, qui n’anticipe pas une guerre longue, rejette d’abord leurs services. Il enjoint ainsi dans un premier temps au Dr. Inglis, suffragiste qui fonde son propre hôpital à Édimbourg, de rentrer sagement à la maison. Ses Scottish Hospitals rendront par la suite d'importants services en France et dans les Balkans, tandis que de nombreuses sociétés de secours privées, toujours dirigées par des femmes des classes supérieures et donc difficiles à contrôler, œuvreront efficacement sur le continent.

 

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Des infirmières du Voluntary Aid Detachment démarrent une ambulance offerte par la Croix-Rouge canadienne, Étaples (Pas-de-Calais), 27 juin 1917.
© Science Photo Library/akg-images

 

Un soutien indispensable

Le gouvernement ne tarde pas à comprendre l'importance de toutes ces femmes et les utilise abondamment. Les Vads, ne serait-ce que par leur nombre, constituent la composante la plus visible des services infirmiers. 40 000 en 1914, elles sont 66 000 en 1918 et comblent les lacunes du système militaro-médical. Ces détachements attirent au départ des jeunes filles des classes aisées qui sortent de leur maison de poupée pour affronter des conditions de vie que seul un cataclysme pouvait justifier. Par patriotisme et par solidarité avec leurs frères, leurs cousins, leurs fiancés, elles acceptent des tâches jusqu’alors réservées aux domestiques. Les fonctions les plus répugnantes sont sublimées, chacune rivalisant dans le sacrifice et contribuant à renforcer la conviction, alors largement partagée, selon laquelle dispenser des soins fait partie de la nature féminine.

"La femme est prédestinée… à ces fonctions si délicates… Toute sa vie la femme est l'infirmière du foyer, pourquoi ne serait-elle pas l'infirmière de la Patrie." (Dr. Fromaget, "De l'utilisation de la femme en temps de guerre", Journal de médecine de Bordeaux, 7 mai 1916, p. 123-26). Elles sont toutefois souvent utilisées comme "bonnes à tout faire", corvéables et dociles, par les infirmières militaires qui acceptent mal leur titre "usurpé" de nurse ou sister, puisqu’elles ne sont, dans les faits, que des aides-soignantes. Les premiers contingents Vads sont d'abord envoyés en France, avant d’être engagés ensuite sur tous les fronts, et font rapidement la preuve de leur utilité. Ils sont même déployés sur les navires hôpitaux, alors que la Marine interdit officiellement toute présence féminine à bord. Seules quelques femmes, le plus souvent hors des organismes officiels, s'approchent toutefois vraiment du théâtre des opérations qui, encore plus qu’un no man's land, est un no woman's land. Ainsi, des héroïnes telles que Mairi Chilsolm ou encore Elsie Knocker allaient ramasser les blessés du front belge.

 

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La duchesse de Westminster en uniforme de la Croix-Rouge anglaise. © akg-images/arkivi

 

Ascétisme et ambition

Le règlement des Vads impose une vie quasi monacale qui les fait surnommer The starched Brigade ("La brigade empesée"). Elles sont dirigées durant le conflit par Katherine Furse qui veille à leur moralité, comme à leur efficacité, avec une poigne d'adjudant et une attention maternelle vigilante. Elle effectue au recrutement une sélection stricte, se méfiant de "l'infirmière-née". À toutes, elle demande dévotion, patriotisme, générosité et sacrifice. K. Furse fait partie des grandes figures féminines, intelligentes, efficaces et ambitieuses, qui se veulent les émules des leaders charismatiques masculins mais que les autorités politico-militaires utilisent sans vergogne, tout en refusant de les considérer comme des égaux et en leur imposant des contraintes hiérarchiques parfois humiliantes.

La construction d'un mythe

Comme l'écrit Vera Brittain dans ses mémoires, ces jeunes filles n’avaient auparavant jamais vu le corps nu d'un homme arrivant blessé, souffrant, vulnérable, soumis à leurs ordres dans une promiscuité choquante pour l'époque et un renversement des rôles qui les fait s'approcher dangereusement des centres du pouvoir. En temps de guerre, la porte du gynécée s'ouvre donc et les femmes, par patriotisme et/ou nécessité économique, investissent la sphère publique. La dichotomie public/privé se brouille, les valeurs normatives éclatent et ces femmes deviennent sujets d’histoire. Il faut donc les neutraliser en les enfermant dans une image mythifiée au sens où l’entend Barthes : "Le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses… Une prestidigitation s'est opérée qui a retourné le réel, l’a vidé d’histoire et l'a rempli de nature, qui a retiré aux choses leur sens humain… La fonction du mythe, c'est d'évacuer le réel " (Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 237).

Les infirmières bénévoles, dévouées et compatissantes, sont dès lors placées sur un piédestal. Sacralisées car elles soignent des héros, mais déshumanisées, elles deviennent des "anges blancs" à l’abnégation et la dévotion exemplaires. Sur les images de la propagande, les cartes postales, on les voit, cuirassées dans un uniforme immaculé barré d'une croix sanglante les préservant de toute concupiscence, se pencher sur des blessés bien bordés qui lèvent vers elles un regard reconnaissant. Le sang est à peine suggéré. Le mythe de la féminité salvatrice efface l'horreur du réel, leur angélique uniforme masque leur position réelle de femme active, indépendante et puissante face à ces hommes disloqués.

L’affiche par excellence qui illustre ce mythe est celle d'une infirmière immense, Mater dolorosa ou pietà, qui tient dans ses bras un tout petit soldat sur une civière. Cette création de l’Américain Alonso Earl Foringer, intitulée The Greatest Mother in the World, eut un tel succès qu'elle fut réutilisée pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

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Couverture du Daily Sketch du 23 octobre 1915 à la suite de l’exécution d’Edith Cavell par les Allemands.
© akg-images/British Library

 

Juguler l'émancipation féminine

L'assassinat d'Edith Cavell, infirmière anglaise fusillée par les Allemands en 1915 en Belgique, contribue à asseoir ce mythe qui permet aux autorités patriarcales d’exclure les femmes du Mitsein humain [NDLR : le Mitsein, ou "être avec", est un concept philosophique émanant du philosophe allemand Martin Heidegger], une fois le conflit terminé. Il faut aussi souligner que le mythe, en se parant d’attributs moraux, enferme subtilement son objet dans la posture qu’il lui attribue. Toute rébellion suscite dès lors un sentiment de culpabilité. Les témoignages ultérieurs de ces femmes expriment ainsi une mauvaise conscience et un mal-être face à cette "horrible fascination", cette "exaltation hystérique" et cet "interlude glorieux" que représente une guerre qui les fait sortir de la cage du gynécée mais les rend complices de l’effroyable hécatombe. Elles écrivent qu'elles détestent mais aiment aussi la guerre et que sa fin est vécue comme la fin "d'une drogue puissante et bienheureuse". Ainsi, seules des infirmières américaines osèrent publier des témoignages assez iconoclastes décrivant l’épouvantable réalité du quotidien. Ils furent toutefois censurés ou ne parurent qu’après-guerre. Les Anglaises restèrent quant à elles solidaires des hommes au front. Elles savaient qu'elles étaient la seule présence féminine, les "roses du no man's land." En revanche, certaines s'engagèrent ensuite dans les mouvements pacifistes de l’après-guerre.

En brouillant momentanément la distinction entre les genres, les épisodes violents font éclater les paradigmes et en démontrent le caractère factice et régulateur. Ils mettent en évidence les craintes du patriarcat devant une confusion des genres. La progression des femmes vers les centres de pouvoir est ainsi contenue par des mythes qui permettent de mettre entre parenthèses les tabous et de circonscrire toute émancipation.

Le mirage est crédible, les Vads se sont crues actrices mais la mythification annule la subversion. Elles ont été mystifiées.

 

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Museum of Fine Arts, Boston. Gift of John T. Spaulding/RES.37.673 /Bridgeman Images. © 2023 Museum of Fine Arts, Boston. All rights reserved

 

Un accès aux droits lent et différencié

Après 1918, le brusque revirement des media, qui passent des louanges dithyrambiques aux critiques acerbes envers toutes ces femmes qui prennent la place des soldats au lieu de réintégrer leur foyer, montre bien la superficialité des changements. La présence des femmes dans la sphère publique ne pouvait avoir qu'une valeur oblative. Cet opprobre touche notamment les femmes de la classe ouvrière, dont beaucoup éprouvent une réelle souf rance à réintégrer leur vie d'avant-guerre.

Toutefois, si le recul est sévère, il n’est pas total. En 1918, le droit de vote est accordé aux femmes comme une juste rétribution de leurs efforts. Il ne concerne cependant pas toutes ces jeunes infirmières et munitionnettes de la classe ouvrière qui avaient fait fonctionner la machine de guerre, mais uniquement les femmes de 30 ans, propriétaires ou épouses de propriétaire, ou encore diplômées de l'université. L'affranchissement égalitaire aurait donné la majorité de voix aux femmes et il faut attendre 1928 pour qu’elles bénéficient du suffrage universel. En revanche, elles sont éligibles aux Communes à 21 ans. Huit femmes sont ainsi élues en 1923 et quatorze en 1929.

 

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Manifestation dans une rue de Londres pour le droit de vote des femmes, 1910. © akg-images/arkivi

 

Après-guerre, plusieurs lois tentent aussi de limiter les inégalités, notamment en matière de divorce, de garde d'enfants et d’héritage. The Sex Disqualification (Removal) Act de 1919, au contenu ambitieux, est toutefois édulcoré et il faut attendre 1975 avec the Equal Pay Act et The Sex Discrimination (Removal) Act pour que la situation féminine s’améliore vraiment. Avec le Nurses' Registration Act de 1919, la profession d'infirmière civile est officiellement reconnue. Les infirmières militaires obtiennent quant à elles en 1926 le rang d’officier, mais sans brevet, et il leur faut attendre la Seconde Guerre mondiale pour que le Service se transforme en Corps.

Le mythe, en exaltant le rôle des femmes, contribue paradoxalement à les maintenir en servitude, mais il est aussi certain qu'en faisant momentanément éclater les paradigmes régulateurs, en révélant les potentialités féminines, les conflits font évoluer les mentalités. Le XIXe siècle meurt bien, à cet égard, avec la guerre, celle-ci permettant aux femmes de participer à cette lente émergence des périphéries vers les centres que constitue le processus de démocratisation de nos sociétés.

 

Marie-Noëlle Bonnes - Professeur à l’Université Toulouse-Capitole