Les premiers moments de l'arme blindée
Maurice Gagneur, capitaine, et Marcel Fournier, lieutenant, affectés dans une des toute récentes compagnies d'artillerie d'assaut, relatent les premiers moments de l'arme blindée.
1 - L'accueil de cette nouvelle armée :
" Aux débuts de l'A. S., Artillerie Spéciale, - telle est en effet notre désignation officielle par initiales, - on adopta les modèles de char fabriqués en même temps par les usines Schneider et celles de Saint-Chamond.
Une rivalité jaillit naturellement de la concurrence intéressée des constructeurs. Chacun d'eux voyait là non seulement une bonne publicité pour sa marque mais aussi une précieuse occasion de réaliser quelques honnêtes bénéfices. Je ne sais par quel prodige ce différend, tout commercial, parvint jusqu'aux modestes chefs de char, qui, dans l'intérêt des combattants et dans le leur personnel, n'auraient dû avoir cure que du perfectionnement de leur char, quelle que fut l'origine des améliorations !
Aussi, pus-je constater, dès notre arrivée à Champ-lieu que nous, les Saint-Chamond, étions traités en parents pauvres, lourdauds destinés à demeurer à jamais en panne, tandis que les Schneider termineraient brillamment la guerre dans leur supériorité.., écrasante. Une fort spirituelle chanson dépeignait ces pauvres Saint-Chamond se tortillant désespérément ...Tout dou..., tout dou..., tout doucement! C'est bien juste si on n'insinuait pas que nous avions choisi ces appareils pour nous embusquer, quelque panne opportune devant infailliblement se produire si jamais, un jour, on avait l'intention audacieuse de nous envoyer au combat ! Je dois avouer, à la vérité des. faits, que les premiers essais de Saint-Chamond à Marly n'avaient pas donné de résultats fort encourageants : les chenilles s'étaient, montrées un peu faibles pour si pesant véhicule. Mais, tous, nous avions cherché et de nombreuses améliorations remédiant à pas mal de petits inconvénients en avaient fait un engin sérieux que nous étions fiers de conduire bientôt à la bataille. Voilà pourquoi nous éprouvions telle satisfaction de notre arrivée sans encombre. Nous n'étions pas les seuls, d'ailleurs, ayant à coeur de prouver combien nos chars étaient capables de prouesses. Quelques plaisanteries, émises lors de notre débarquement, étaient-elles parvenues aux oreilles du commandant de Périnnelle ?
Toujours est-il qu'il résolut de faire sortir de. suite nos appareils sur le terrain. Hélas! je vous ai dit que nous avions parcouru, en venant, un terrain détrempé où nos chars enfonçaient malgré la rigueur de la température : au matin nos chenilles étaient complètement gelées par le froid! ' Les imprudents qui cherchèrent néanmoins à démarrer ' entendirent le craquement sinistre de leurs maillons brisés sous les efforts adverses. Une seule ressource en pareille aventure : faire dégeler un à un les maillons à la lampe à souder ! Heureusement que le jour suivant la température, plus clémente, nous permit de mettre en route nos chars, sans encombre."
Char St Chamond. Source DR
2 - Les manoeuvres :
" Notre Saint-Chamond semble en de bonnes mains. Tous, le commandant de Périnnelle en tète, nous voulons assister à la sortie de notre champion. Notre chef s'installe sur le toit même du char pour être plus près du pilote et le seconder plus aisément de sa vieille expérience maritime. La progression de la manoeuvre se déroule régulièrement jusqu'au passage du premier obstacle, c'est une tranchée. voilà-t-il pas trois Schneider qui piquent en plein du nez dedans et, dame, ne peuvent s'en arracher ni par la marche arrière ni par la marche avant. Combien alors Hitier sait se montrer grand! D'une voix négligente et un tantinet narquoise il propose à l'un des empètrés de l'arracher à son angoissante situation, offre acceptée, d'ailleurs, incontinent.
Il conduit son char près du naufragé : un câble est lancé à son arrière et fixé. Mais le triomphateur veut montrer de quoi il est capable non seulement comme sauveteur mais encore comme "progresseur" - passez-moi ce néologisme - . à notre grand émoi, à son tour, il se lance lui-même contre la tranchée. Le voilà sur le bord du gouffre qui s'effrite sous sa masse cahotante . il pique du nez! Non, il se redresse doucement, puis se cabre peu à peu... son point d'appui est pris sur la paroi opposée. encore un effort et il escalade le parapet, mais oui ! Lentement son canon décrit une courbe, s'érige, et le voilà menaçant les cieux tandis que le char est presque vertical. Bravo!... Et que devient notre commandant durant cette ascension ? Tout joyeux, à plat ventre sur son toit, il se cramponne avec énergie au capot.
Tandis que nous nous demandons, non sans anxiété, comment va se terminer cette prodigieuse ascension, un fracas éclate. est-ce la chenille qui vient de se rompre ? Non, c'est à l'intérieur du char, les bidons d'huile et d'essence qui dégringolent. Nous sommes à peine remis de cette émotion que nous voyons le char s'abaisser lentement et se mettre finalement en équilibre sur le sol par quelques soubresauts. notre commandant manque d'être précipité à terre. il se maintient énergique-ment... Le Saint-Chamond a franchi la tranchée! Stupéfaction générale. et la nôtre n'est pas des moindres.
Char Schneider. Source : DR
Un autre Schneider gisait lamentablement embourbé dans une tranchée et se refusait malgré toutes les sommations de son pilote à en sortir. Quel démon, à tous, nous souffla de prier Hitier de le sortir de ce mauvais pas ? Il accède à nos instances et se dirige majestueusement vers ce nouveau sauvetage, sans prendre garde au terrain détrempé où le char manoeuvre sans facilité. Voilà les câbles attachés solidement au naufragé, Hitier démarre et... ses chenilles se mettent à patiner. Afin de se dégager du mauvais terrain il recule, puis tente de virer, mais ne réussit qu'à s'enliser davantage. 0 absinthe de l'amertume, lu viens gonfler nos coeurs un instant auparavant tout remplis du miel de la joie!... 11 faut faire quelque chose après un tel triomphe, la manoeuvre va-t-elle s'achever par le "desinit in piscem" du poète ? Le capitaine Calmels, brillant dragon, durant quelques jours chef de char avant de prendre le commandement du groupe, et qui se signale d'ordinaire par sa gaieté et son allant ne peut supporter notre champion en si fâcheuse posture. Il se hâte vers les garages et amène son char à la rescousse. Il exécute de savantes manoeuvres pour venir accrocher son câble au Saint-Chamond.
Lui aussi fait des avant et des arrière, lui aussi se met à patiner, et lui aussi, injuste destinée, s'enfonce peu. à peu dans un sol quasi-mouvant : ... le voilà embourbé fraternellement à côté de l'appareil qu'il voulait secourir ! ... Comble d'infortune, leur char embourbé, cause de tout le mal, se met eh mouvement, remonte seul hors de. la tranchée et s'éloigne, narquois, sous nos yeux. Il n'y a pas à dire, la situation devient de plus en plus ridicule, nous courons vainement chercher de lourds cailloux, d'épais madriers, voire des barres de fer, la chenille indocile les happe, sans condescendre à adhérer après, c'est le cas de dire qu'elle fait litière de toutes nos offrandes, tandis que le moteur ronfle, agaçant, tel un gros chat moqueur et que les chenilles dévident leur chapelet sans fin, comme d'ironiques petites folles."
3 - Les chars et la population civile :
" A chaque gare où le train s'arrête un instant, les gens accourent pour nous voir, la silhouette imprévue de notre convoi les attire, mais les tubes des canons qui trouent les bâches dont nos chars sont recouverts, et dont les illustrations de tous les journaux ont déjà fait connaître la silhouette, les a tôt renseignés sur notre compte. Ils s'approchent curieusement, timidement. Les enfants bousculent les plus hardis pour passer devant, et les entraînent dans un murmure où on distingue : "Ce sont les Tanks... mais oui,... voici les Tanks!" Décidément notre bel et officiel nom de «. chars d'assaut" est bien moins populaire! Et sous les regards d'admiration, un peu craintifs, mais respectueux de la foule nos hommes se redressent fièrement de toute leur taille dans leur veste de cuir noir. Ils ont raison, c'est le salut de la France, à la nouvelle arme qui passe."
4 - Le premier défilé du 14 juillet :
"C'est aujourd'hui le 14 juillet, nous venons d'avoir une solennité militaire intime qui m'a réellement impressionné : le premier défilé des chars d'assaut. Etaient désignés une batterie par groupe et un appareil par batterie, cela formait une centaine de chars pour la revue. De loin on eut dit une parade étrange' - de bêtes de l'apocalypse. "Toinon" vient de prendre part à la fête, bien parée, bien astiquée, toute reluisante. Nous avons défilé devant le général Estienne, droit et immobile sur son cheval blanc, très imposant. A voir nos appareils alignés d'une façon impeccable, le général Pétain, le ministre de la guerre, M. Painlevé, commanda immédiatement trois mille petite chars Renault, câble, tous fanions dehors, avançant en ordre parfait, ce fut un moment inoubliable et solennel."
Le dernier char Saint-Chamond, au Musée des blindés de Saumur. Source : Musée des blindés de Saumur