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La peinture cubiste au service des armées ?

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Par Patrick Peccatte - Informaticien, chercheur indépendant en études visuelles, membre du Conseil scientifique d’Hypothèses (hypotheses.org)

Groupes de peintres dissimulant un canon de 305. La Neuville-Sire-Bernard, 1917. © Édouard Brissy/ECPAD/Défense

Les historiens de l’art ont fréquemment mis en avant le rôle majeur des peintres cubistes dans l’apparition des techniques de camouflage au début de la Première Guerre mondiale. Si l’influence de ces artistes a longtemps été présentée comme essentielle, elle est aujourd’hui très contestée et peut être considérée comme un mythe de l’histoire de l’art.

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En France, les débuts du camouflage, technique qui consiste à "masquer" le matériel de guerre en le peignant, sont communément attribués au peintre Lucien-Victor Guirand de Scévola.

Plus de trente années après la fin de la Première Guerre mondiale, en 1949, Guirand publie en effet ses Souvenirs du camouflage (1914-1918). Dans cet article très tardif, il décrit son premier essai de dissimulation d’une batterie d’artillerie et de ses servants à l’aide de bâches et de blouses bariolées. Il précise ensuite : "J’avais, pour déformer totalement l’aspect de l’objet, employé les moyens que les cubistes utilisent pour le représenter – ce qui me permit par la suite, sans en donner la raison, d’engager dans ma section quelques peintres aptes, par leur vision très spéciale, à dénaturer n’importe quelle forme."

 

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Lucien-Victor Guirand de Scévola. © Albert Harlingue/Roger-Viollet

 

Dans le même esprit, en 1933, Gertrude Stein raconte comment Picasso prétend que le cubisme a engendré le camouflage. Elle se promenait avec le peintre, quand "tout à coup un grand canon traversa la rue, le premier canon qu’aucun d’entre nous ait vu peint, c’est-à-dire camouflé. Pablo s’arrêta, cloué sur place : “C’est nous qui avons fait ça !” dit-il. Et il avait raison ; c’était lui qui avait fait ça." (Autobiographie d’Alice Toklas, pp. 97-98).

Par ailleurs, en 1946, Jean Paulhan associe très directement Braque et Picasso au début du camouflage : "[…] il y a eu un temps où l’on a voulu changer l’aspect des baraques, des canons et des voitures. On les trouvait vaguement dangereux. On aurait mieux aimé les voir ressembler à des arbres et à des pierres. Or, c’est Braque et Picasso qu’il a fallu appeler. Le camouflage de guerre a été l’oeuvre des cubistes : si l’on veut, c’était aussi leur revanche. Les seuls tableaux à qui l’opinion publique eût obstinément reproché de ne ressembler à rien, se trouvaient être, au moment du danger, les seuls qui pussent ressembler à tout." (Braque le Patron, 1946, pp. 23-24).

Une filiation incertaine

Le camouflage comporte en réalité de très nombreuses tâches qui ne concernent pas particulièrement les peintres abstraits. Plusieurs textes précisent d’ailleurs que ce ne sont pas tant des peintres abstraits qui sont recherchés lors de la constitution des équipes de camouflage, ni même des artistes, mais plutôt des décorateurs, des artisans, des ouvriers spécialisés.

La première section de camoufleurs, constituée par Guirand en août 1915, ne comportait ainsi aucun artiste cubiste ou apparenté. Les cubistes ne seront recrutés qu’à partir de la fin de l’année 1915 et ils seront toujours peu nombreux. Picasso et Juan Gris, espagnols tous deux, n’ont pas participé à la guerre. Braque n’y est passé que quelques semaines. Léger n’a jamais réussi à y être affecté. Robert Delaunay ne peut être incorporé en raison de sa santé fragile et demeure en Espagne. Jean Metzinger et Albert Gleizes, les deux théoriciens du mouvement, sont réformés. Henri Le Fauconnier est réfugié aux Pays-Bas.

Les artistes abstraits ne furent donc en définitive qu’une poignée au camouflage. Parmi eux, André Mare, Roger de la Fresnaye avant d’être réformé en 1918, Auguste Herbin, André Lhote, Louis Marcoussis et Jacques Villon (le frère aîné de Marcel Duchamp).

Une "guerre cubiste" ?

Fernand Léger est mobilisé dès le 1er août 1914 et participe à la bataille de Verdun comme brancardier. Il quitte le front malade en juillet 1917, et finit par être réformé peu avant l’Armistice.

La correspondance de Léger comporte de nombreuses remarques où il exprime son sentiment d’adéquation entre la guerre telle qu’il la vit et le cubisme dont il se réclame alors : "À tous ces ballots qui se demandent si je suis ou serai encore cubiste en rentrant, tu peux leur dire que bien plus que jamais. II n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui l’envoie aux quatre points cardinaux. D’ailleurs, tous ceux qui en reviendront comprendront mes tableaux tout de suite : la division de la forme, je la tiens." (Lettre à Jeanne Lohy, sa future femme, 28 mars 1915).

Les textes qui mettent l’accent sur le cubisme à propos des origines du camouflage se conjuguent alors parfaitement avec ces formules elliptiques qui explicitent les impressions de Léger en "naturalisant" la "guerre cubiste". Les réflexions du soldat Léger alors qu’il est au front fournissent dès lors une sorte d’herméneutique, une explication de l’adéquation du cubisme au camouflage. Le cubisme devient immanent à la guerre et justifie le recours aux artistes abstraits dans le camouflage. Les peintres cubistes font des merveilles dans le camouflage des hommes et matériels de guerre tout simplement parce que la guerre elle-même serait intrinsèquement cubiste.

 

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"Carte d’échantillons du camouflage", document publié dans le journal L’Illustration du 3 janvier 1920. © L’Illustration

 

Pourtant, Léger n’était pas le seul à associer la guerre au cubisme. Durant tout le conflit, en effet, plusieurs observateurs avisés, mais qui n’ont rien de cubistes, décrivent leur impression visuelle d’une guerre semblable à un tableau cubiste : "[…] dans le chaos ordonné d’une bataille moderne les formes des objets n’existent pas. Les canons, les autos, les abris camouflés de taches jaunes, orangées ou vertes, qui brisent les lignes réelles, apparaissent de près comme un étrange tableau sorti du cerveau d’un peintre cubiste, et de loin, se confondent, se résorbent dans la nature ambiante." (Pierre Mac Orlan, La Baïonnette n° 103, 21 juin 1917, p. 386-390).

Le constat d’une "guerre cubiste" est en fait largement partagé à l’époque, et la focalisation sur les réflexions de Fernand Léger au détriment de celles exprimées par des auteurs qui ne sont ni cubistes, ni même peintres, apparaît alors comme une caution à la thèse de l’influence déterminante du cubisme sur le camouflage.

Un mythe de l’histoire de l’art

Dès 1975, des érudits montrent que le camouflage a été inventé par Louis Guingot, décorateur et peintre de l’École de Nancy, et Eugène Corbin, peintre amateur. Dans son article, Guirand mentionnait bien Guingot et Corbin mais sans leur accorder aucune paternité dans l’invention du camouflage. Il a volontairement occulté leur rôle. Selon son récit, il est le seul inventeur du procédé qu’il justifie a posteriori en imaginant une légitimation théorique cubiste. Lorsque Guirand publie ses Souvenirs en 1949, le cubisme est devenu un mouvement artistique "historique" dont l’importance et l’influence sont universellement reconnues. Il reconstruit alors l’histoire balbutiante du camouflage en alléguant s’être inspiré d’un courant artistique devenu prestigieux mais qu’il n’avait vraisemblablement pas à l’esprit en 1914. Guirand capte alors la réputation du cubisme et se présente comme le seul inventeur du camouflage.

De la même façon, les citations tardives d’artistes, reprises dans bon nombre d’articles sur le sujet et qui associent de manière déterministe le camouflage au cubisme au début de la Grande Guerre, sont très contestables. Mais elles fournissent un contexte de justification prestigieux en associant les peintres initiateurs du cubisme aux premiers pas du camouflage. Par la seule évocation des noms de Braque et Picasso, la thèse de l’influence déterminante du cubisme sur l’émergence de ces techniques de guerre voit son crédit augmenter. La renommée des deux peintres suffit à entraîner le jugement hésitant vers la certitude, et le lecteur peut croire en définitive à l’essor du camouflage à partir d’un mouvement artistique d’avant-garde, pourtant contesté avant la guerre.

Dès qu’il apprend l’existence d’une section de camouflage et que des artistes y sont recherchés, Léger cherche à la rejoindre. Comme la plupart des soldats, il juge (à tort) qu’il y serait bien moins exposé. Tout au long de la guerre, il demande à ses connaissances d’appuyer sa mutation pour le camouflage – en vain, car il n’a jamais réussi à obtenir son affectation.

Lorsque l’on confronte le récit des efforts déployés par Léger et celui des débuts de la section de camouflage selon Guirand, une question vient toutefois immédiatement à l’esprit. Pourquoi Léger n’a-t-il jamais réussi à intégrer le camouflage, malgré ses multiples appuis bien placés et alors même que Guirand appréciait les cubistes si l’on en croit son article de 1949 ? Tout simplement parce que Guirand, en 1914, ne recherchait pas particulièrement des artistes cubistes, contrairement à ce qu’il a affirmé plus de trente années après la guerre.

 

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Canon de 260, carnet de guerre n°2 (page 75) "Champagne", André Mare. © Archives André Mare/IMEC

 

André Mare et Fernand Léger étaient amis depuis leur adolescence. Moins connu du grand public que Léger, Mare est devenu l’un des grands décorateurs à l’origine du style Art Déco. Il était un artiste reconnu quand il intègre le camouflage le 19 décembre 1915. Or, dans ses carnets de guerre, Mare ne mentionne jamais de lien entre son activité et son art. Il a été employé au camouflage pour concevoir, réaliser et installer des leurres et des observatoires en imitation d’objets réels. Hormis pour croquer ses camarades ou son environnement, Mare n’a jamais eu l’occasion d’exercer son talent de peintre réputé cubiste.

À la fin de la guerre, tous les articles un peu précis sur le camouflage reprennent les mêmes exemples de techniques utilisées et les présentent au public de manière semblable : canons ou avions peints, filets de raphia, faux arbres, etc. Il est évident que l’autorité militaire contrôlait scrupuleusement la publication des informations sur le camouflage, qu’elle-même fournissait aux journaux. La "communication" sur les méthodes et dispositifs employés ainsi que sur l’organisation des équipes de camoufleurs était maîtrisée, et il ne fait guère de doute qu’elle était supervisée par Guirand (qui figure souvent en photo dans ces reportages).

Dans l’immédiat après-guerre, ces publications deviennent plus documentées puisque la discrétion imposée par les militaires n’existe plus. Or, qu’ils aient été publiés durant la guerre ou dans l’immédiat après-guerre, aucun des articles bien informés sur le camouflage ne mentionne le cubisme. Dans ce qui apparaît comme une vulgarisation, une communication d’informations descriptives et techniques soigneusement sélectionnées par l’encadrement du camouflage lui-même, le cubisme est tout simplement ignoré…

Une reconstruction tardive de l’histoire

Les artistes cubistes forment une composante mineure des équipes de camoufleurs lors de la Première Guerre mondiale mais, par exagération de leur rôle réel, ils sont fréquemment considérés comme les inspirateurs ou même parfois les initiateurs de la dissimulation militaire. À travers ce rapport supposé causal entre un courant artistique d’avant-garde et le camouflage de guerre, une activité culturelle éminemment élitiste aurait influencé de manière déterminante un ensemble de procédés techniques dont les finalités sont purement utilitaires.

Pourtant, on l’a vu, le témoignage de Guirand de Scévola ne peut être considéré comme fiable et le cubisme n’est certainement pas le mouvement artistique qui a inventé ou inspiré les dispositifs de camouflage apparus au début de la Grande Guerre.

 

Patrick Peccatte - Informaticien, chercheur indépendant en études visuelles,
membre du Conseil scientifique d’Hypothèses (hypotheses.org)