Écrire sur la Première Guerre mondiale
Sous-titre
Par Nicolas Beaupré - Professeur des universités à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB), Centre Gabriel Naudé
Pendant la Grande Guerre, nombreux sont ceux à avoir témoigné de leur expérience du front, qu’ils soient écrivains devenus combattants ou combattants devenus écrivains. Mais la fin du conflit s’accompagne d’un désintérêt pour cette littérature ancrée dans le réel. On lui préfère alors l’œuvre fictionnelle et le mélange des genres, ainsi qu’un regard davantage réflexif et critique.
"(…) je croyais m’engager sur les voies inconnues d’un monde bouleversé, et, le jour même de mon départ, je tombais déjà sur un écrivain de guerre. Dans le civil, il était ferblantier." C’est ainsi que Roland Dorgelès racontait en 1929 dans ses Souvenirs sur les Croix de Bois son arrivée sur le front.
Pour aussi exagéré et sans doute reconstruit qu’il soit, cet épisode souligne la centralité de l’écriture de la guerre et sa mise en récit, tout comme sa dimension sociale et culturelle. Il y a sans doute chez Dorgelès, journaliste, devenu en 1919 un écrivain à succès avec la sortie des Croix de Bois, une part de dédain à l’égard de cet artisanat littéraire que fut l’écriture "à chaud" de la guerre, lui qui préféra publier immédiatement après le conflit.
Dire le réel de l’expérience de guerre
Il est néanmoins indéniable que l’écriture de la guerre, avant de prendre une dimension littéraire, fut déjà un phénomène social très large étroitement lié à l’expérience vécue. La guerre provoque la séparation et met les individus en face de situations inédites, dont la violence est fortement susceptible de provoquer leur disparition.
L’écriture de guerre pendant la guerre est à la fois une écriture qui maintient le lien – via la correspondance –, qui partage en même temps qu’elle garde la trace, notamment via le journal de guerre, dérivé du journal intime. La "presse de tranchée" s’inscrit aussi dans cette volonté de mise en récit et de "médiatisation" de l’expérience de guerre.
Imprimerie du journal allemand Hurrah dans les tranchées, 1916. © Jacques Boyer/Roger-Viollet
L’écriture, dont on aura compris qu’elle est en fait plurielle, est aussi un loisir, un "passe-temps", une pratique culturelle parmi d’autres (jeux, musique, artisanat de tranchée, dessin, sport…).
Dans l’Europe en guerre, en particulier à l’ouest, les sociétés belligérantes sont des sociétés alphabétisées. Pour la première fois sans doute, même si des exemples existent dans les conflits précédents comme pendant les guerres napoléoniennes, la guerre de sécession ou la guerre franco-prussienne, le récit de la guerre d’en bas, celle des hommes et des officiers du rang et non des hommes politiques ou des officiers supérieurs, domine largement le récit collectif qui découle de l’addition de tous ces textes. Le caractère proprement massif du phénomène favorise l’émergence en son sein d’une écriture progressivement plus littéraire du conflit, et ce dès les années de guerre. À côté, ou parfois au sein des correspondances, des journaux de guerre écrits pour soi ou pour ses proches, se cristallise un processus de littérarisation de la guerre qui prend lui aussi plusieurs formes, variables selon les traditions littéraires des belligérants et dans le temps.
Ce phénomène prend lui aussi ses racines pendant la guerre avec notamment les genres poétiques, pratiqués aussi bien à l’arrière que sur le front, mais aussi avec une prose de guerre. Les éditeurs perçoivent très rapidement à la fois l’intérêt du public tout comme le potentiel éditorial et littéraire de ces "œuvres de guerre". Il en va de même pour la critique, comme pour les prix littéraires qui couronnent auteurs du front et livres de guerre. Le prix Goncourt ou encore le prix Kleist en Allemagne distinguent ainsi pendant la guerre ceux que l’on commence à appeler en France des « écrivains combattants » et en Allemagne des Frontdichter. Pour la prose, la forme la plus courante pendant le conflit reste le récit de guerre mais les premiers succès de la fictionnalisation de l’expérience datent des années de guerre. En France, Le feu d’Henri Barbusse, prix Goncourt en 1916, obtient un très beau succès avec plus de 200 000 exemplaires vendus pendant le conflit.
Henri Barbusse (1873-1936), écrivain français. 13 octobre 1923. © TopFoto/Roger-Viollet
Cet élan scriptural et littéraire, de même que l’intérêt du public, sont donc étroitement corrélés à la guerre elle-même. Dès lors, la question du devenir de ces écritures de la guerre se pose, lorsque le besoin d’écrire à ses proches ou de consigner l’expérience individuelle s’amenuise et lorsque décline l’intérêt du public.
Une forme de lassitude
Du point de vue des auteurs, la fin du conflit tarit l’écriture épistolaire mais pose la question du devenir des écrits intimes et notamment des notes prises au front et des journaux de guerre. Dans certains cas, ils atterrissent au fond d’un tiroir pour ne réapparaître que des années plus tard. La patrimonialisation récente des écrits intimes et notamment des écrits de guerre, plus particulièrement durant le cycle du Centenaire, s’est traduite par une redécouverte par les familles de ce type d’écrits, qui sont alors publiés sous forme de livres, voire sur Internet, ou sont déposés dans des bibliothèques et centres d’archives.
D’autres scripteurs ont procédé, dans les mois qui suivent immédiatement l’armistice, à une mise au propre de leurs écrits, d’abord pour eux-mêmes et leur famille, sans nécessairement avoir de projet de publication. C’est par exemple le cas du tonnelier socialiste Louis Barthas, dont le journal, après une mise en forme dans l’immédiat après-guerre, sera finalement publié en 1977. Le Lyonnais Pierre Ballandras produit également, aux lendemains du conflit, une sorte de scrapbook en huit volumes sur son séjour au front d’orient, entre 1915 et 1916, dans lequel il reprend ses notes mais aussi colle les lettres de son frère, des photographies et des coupures de presse. Le linguiste ardennais Charles Bruneau rassemble, en 1919, des notes issues de ses carnets de guerre, ainsi que les lettres envoyées à sa famille et à un ami. Il explique ainsi sa démarche :
"Je n’ai pas l’intention de publier ces "Mémoires" ; au cours de cette guerre, je n’ai rien fait et je n’ai rien vu qui puisse justifier cette publication. J’ai vécu la vie qu’ont vécue des millions d’autres Français – des millions d’autres hommes. Plus tard, je serai heureux sans doute de relire ces pages, et ceux qui s’intéressent à moi peuvent y prendre intérêt. Le public, saturé d’ailleurs par de nombreuses publications sur la guerre, ne pourrait y trouver rien de neuf. Je craindrais d’ailleurs que le souci de la publication ne vînt modifier le ton de ces mémoires ou même en altérer la franchise."
Pierre Ballandras, En Serbie du samedi 2 octobre 1915 au mardi 21 décembre 1915, p. 56. © Archives de Lyon (cote 276II/3)
De manière intéressante, même s’il n’en fait pas la raison centrale de son absence de projet éditorial, Bruneau rend ainsi compte d’une saturation du marché du livre de guerre et, partant, de l’intérêt potentiel du public. La fin du conflit semble de fait marquer un coup d’arrêt pour la littérature des tranchées. En France, le prix Goncourt 1919 échappe au favori Roland Dorgelès et à ses Croix de bois, non sans créer une polémique, malgré la stature incontestable du lauréat Marcel Proust. Si le roman de Dorgelès obtient malgré tout un beau succès, les tirages et le nombre de livres publiés marquent indéniablement le pas dans la plupart des pays sortant de la guerre. Le recul du livre de guerre est net en Allemagne et en France. Dans le cas de la prose combattante française, l’étude de Jean Norton Cru, Témoins, parue en 1929, donne une bonne indication de cette baisse du nombre de livres publiés. Les années de 1916 à 1918 comptent chacune plus de cinquante titres, chiffre qui tombe à moins de 20 en 1920, puis moins de 10 par an dans les années vingt. Dans le domaine de la poésie, les catalogues de la bibliothèque La Contemporaine signalent une évolution plus nette encore, avec plus de 130 recueils par an entre 1915 et 1919, 85 en 1920 et moins de dix à compter de 1924. Il faut attendre la fin des années 1920 et le début des années trente pour voir, un peu partout en Occident, repartir le marché du livre de guerre. Cette littérature ne disparaît toutefois pas complètement dans les années 1920. Certains "classiques" du livre de guerre paraissent même pendant la période, comme La Boue (1921) et Les Éparges (1923) de Maurice Genevoix. Certains auteurs de renom comme Henry de Montherlant, Georges Duhamel, André Maurois ou Henri Barbusse publient malgré tout pendant la période.
Fictionnalisation, politisation et diversification
Celle-ci est marquée par une triple tendance, qui s’observait déjà en fin de conflit mais qui devient plus nette encore passé 1918. Le livre de guerre en prose dans les années 1914-1918 était encore largement dominé par les différents genres du réel (journaux, récits…). La littérarisation du récit ou du journal, souvent retravaillé à partir d’un matériau brut comme chez Maurice Genevoix ou encore chez Ernst Jünger en Allemagne avait constitué une première étape. La transformation de l’expérience vécue, pendant les années de guerre, en fiction, notamment chez Barbusse, Dorgelès ou encore Fritz von Unruh, poursuit en l’approfondissant un travail d’hybridation et de littérarisation de l’écriture de la guerre. À partir de la seconde moitié des années vingt, et notablement à la fin de celles-ci, le roman de guerre triomphe sur le marché éditorial, même lorsqu’il s’agit de fiction laissant transparaître la propre expérience de l’auteur, comme dans le cas de La Peur (1930) de Gabriel Chevallier.
La Peur, Gabriel Chevalier, 1930. © Le Livre de Poche
Ce processus de fictionnalisation est une des raisons qui amène Jean Norton Cru à proposer en 1929 avec Témoins et l’année suivante avec Du témoignage, une analyse normative du corpus testimonial français très critique à l’égard de la littérarisation et de la fictionnalisation de l’écriture de guerre. Il ne l’est pas moins avec ce qu’il identifie également comme étant un grand danger, à savoir une politisation excessive.
La seconde tendance qui s’observe après 1918 est de fait celle d’une politisation marquée du livre de guerre. Pour être tout à fait juste, la dimension politique du témoignage comme de la poésie de guerre est déjà bien présente dès 1914 mais elle se coule alors généralement dans le moule du patriotisme. La fin de la guerre se traduit par la publication d’ouvrages à la tonalité plus critique, voire franchement pacifiste. Nombre de livres qui avaient été censurés ou bien dont les auteurs avaient d’eux-mêmes retenu la publication peuvent sortir en 1919 ou 1920. Il en va ainsi de Clavel soldat et Clavel chez les majors de Léon Werth, parus en 1919. Le valet de Gloire (1923) de Joseph Jolinon n’hésite pas à aborder frontalement la question des mutineries.
En Allemagne, les années 1919-20 voient également la parution de nombreux ouvrages marqués par le pacifisme. La littérature devient dès lors un terrain d’affrontement autour du sens à donner à la guerre, qui s’exacerbe à la fin des années vingt et au début des années trente avec des romans tels qu’À l’Ouest, rien de nouveau (1929) d’Erich Maria Remarque, Adieu à tout cela (1929) de Robert Graves ou encore Le grand troupeau (1931) de Jean Giono. En Allemagne, le succès du roman de Remarque est néanmoins contrebalancé par des succès comparables d’auteurs franchement nationalistes comme Erich Edwin Dwinger ou Werner Beumelburg.
Cette pluralité des points de vue politiques sur la guerre s’inscrit aussi dans une troisième tendance du livre de guerre des années vingt et trente, qui est celle de la diversification. La traduction rend ainsi disponibles des livres qui donnent le point de vue de l’ennemi. En Suisse, certains livres allemands avaient pu être traduits en français et inversement pendant la guerre, mais leur diffusion avait été entravée. L’apaisement des tensions dans les années vingt permet d’envisager plus sereinement le passage d’une langue à l’autre. Le premier roman d’un ancien combattant allemand traduit par un éditeur français est Opfergang de Fritz von Unruh, traduit en 1923 sous le titre Verdun.
À la fin de la décennie, les éditions Valois lancent la collection Combattants européens dont la ligne éditoriale est "La guerre vue, vécue, jugée par ceux qui l’ont faite, sur tous les fronts et qui ont pressenti l’amitié européenne" avec des auteurs tchèques, portugais, autrichiens, allemands… Ils publient notamment Sofia Ferdochenko, une infirmière russe. Du combattant des tranchées, le regard se déplace vers les femmes à l’arrière chez Ernest Pérochon (Les gardiennes, 1924), les civils occupés chez Maxence van der Meersch (Invasion 14, 1935), le front d’Orient (Roger Vercel, Capitaine Conan, Prix Goncourt 1934) ou la guerre aérienne (Joseph Kessel, L’équipage, 1923).
Composition publicitaire pour À l’Ouest, rien de nouveau, du romancier allemand Erich Maria Remarque et ses traducteurs, au moment de sa parution en France.
© Henri Martinie/Roger-Viollet
Groupes primaires et anti-héros
Malgré cette diversification notable de l’écriture de la guerre, qui rend mieux compte de la variété des vécus, l’expérience combattante demeure au coeur du travail littéraire de l’entre-deux-guerres. Les plus grands succès de cette littérature sont des romans qui mettent en scène des soldats des tranchées. À l’Ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, paru en feuilleton en 1928, puis en volume l’année suivante à grand renfort de publicité, en est le meilleur exemple. Le bandeau du livre porte ces mots : "Le livre de Remarque est le monument de notre soldat inconnu. Écrit par tous les morts". Il atteint rapidement le million d’exemplaires vendus en Allemagne et s’arrache également en traduction (dans plus de cinquante langues). Le livre est immédiatement porté à l’écran à Hollywood par Lewis Milestone. De nombreux livres de guerre connaissent une transposition similaire, comme Quatre de l’infanterie (1931) de Georg Wilhelm Pabst, adapté du roman de Ernst Johannsen, ou encore Les Croix de bois (1931) de Raymond Bernard.
La plupart de ces romans proposent deux trames narratives – qui du reste ne s’excluent pas et se retrouvent parfois combinées – qui s’imposent dans la manière de raconter la Grande Guerre et plus largement les guerres.
La première est celle du "groupe primaire". Le roman suit alors généralement un petit groupe de soldats. Cette trame est particulièrement adaptée à la description de la guerre des tranchées et des grandes batailles, les historiens ayant depuis souligné l’importance capitale de ces groupes dans la ténacité combattante. Elle permet de raconter la camaraderie, mais aussi de mettre en avant les différentes classes sociales confrontées à la guerre, les relations complexes entre les supérieurs et leurs hommes, la variété des destins de guerre (blessures, folie, mort…) et des affects (courage, terreur, souffrance…). Le livre de Remarque met ainsi en scène autour du lycéen Paul Baümer, d’autres étudiants, un cordonnier, un extracteur de tourbe, un serrurier, un fermier, un caporal ancien postier et un lieutenant…
L’autre trame narrative la plus courante après la guerre est celle portée par un anti-héros. Il permet de renverser précisément les clichés à l’oeuvre pendant le conflit, qui faisaient du simple combattant un héros, grandi par son expérience et sanctifié par son sacrifice. La figure inversée du antihéros permet de ridiculiser l’armée, tourner en dérision les supérieurs comme c’est par exemple le cas pour Les Aventures du brave soldat Švejk pendant la Grande Guerre (1921-23) de Jaroslav Hašek. Bardamu, dans le Voyage au bout de la nuit (1932), est le témoin balloté de l’horrible absurdité de la guerre, présentée par Céline comme une boucherie dénuée du moindre sens. On n’apprend rien à la guerre, comme le soulignent Dorgelès et Walter Benjamin, et nombre de romans de guerre sont dès lors des subversions du roman d’apprentissage. Ils se terminent dans la mort, la souffrance ou la folie, sans qu’il soit possible d’être positivement transformé par l’affrontement. Le antihéros, c’est aussi celui qui, comme le narrateur de La Peur (1930) de Chevallier, réalise que, pendant la guerre, les mots n’ont plus de sens et "que héros voulait dire victime." Cette transformation du soldat en victime devient dès lors l’un des grands lieux communs de la littérature de la Première Guerre mondiale.
Les Aventures du braves soldat Švejk, Jaroslav Hašek. © Folio Classique
Ainsi, si le roman de guerre de l’après 1918 peut conserver certains topoï des années 1914-1918, comme la camaraderie du front ou la ténacité des combattants dans la "catastrophe terne" (Léon Werth) qu’est la guerre, il s’opère après 1918 un certain nombre de mutations, pour certaines déjà perceptibles pendant le conflit.
Parmi les points communs entre les années 1914-1918 et les années post-1918, les expériences sont au coeur de la littérature de guerre au sens large et tout particulièrement, parmi elles, les expériences combattantes. L’aura de "l’écrivain combattant" est aussi conservée dans l’après-guerre, même quand le sens et la forme des écrits changent. Le fait d’avoir « fait la guerre » reste un puissant moyen de légitimation de l’écriture, même si celle-ci est toute poétique ou fictionnelle, comme si la valeur de l’auteur dépendait au moins autant, sinon plus, du passage par la forge du front que du talent propre.
La nature hybride de la prose combattante, déjà en germe pendant le conflit, s’affirme de plus en plus. De ce brouillage des genres, notamment entre récit et fiction, émerge progressivement un "roman de guerre" nourri de l’expérience de son auteur. Cette fictionnalisation permit aussi aux auteurs de s’aventurer sur des terrains plus larges que la seule étroite bande de tranchées et de no mans’ land qui traversa l’Europe en guerre. Elle se double d’une politisation qui peut prendre une dimension critique plus affirmée que pendant le conflit. La mutation est opérée dans les années trente qui ouvrent, après les années 1914-1918, une seconde période particulièrement féconde pour la littérarisation du conflit.