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La France occupée à l’écran

Sous-titre
Par Sylvie Lindeperg - Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France

"Le Chagrin et la Pitié", Marcel Ophüls, 1974. © Collection ChristopheL

Dans les décennies d’après-guerre, l’histoire des « années noires » fut constamment revisitée par le cinéma français. Au fil du temps, ces films ont façonné un imaginaire composite de la France occupée. Leurs couches d’écriture superposées révèlent ainsi, à la manière d’un palimpseste, les évolutions de la mémoire et des représentations du passé.

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Le cinéma des années 1944-1946 marque la construction d’un roman national qui vante l’héroïsme d’une nation virginale. Les productions communistes et gaullistes sont les premières à fixer sur les écrans ce grand récit rédempteur. Les réalisateurs se livrent, dans le même temps, une bataille politico-symbolique pour l’hégémonie de la mémoire résistante.

La célébration d’une communauté réconciliée

Les films du Service cinématographique des Armées (SCA) et du Comité de libération du cinéma français (CLCF), proche du Parti communiste français (PCF), redéfinissent à leur avantage le rôle des acteurs de la Libération. Les documentaires militaires privilégient sans surprise les Forces françaises libres et forgent le mythe d’une patrie infaillible, unie autour d’un général de Gaulle déifié. Le Comité de libération privilégie les combats de la Résistance intérieure et les soldats sans uniforme, reléguant les troupes de la France libre au rang de force supplétive. La Libération de Paris (CLCF, 1944) accrédite ainsi la thèse d’une bataille gagnée par les insurgés parisiens avant l’arrivée des avant-gardes de la division Leclerc. L’équipe réalisatrice rejoint toutefois la geste gaullienne en célébrant, sur un ton irénique, la capitale de la France luttant collectivement pour sa libération. À une logique partisane qui eut glorifié les seuls Francs-tireurs et partisans (FTP) et leur chef Rol-Tanguy, le Comité de libération préfère une stratégie de séduction auprès d’un large public.

Dans le même temps, la remise en route du cinéma commercial apporte son lot de "fictions résistantes". Exploitant avec opportunisme les ressources épiques et pathétiques de la lutte clandestine, ces films contribuent à fixer un imaginaire cristallisé sous l’Occupation sur le mode de la rumeur et du fantasme.

La célébration d’une communauté réconciliée constitue donc le dénominateur commun de la production cinématographique de l’immédiat après-guerre. Elle alimente largement l’espoir collectif en un avenir radieux. Dès 1946 cependant, sur le ton léger de la comédie, l’épilogue du Père tranquille (Clément/Noël-Noël) remet en cause la foi dans les lendemains qui chantent. Quelques mois plus tard, dans un registre noir et amer, Marcel Carné et Jacques Prévert en prennent ouvertement le deuil avec Les Portes de la nuit : "le magnifique été de la Libération de Paris" a cédé le pas au "dur et triste hiver" de 1945 ; les collaborateurs et les profiteurs de guerre redressent la tête tandis que les ouvriers héroïques retournent à la misère des faubourgs.

 

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Yves Montand dans Les Portes de la nuit de Marcel Carné, 1946. © Roger-Viollet/Roger-Viollet

 

Récupération et réorientation

L’entrée en guerre froide inaugure une transformation radicale de l’usage de la Résistance marqué au sceau du désenchantement et de la désunion. En témoigne la récupération, par le PCF, du documentaire de Jean-Paul Le Chanois sur le maquis du Vercors. Le projet a été lancé dès juin 1944 par le CLCF qui a envoyé des opérateurs sur le plateau pour filmer la vie et les combats des maquisards. Mais le documentaire ne sort qu’en 1948 au terme d’une douloureuse gestation, pris dans le feu des conflits entre les anciens résistants. Au coeur de l’orage est enfin détourné par la presse communiste qui accuse sans fondement de Gaulle et les Américains d’avoir trahi les maquisards du Vercors. Naguère outil de légitimation, la Résistance est retournée comme une arme par les anciens alliés devenus des adversaires politiques.

La nouvelle donne hexagonale et internationale coïncide également avec une réorientation significative du cinéma de fiction. Dans Le Silence de la mer (1949), Jean-Pierre Melville rend hommage à la littérature clandestine et limite la Résistance à une simple posture morale. Si les fictions de guerre exaltent encore les combats de la France libre, la lutte clandestine déserte peu à peu les écrans. La figure du résistant fait place à celle du prisonnier de guerre devenu le porte-parole des désillusions d’un après-guerre dégrisant.

Valoriser les individus

Avec le retour du général de Gaulle en 1958, naît une nouvelle vague de films sur la Résistance, dont la pleine amplitude se développe après la fin du conflit algérien. Attirés par ce créneau redevenu porteur, de nombreux réalisateurs épousent la nouvelle version officielle du passé : la glorification de l’Armée de l’ombre prend le pas sur les abstractions de la "France éternelle" ; l’homme du 18 juin est célébré en sauveur et père de la nation. Tandis que la Résistance s’institutionnalise, une alliance de circonstance s’opère entre le PCF et les gaullistes pour le contrôle de cette nouvelle geste héroïque. La valorisation des individus se conjugue désormais avec celle des familles politiques. Dans Paris brûle-t-il ? (1966), René Clément est ainsi contraint de réévaluer le rôle de chaque personnage de résistant en fonction de sa trajectoire ultérieure. Les fidèles et les ministres du Général (Chaban-Delmas ou Edgard Pisani) sont particulièrement flattés. À l’inverse, l’ancien président du Conseil national de la Résistance (CNR), Georges Bidault, n’apparaît pas dans le film. Persona non grata du régime, il paye son opposition à la politique algérienne du gouvernement.

 

 

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La grande vadrouille, Gérard Oury, 1966. © Collection ChristopheL – Les films Corona/The Rank Organisation/Victor Rodrigue

 

L’individualisation des modes de représentation profite avant tout au général de Gaulle incarné à l’écran par des images d’archives ou la prestation de quelques doublures. La célébration d’un peuple en armes fait place au culte de l’homme providentiel, la mise en scène des foules et des héros anonymes cède le pas aux figures charismatiques. Cette philosophie personnaliste de l’Histoire se retrouve dans les comédies résistantes dont l’éclosion constitue un autre trait marquant du cinéma de la République gaullienne. En 1966, le succès triomphal de La Grande vadrouille (Gérard Oury) témoigne de l’adhésion du public au nouveau mythe de l’infaillibilité française, désormais décliné sur le mode ludique du "héros-malgré-lui". Réconciliant les aspirations égotistes de leurs personnages et la défense de la patrie profanée, les comédies résistantes rompent avec la culture sacrificielle héritée de la Libération.

Le renouvellement générationnel au sein du monde cinématographique transfigure enfin et diversifie les motivations des réalisateurs. Bousculé par l’entrée en lice et les critiques de la Nouvelle vague, René Clément assure la promotion de Paris brûle-t-il ? en idéalisant la période de ses débuts professionnels. Et si Jean-Pierre Melville, dans L’Armée des ombres, rend compte avec hiératisme d’une expérience collective, il se retourne aussi avec nostalgie sur l’époque de sa "jeunesse lointaine". Sorti en 1969, son film marque l’ultime passage de relais à la génération des enfants de la guerre.

Redéfinir le sens de l’engagement

Sous la présidence de Georges Pompidou, Marcel Ophüls revisite la période de l’Occupation dans un documentaire qui bouscule radicalement la mémoire collective des Français. Mis en route dans le sillage de mai 68, Le Chagrin et la Pitié (1969-71) s’inscrit dans une logique d’opposition farouche au culte de l’homme providentiel et au mythe d’une nation virginale. Ophüls remplit méthodiquement les espaces laissés blancs par l’histoire gaullienne en évoquant la collaboration d’État, le régime de Vichy, l’antisémitisme et les divisions franco-françaises. Le réalisateur redéfinit également le sens de l’engagement résistant : à une lecture patriotique du combat, il substitue les valeurs de l’antifascisme et dépeint la lutte clandestine comme un combat contre l’ordre établi. Son film vérifie l’analyse de Barthes selon laquelle la meilleure arme contre le mythe consiste à produire un "mythe artificiel" qui fonde le premier en "naïveté regardée". Car si Le Chagrin brise opportunément l’autosatisfaction cocardière qui s’était emparée si longtemps de la France, il crée en retour la vulgate d’un pays lâche et méprisable qui aura, elle aussi, la vie dure.

C’est dans l’héritage revendiqué du Chagrin, que Louis Malle inscrit Lacombe Lucien (1974), temps fort de la vague dite "rétro". Cette filiation apparaît recevable sous l’angle des thèmes abordés - la collaboration et l’antisémitisme ; elle n’en reste pas moins discutable sur le plan des visions de l’Histoire. Malle substitue en effet les caprices du hasard à la logique d’un engagement choisi ; Lucien, son triste héros, traverse les événements en acteur passif, dépossédé de sa propre histoire.

 

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Le Chagrin et la Pitié, Marcel Ophüls, 1974. © Collection ChristopheL

 

De fait, l’influence du Chagrin se trouverait plutôt du côté des cinéastes "anti-rétro" comme Franck Cassenti (L’Affiche rouge, 1976) ou René Gilson (La Brigade, 1975) qui se tournent vers la lutte antifasciste et les laissés-pour-compte de l’histoire officielle, ces immigrés de l’unité des Francs-tireurs et partisans – Main-d’oeuvre immigrée (FTP-MOI) engagés dans les rangs de la résistance communiste. En 1983, Mosco Boucault revient à son tour sur les combattants de la MOI dans Des terroristes à la retraite. Son documentaire, conçu pour la chaîne Antenne 2, est censuré pendant deux ans sous la pression du PCF que le film accuse implicitement, par la voix de Mélinée Manouchian, d’avoir trahi les membres de l’affiche rouge.

Questionner l’héritage des "années noires"

Si les septennats de François Mitterrand (1981-1995) sont également marqués par des polémiques autour du régime de Vichy, le cinéma y joue moins, désormais, un rôle d’éclaireur. Le passage du temps et la montée en puissance de réalisateurs issus de l’après-guerre amplifient par ailleurs les effets d’échos et de citations cinématographiques. Papy fait de la Résistance (Jean-Marie Poiré, 1983) s’inscrit dans une logique de l’intertextualité filmique : pastiche des fictions héroïques, hommage au Père tranquille, pot-pourri des gags inaugurés par les "comédies résistantes", zest de cinéma rétro, parodie burlesque de la grand-messe télévisuelle des Dossiers de l’écran

Né en 1945, le fils du producteur Alain Poiré se joue des imageries sédimentées depuis la Libération dont il possède une mémoire d’emprunt, médiatisée par le cinéma et la télévision.

Plus subversif est le portrait d’un imposteur proposé par Jacques Audiard en 1995. Un héros très discret revisite la Libération comme l’époque matricielle du "grand mensonge" et de la mystification d’une France héroïque dont le cinéaste se déclare la victime au nom des générations d’après-guerre. Cette dénonciation virtuose et faussement vertueuse des "manipulations de l’histoire" surfe sur la vague médiatique suscitée par l’évocation du passé vichyste de François Mitterrand, dont le nom est évoqué avec insistance par Jacques Audiard et son principal interprète, Mathieu Kassovitz.

L’arrivée au pouvoir de Jacques Chirac marque la fin d’une ère politique qui vit se succéder au pouvoir des présidents ayant vécu la guerre à l’âge adulte et dont ils se trouvaient, de ce fait, comptables. Le cinéma éclaté des décennies suivantes pose en des termes nouveaux la question de l’héritage des années noires et de la Résistance. Sa principale dominante consiste en un recentrage sur les enjeux biographiques et en une vision renouvelée d’un passé devenu très lointain.

 

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L’Armée du crime, Robert Guediguian, 2009. © Collection ChristopheL © Agat FIlm

 

Avec Lucie Aubrac (Claude Berri, 1997) ou Laissez-passer (Bertrand Tavernier, 2002), auxquels s’ajoutent plusieurs téléfilms sur Jean Moulin et le général de Gaulle, le cinéma et la télévision s’essaient aux genres anglo-saxons du biopic et du Film Heritage. Ces fictions apparaissent à l’image d’une époque dédiée à la célébration du privé et à la transmission patrimoniale du passé. Elles confient sous forme testamentaire aux jeunes générations une résistance vidée de sa substance historique et politique pour être reformulée en préceptes moraux et en enjeux romanesques. En 2009, L’Armée du crime de Robert Guédiguian ne parvient pas à corriger cette tendance.

Sur les écrans français, la Résistance apparaît désormais comme le masque mortuaire posé sur un visage défunt. Ce passage de la mémoire au patrimoine concerne aussi bien la Résistance que le régime de Vichy et la collaboration. Serge Daney l’avait pressenti dès 1991, lors de la sortie médiatisée d’Uranus de Claude Berri : "Quand le passé devient à ce point décoratif" écrivait-il, "c’est qu’il a cessé de travailler notre présent […] preuve que les deuils collectifs ont eux aussi une date de péremption".

 

Sylvie Lindeperg - Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France