Au nom de tous les autres : l"Internationale" des Soldats inconnus (1916-2004)

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Par Jean-François Jagielski, Membre du Collectif de recherche et de débat international sur la guerre de 1914-1918 (CRID 14-18)

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Tombe du Soldat inconnu britannique à l'abbaye de Westminster à Londres
Tombe du Soldat inconnu britannique à l'abbaye de Westminster à Londres. Source : Licence Creative Commons

 

Au nom de tous les autres : l'"Internationale" des Soldats inconnus (1916-2004)

 

Avec des millions de morts et de disparus, la Grande Guerre a fait tomber sur les peuples une chape de douleur qui endeuillait la victoire. En France, de 1918 au milieu des années 1920, ces morts ont envahi l'espace symbolique et affectif de la nation. En témoignent les nombreuses cérémonies, l'édification de monuments aux morts dans les communes et la décision d'honorer un soldat inconnu. Hommage du pays tout entier aux combattants tombés au champ d'honneur et facteur d'unité nationale, l'Inconnu devient un symbole repris par diverses nations alliées.

 

Corps 1


Soldats canadiens à l'assaut, 1916. Source : SHD

 

Pourquoi la France n'ouvrirait-elle pas les portes du Panthéon à l'un de ces combattants ignorés morts bravement pour la patrie, avec pour inscription sur la pierre, deux mots : un soldat. Ces paroles, prononcées le 26 novembre 1916 par le président du Souvenir français, François Simon, lors d'une cérémonie en l'honneur des soldats morts pour la patrie au cimetière de Rennes, furent à l'origine de l'idée du Soldat inconnu.

Quatre ans plus tard, le 11 novembre 1920, deux Soldats inconnus furent inhumés, l'un français à Paris à l'Arc de Triomphe, l'autre britannique dans l'abbaye de Westminster à Londres. Le Soldat inconnu et le cérémonial qui l'entoure étaient nés et l'idée, officiellement présentée en France en 1918 (1) allait être reprise par de nombreux pays sortis victorieux du premier conflit mondial. Sans entrer dans le débat stérile - et d'ailleurs dépourvu d'éléments probants sur une quelconque paternité - revenait-elle aux Britanniques ou aux Français ? -, il convient cependant de noter qu'il y eut une réaction, une forme de "concurrence", entre les deux nations quand la France apprit que la Grande-Bretagne allait venir chercher sur ses champs de bataille le corps d'un tommy anonyme (2).

 

Tombe du Soldat inconnu britannique à l'abbaye de Westminster à Londres. Source : Corbis

 

Chez les Britanniques, les choix avaient été assez rapidement faits, et ce d'autant plus facilement que les dirigeants avaient clairement fait savoir que, dans un souci de parfaite égalité, les corps des tommies demeureraient à jamais là où ils reposaient sur le sol français. Le rapatriement d'un corps anonyme fut donc une exception, qui lui donna d'entrée une puissante dimension symbolique. Le Soldat inconnu britannique obtint rapidement le statut sacré et incontesté d'ambassadeur des morts de la Grande Guerre. Du côté français, la question, soulevée à partir de 1918, donna lieu à bien des débats et le choix du lieu d'inhumation fit l'objet de maintes polémiques. Outre la prolifération de projets commémoratifs non actés qui foisonnèrent dès la signature de l'armistice et le début de longues tergiversations sur le devenir des corps des soldats morts ou disparus dans l'ancienne zone des armées, on voulut mener de front deux commémorations aussi divergentes que l'inhumation d'un Soldat inconnu et la célébration du cinquantième anniversaire de la République pour laquelle il était prévu de déposer au Panthéon le cœur de Gambetta.

 

Les chars transportent le Soldat inconnu et le coeur de Gambetta (au premier plan) devant le Panthéon, 11 novembre 1920. Source : Historial de la Grande Guerre

 

En fixant ces deux cérémonies le même jour, le 11 novembre 1920, les représentants de la nation s'étaient enfermés dans un débat sujet à controverses . les décisions se faisaient attendre, puisqu'en dehors de beaux discours - d'ailleurs souvent contradictoires - rien n'avait été arrêté au début de novembre 1920. La querelle franco-française porta d'abord sur le lieu où reposerait le corps de l'Anonyme. Le gouvernement, suivant en cela de près le souhait premier de François Simon, avait pressenti le Panthéon pour être le lieu où devaient reposer à jamais les restes du Soldat inconnu ainsi que le cœur d'un éminent républicain, Gambetta. Ce choix en faveur d'un monument aussi politiquement lourd de sens (3) et, depuis sa création, assez mal perçu des Français (4), déclencha une tempête de protestations, tant dans la presse qu'à l'Assemblée nationale. La séance du 8 novembre 1920 - à deux jours de la désignation d'un corps anonyme dans la citadelle de Verdun - fut tout sauf le grand moment attendu d'union sacrée.

 

Cérémonie devant la tombe du Soldat inconnu britannique à l'abbaye de Westminster,18 novembre 1920. Source : Corbis

 

Léon Daudet, député d'extrême droite appartenant à l'Action française, en profita pour dénigrer le Panthéon, lieu de culte républicain encore plus honni depuis qu'y reposait le corps de Zola, l'auteur de La Débâcle... De son côté, une association d'anciens combattants idéologiquement proche, La Ligue des chefs de section dirigée par l'écrivain Binet-Valmer, avait menacé le gouvernement Leygues d'exhumer un corps anonyme de l'ancien champ de bataille et de le placer en travers du cortège qui conduirait les restes du Soldat inconnu et de Gambetta au Panthéon... Le député socialiste Alexandre Bracke reprocha au gouvernement soutenu par la Chambre Bleu horizon de vouloir organiser une cérémonie militariste visant à "cacher les états-majors vivants derrière le cadavre, symbole de tous les morts (5)." Il fallut finalement attendre l'intervention apaisante des députés Vidal et Sangnier pour ramener un peu de calme dans l'hémicycle : "La manifestation que nous allons faire ne sera la manifestation d'aucun parti, d'aucune coterie, elle sera celle de la France et de la République, qui apparaît aujourd'hui comme l'expression de la France victorieuse et en marche vers la démocratie de l'avenir(6)." Ces propos fédérateurs calmèrent d'autant mieux les esprits que, comme l'avait rappelé le député André Paisant dans Le Journal du 27 octobre, les alliés britanniques se préparaient à inhumer sereinement et dans un parfait consensus, un Soldat inconnu sous les voûtes de l'abbaye de Westminster... Le temps n'était plus désormais à la controverse mais à l'action. L'Arc de Triomphe de l'Étoile avait su trouver in extremis de farouches défenseurs.

 

Inhumation du Soldat inconnu belge à Bruxelles, 11 novembre 1922. Source : Musée Royal de l'Armée

 

L'hommage ainsi rendu aux morts par les Français et les Anglais fit rapidement des émules, mais seulement du côté des vainqueurs (7). Les démarches qui aboutirent à l'apparition de nouveaux soldats inconnus furent, comme en France et en Grande-Bretagne, des décisions gouvernementales. Elles confortèrent à l'échelon international l'idée d'un deuil qui pouvait englober tant les soldats dont on savait qu'ils avaient une sépulture lointaine que ceux qui n'en avaient pas et n'en auraient probablement jamais : les disparus. Elles permirent, d'autre part, de maintenir une union dans la commémoration entre des nations dont les positions politiques, diplomatiques et idéologiques, qui avaient été plus ou moins convergentes durant le conflit, pouvaient, une fois la paix signée, diverger voire s'opposer. L'envoi de délégations nationales sur la tombe des différents Soldats inconnus étrangers fut une pratique courante, empreinte d'une réciprocité de bon aloi durant l'immédiat après-guerre.

Dès 1921, le Portugal, l'Italie et les États-Unis désignèrent leur Soldat inconnu, reprenant un cérémonial calqué sur ceux des Britanniques et des Français : mode de désignation, solennités autour du transport des corps, rituel d'inhumation et culte autour des tombes des Inconnus. Soulignons cependant que dans le cas des États-Unis, à l'image de ce qui se passait simultanément en France (8), la question du rapatriement des corps entraîna un vif débat entre L'American Field of Honor (favorable au maintien des corps sur place) et la puissante Bring Home the Soldier Dead League qui l'emporta finalement puisque les familles américaines eurent le choix de faire rapatrier ou non les corps des sammies reposant sur le sol français (9). Entre 1922 et 1932, d'autres pays prirent le relais : la Belgique, la Yougoslavie, la Roumanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie.

Plus récemment, l'Australie en 1993, le Canada en 2000 et la Nouvelle-Zélande en 2004 ont décidé d'exhumer un soldat anonyme qui reposait en France et de le rapatrier dans leur capitale respective. L'étude du cérémonial auquel donnèrent lieu ces événements et l'analyse des discours qui furent prononcés par les autorités à l'occasion de ces retours dénotent un profond respect et mettent en évidence de parfaites similitudes avec ce qui s'était passé lors des deux décennies qui ont suivi la Grande Guerre. Ces dernières cérémonies prouvent que le symbole du Soldat inconnu ne laisse pas insensibles nos contemporains désireux de mieux comprendre l'ampleur du drame humain occasionné par la Première Guerre mondiale. Il est vrai que le choix du non-rapatriement des corps au lendemain du conflit ainsi que l'évolution symbolique qui s'était opérée autour des tombes des autres soldats inconnus - de simples représentants des disparus, ils étaient rapidement devenus emblématiques de tous les morts du conflit - n'ont pu que favoriser ces décisions.

 

Tombe des Soldats inconnus au cimetière d'Arlington, Etats-Unis. Source : DR

 

L'anonymat même de ces corps leur donne, de nos jours comme juste après la Première Guerre mondiale, la valeur d'un ciment national.

L'étude des discours prononcés lors des cérémonies d'inhumation par le Premier ministre australien P.J. Keating ou la gouverneure générale du Canada, Adrienne Clarkson, outre leurs évidentes similitudes, montre que pour ces deux nations issues d'une immigration et dont l'une des deux au moins pratique le bilinguisme, l'universalité du symbole dans son parfait anonymat est un gage d'unité retrouvée qui ne peut que renforcer - y compris très tardivement - les liens d'une union nationale, fût-elle quelque peu problématique comme elle l'est parfois dans le cas canadien...

Citant dans son discours du 28 mai 2000 les propos écrits en 1916 par le major Talbot Papineau, la gouverneure du Canada a choisi, pour souligner toute la portée du symbole honoré, un passage exaltant l'unité nationale : "Leur sacrifice sera-t-il vain ou ne cimentera-t-il pas les fondations d'une vraie nation canadienne, une nation canadienne indépendante de pensée, indépendante d'action, indépendante même dans son organisation politique - mais unie en esprit, partageant les même buts humanitaires et de hautes visées internationales(10)."

 

Transfert du Soldat inconnu australien au Mémorial national australien de Villers-Bretonneux, après son exhumation du cimetière Adélaïde, 2 novembre 1993.
Source : Musée franco-australien de Villers-Bretonneux


Les contemporains du major Papineau ne s'étaient guère trompés en pressentant qu'une partie de la nation canadienne était née en France, un an plus tard, sur les pentes d'une colline du Pas-de-Calais. "Vimy devint une victoire canadienne symbolique, une de ces "grandes choses" que doit accomplir un pays pour atteindre à une identité", précise à juste titre l'historien canadien Desmond Morton (11). Sept ans avant le discours d'Adrienne Clarkson, P.J. Keating était allé dans le même sens en évoquant la mémoire des 45 000 Australiens morts en France et en rappelant, au sujet de l'inconnu australien, qu'il "est chacun d'entre eux. Et qu'il est l'un de nous."

 

Cérémonie au Mémorial national australien le 2 novembre 1993 avant son départ définitif pour l'Australie le 5 novembre.
Source : Musée franco-australien de Villers-Bretonneux

 

Aujourd'hui comme hier, la désignation de ces deux corps anonymes et la portée du cérémonial qui les a entourés jusqu'à une période récente ont à la fois pour vocation d'honorer les morts de la Grande Guerre et de consolider, réaffirmer et exalter les liens nationaux autour d'une victoire et d'un sacrifice passés. La seule originalité que l'on puisse noter dans les discours prononcés en 1993 et 2000, c'est d'aller au-delà du premier conflit mondial, en faisant de ces corps anonymes des emblèmes de tous les engagements auxquels ont participé au XXe siècle Australiens et Canadiens.

 

Le Soldat inconnu canadien arrive à Ottawa, 25 mai 2000. Source : Veterans Affairs Canada

 

Le Soldat inconnu canadien est conduit au monument commémoratif de guerre du Canada, 28 mai 2000. Source : Veterans Affairs Canada

 

En France, le processus de désignation de soldats inconnus représentatifs d'un type de conflit (Seconde Guerre mondiale, Indochine, Afrique du Nord) se poursuivit jusqu'en 1980, sans oublier le rapatriement de cendres de déportés anonymes.

 

Jean-François Jagielski, Membre du Collectif de recherche et de débat international sur la guerre de 1914-1918 (CRID 14-18).
Revue "Les Chemins de la Mémoire n° 199" - Novembre 2009 pour MINDEF/SGA/DMPA

Nota
(1) Le député et mutilé de guerre Maurice Maunoury dépose une première proposition de loi le 19 novembre 1918.
(2) C. Vilain, Le Soldat inconnu, M. D'Hartoy, 1933, p. 51 et M. Dupont, L'Arc de Triomphe et le Soldat inconnu, Les Editions françaises, 1958, p. 15. Dans son ouvrage, The Unknown Soldier. The story of the missing of the Great War, Corgi Books, 2005, pp 422-423, N. Hanson semble confirmer la thèse d'une prééminence temporelle française puisque, selon ses recherches, l'idée d'inhumer un soldat inconnu britannique ne se confirma pas avant la mi-octobre 1920.
(3) Église désaffectée pendant la Révolution, le Panthéon n'était pas un lieu de consensus. Il avait été transformé en temple des grands morts de la République, en un temple républicain que la droite n'avait pas accepté pour national . l'Arc de Triomphe, quant à lui, était un lieu ouvert et sur lequel s'opéra un assentiment quasi unanime.
(4) Mona Ozouf, "Le Panthéon. L'École normale des morts" in collectif (P. Nora dir.), Les lieux de mémoire 1, Gallimard, rééd. 1997, pp 155-177.
(5) JO, Chambre des députés, débats du 8 novembre 1920, p. 15.
(6) Sur l'ensemble des durables polémiques autour de la tombe du Soldat inconnu français, cf. J.F. Jagielski, Le Soldat inconnu. Invention et postérité d'un symbole, Imago, 2005.
(7) Sur le refus de ce processus commémoratif en Allemagne, cf. V. Ackermann, "La vision allemande du Soldat inconnu : débats politiques, réflexion philosophique et artistique" in collectif, Guerres et cultures 1914-1918, Armand Colin, 1994, pp 385-396.
(8) AN F2 2125, procès-verbal de la séance du 31 mai 1919 de la Commission nationale des sépultures militaires.
(9) M. Meigs, "La mort et ses enjeux : l'utilisation des corps de soldats américains lors de la Première Guerre mondiale", Guerres et conflits contemporains n°175, juillet 1994, pp 135-146.
(10) Cité in J.F. Jagielski, op. cit., p 236
(11) Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919), Athéna éditions, 2005, p 196