Hollywood en guerre

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Par Clémentine Tholas - Maîtresse de conférences en histoire et civilisation des États-Unis - Université Sorbonne Nouvelle

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"Casablanca", Michael Curtis, 1942. © Collection ChristopheL

Après avoir longtemps défendu le non-interventionnisme, l’Amérique entre en 1917 dans la Première Guerre mondiale en assumant un rôle de leader. La diplomatie morale imaginée par le président Wilson, qui tend à influencer l’opinion publique à travers le monde, trouve dans le cinéma, industrie culturelle naissante, son mode d’expression privilégié.

Corps 1

La Première Guerre mondiale marque la fin de la domination européenne et représente un tournant, tant politique, géostratégique que culturel, menant à un rééquilibrage international des pouvoirs et à l’avènement des États-Unis. Le pays s’imagine alors devenir celui qui servira l’humanité et guidera vertueusement le nouvel ordre mondial. Sous l’impulsion du président Woodrow Wilson, le 7e art est progressivement mis au service de la conquête des esprits pour répandre l’"Évangile de l’américanisme", pour réutiliser la formule de George Creel, responsable du comité d’information publique (Committee on Public Information/CPI), organe alors chargé de la propagande de guerre. Les images filmiques sont vues comme aussi puissantes que les balles quand il s’agit de vaincre l’ennemi et de construire une entreprise de persuasion de masse.

Hollywood/Washington, une alliance implicite

Malgré ses promesses de laisser l’Amérique en dehors d’un lointain conflit européen, Wilson est finalement contraint de rallier la nation dans une mobilisation totale, une fois que le pays entre en guerre le 6 avril 1917. Le CPI est créé pour gérer le deuxième front que représente la guerre psychologique et pour convaincre de la mission des États-Unis dans le conflit, en tant que guide pour les autres nations. Si le comité dispose d’une division spécialisée dans les films, ses productions rébarbatives regroupant de manière assez disparate des images tournées au hasard par des opérateurs militaires sont boudées par les distributeurs, peu désireux de placer en salle des films de propagande gouvernementale.

Pour contrer cet évincement de la profession cinématographique, George Creel demande à la Croix-Rouge de diffuser les films du CPI et les met aussi à disposition d’autres associations. Craignant la concurrence déloyale de films diffusés gratuitement dans d’autres réseaux, Hollywood accepte alors un compromis : l’abandon de la distribution parallèle, contre l’acceptation de mettre dans chaque cargaison de films de divertissement pour le marché étranger 20 % de films éducatifs émanant du CPI. Les exploitants européens ne peuvent obtenir de films hollywoodiens que s’ils s’engagent à diffuser les productions du gouvernement et les licences d’exportation des films à l’étranger sont délivrés par le comité Creel. Le pacte tacite entre Hollywood et Washington est scellé, géré par la National Association of the Motion Pictures Industry qui veille aux problèmes légaux et aux échanges commerciaux internationaux impliquant les deux entités. Pour compléter cet accord, l’association s’engage dans différentes initiatives de soutien à la guerre, comme le ravitaillement et la promotion des emprunts de guerre ou "emprunts de la liberté" (liberty loans), avec l’aide des vedettes de l’époque qui encouragent la population à contribuer financièrement. Elle veille aussi, bien sûr, à l’orientation patriotique du contenu des films, de court ou long métrage, pour exprimer à l’écran la nécessaire mobilisation nationale.

 

Charlie Chaplin

Charlie Chaplin, devant le ministère de la guerre à Washington D.C., se prononce en faveur de l’achat du 3e liberty loan
le jour de l’entrée en guerre des États-Unis, 6 avril 1917. © AKG-images

 

L’effort de guerre hollywoodien se retrouve également à l’écran puisque la guerre devient le sujet de différentes productions, même si le thème reste minoritaire dans le panorama global des films. En avril 1917, 14 % des films ont pour thème la guerre en cours, contre 23 % en octobre 1918. Deux visions s’opposent au sein de l’industrie du film : la nécessité d’offrir en priorité aux spectateurs des distractions pour s’évader et, à l’inverse, l’impératif de faire des films illustrant l’actualité. Poussés par des velléités escapistes, plusieurs studios affirment leur souhait de véhiculer de la gaîté et non de produire des oeuvres réalistes, sombres, qui déprimeraient la population. Les films de guerre constituent donc une faible proportion des catalogues pendant le conflit, même s’ils sont souvent distribués comme oeuvres de prestige accompagnées d’opérations promotionnelles onéreuses dans des salles luxueuses.

La Première Guerre représente également un tremplin économique sans précédent pour Hollywood, qui est en mesure de s’imposer sur de nouveaux marchés hors des États-Unis. L’Europe subissant les opérations militaires et de nombreuses restrictions, les cinémas nationaux sont en effet globalement en perte de vitesse et les films américains deviennent rapidement les principaux produits distribués à travers le monde. Au sortir de la guerre, ils représentent 95 % du marché international, même si une résistance active à cette colonisation industrialo-culturelle se met en place, notamment en Allemagne qui se dote pendant la guerre d’une industrie cinématographique puissante, la BUFA (Bild- und Filmamt), capable de rivaliser avec Hollywood sur le plan technique, artistique et idéologique. Les films américains deviennent, grâce à la guerre, un instrument puissant dans la promotion de l’exceptionnalisme américain et de la manière dont le pays perçoit son rapport au reste du monde, en temps de conflit comme de paix.

"The good war"

Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, l’univers mental des populations à travers le monde a largement été façonné par une industrie hollywoodienne en plein âge d’or grâce au puissant système des studios. Près de trente ans après les balbutiements de cette industrie culturelle lors de la période muette, le pouvoir du cinéma américain n’est plus à démontrer car il est alors le référent culturel populaire ultime, de par son accessibilité et son universalité. Il est donc logique qu’Hollywood soit à nouveau mis à contribution dans les desseins patriotiques de la nation qui veut s’opposer à la montée des totalitarismes en Europe, qui plus est quand les préoccupations d’une partie de la profession cinématographique résonnent avec les tensions géopolitiques internationales.

En effet, nombreux sont les artistes réputés qui ont fui le nazisme pour la Californie (Marlene Dietrich, Fritz Lang, Ernst Lubitsch, Josef Von Sternberg, Friedrich-Wilhelm Murnau, entre autres) et des films antinazis sont déjà produits dans les studios dès les années 30, sous l’influence de la Hollywood Anti-Nazi League.

 

Ford

John Ford près de son chef opérateur dans le Pacifique, s.d./Courtesy Lilly Library, Indiana University, Bloomington, Indiana

 

Simultanément, Washington réactive la dimension morale de ce deuxième conflit planétaire en insistant sur la nécessité de défendre, à travers le monde entier, quatre libertés fondamentales présentées dans le discours de Franklin Delano Roosevelt au Congrès le 6 janvier 1941 : la liberté de parole et d’expression ; la liberté pour chacun d’adorer Dieu comme il l’entend ; être libéré du besoin ; être libéré de la peur. Ce discours présidentiel annonce la posture de préparation adoptée par les États-Unis pour se protéger des dictateurs et coopérer avec les pays alliés. Roosevelt y présente son pays en champion d’une juste cause pour s’opposer à un adversaire incarnant cette fois-ci le mal absolu, car "le peuple américain a commencé à voir ce que la chute des nations démocratiques pourrait signifier pour [sa] propre démocratie". Pour les Américains, la Seconde Guerre mondiale devient alors "The Good War", dénomination certes sentimentaliste qui en appelle à la noblesse d’un peuple prêt à se battre pour ses idéaux démocratiques et à libérer les autres pays de l’ignominie des puissances de l’Axe. Un an plus tard, les États-Unis entrent officiellement en guerre après l’attaque surprise des installations militaires américaines de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.

Convaincre les masses

Afin de galvaniser la population américaine qui n’a, à nouveau, pas le désir de s’engager dans une guerre lointaine, le gouvernement crée en juin 1942 le bureau d’information de guerre (Office of War Information/OWI) dont le but est de faciliter la compréhension des enjeux et évolutions du conflit et d’expliquer les buts de l’armée américaine. Roosevelt et Elmer Davis, le directeur de l’OWI, présentent le cinéma comme une "arme essentielle pour la démocratie qui fournit des vitamines pour le moral des soldats et des civils américains, et des populations neutres" et décident d’intégrer les films à un "programme de persuasion nationale". Deux agences dépendantes de l’OWI sont créées pour superviser la participation cinématographique à l’effort de guerre : le bureau des films, qui produit des films éducatifs et évalue les scripts soumis par les studios, le bureau de la censure qui surveille les exportations de films.

Pour guider l’industrie du film dans la production d’oeuvres qui ne seraient ni caricaturales ni nuisibles à la réputation du pays, le bureau des films publie un manuel – The Government Information Manual for the Motion Picture – dont la question centrale est "Est-ce que ce film nous aidera à gagner la guerre ?" et qui suggère une série de thèmes à couvrir : les raisons de l’engagement dans la guerre et leur lien avec les valeurs américaines ; la nature de l’ennemi, son idéologie et ses objectifs ; les pays frères d’armes ; le travail et la production de matériel pour la victoire ; le front arrière et le rôle des civils dans l’effort de guerre ; le quotidien des forces armées américaines.

Se conformant aux instructions données par l’OWI, les studios hollywoodiens se lancent dans la production de films commissionnés par le gouvernement, notamment des courts métrages concernant le recrutement et les entraînements des soldats, pour faire comprendre les procédures d’engagement et la vie du combattant. Les films d’entraînement cherchent à démystifier la vision romanesque ou légère de la guerre portée par les films d’espions antinazis et les comédies de guerre, et à ramener les futurs engagés vers une perception plus réaliste de la vie militaire et du conflit. Estampillés comme films officiels du gouvernement, ces films d’entraînement n’ont rien d’excitant ou de divertissant car leur message assez abrupt est pratique, visant à garantir la survie des troupes et la victoire du pays.

 

Casablanca

Casablanca, Michael Curtis, 1942. © Collection ChristopheL

 

Entre 1942 et 1945, Hollywood produit aussi Why We Fight [Pourquoi Nous Combattons], une série de sept documentaires commandés par le gouvernement et réalisés par un cinéaste star, Frank Capra, lequel est déjà major dans le Signal Corps. À la demande de Roosevelt, Why We Fight est diffusé dans les salles de cinéma pour convaincre la population d’apporter son soutien à l’engagement américain ; il en est de même en Angleterre, sur ordre de Winston Churchill. À la croisée du film de propagande et du film d’auteur, le documentaire vise à montrer que la guerre n’est pas une fiction ou un conflit éloigné, sans incidence sur le pays. Son but est de créer une prise de conscience sur la réalité de la guerre et la nécessité de la mobilisation américaine, en contrant une quelconque représentation mélodramatique dans le style traditionnellement associé aux fictions hollywoodiennes.

D’autres cinéastes de renom, tels que John Ford, William Wyler, John Huston et George Stevens, sont également appelés par Washington pour filmer la guerre sur ses différents fronts. Le gouvernement leur demande parfois de reconstituer des événements et surtout d’enregistrer des images visant à documenter au plus près le conflit, y compris des crimes de guerre et atrocités commis par l’ennemi, les bandes devant être recevables comme preuves lors d’éventuels procès, ce qui sera le cas à Nuremberg. Ford prend ainsi la tête d’une unité cinématographique chargée de filmer l’action dans le Pacifique, par exemple la bataille de Midway. George Stevens rejoint d’abord l’armée pour assurer le divertissement des troupes puis, en 1943, est envoyé en Afrique du Nord pour couvrir le théâtre européen des opérations. William Wyler filme la Memphis Belle, forteresse volante envoyée bombarder Wilhelmshaven en 1943, tandis que Huston recrée la bataille de San Pietro lors du débarquement en Italie en 1943. Mais la contribution la plus poignante et traumatisante de ces hommes de cinéma – Ford et Stevens – à la guerre est la captation sur pellicule de la libération des camps de concentration nazis en mai 1945.

Le divertissement avant tout

Il serait toutefois erroné de croire que la participation d’Hollywood est seulement soumise aux ordres de Washington et à des activités documentaires sous son patronage, l’industrie du film gardant à l’esprit le coeur de son activité. En effet, soucieux de ne pas braquer leur public avec des films officiels de pure propagande, les studios produisent ce qu’Anne-Marie Bidaud appelle de la "propagande masquée", par le biais de films de divertissement dont l’intrigue est liée à la guerre. Hollywood renouvelle ainsi certains de ses genres traditionnels en les inscrivant dans l’actualité et l’histoire contemporaine. On peut retenir le film de Michael Curtiz, Casablanca (1942), sur l’intervention américaine parmi les forces alliées luttant contre le nazisme au Maroc, lequel emprunte l’esthétique et les vedettes des films noirs (Humphrey Bogart et Ingrid Bergman). Mrs Miniver (1942) de William Wyler permet d’évoquer la bataille de Dunkerque et le courage des Alliés.

 

Miniver

Mrs. Miniver, William Wyler, 1942. © World History Archive/Collection ChristopheL

 

Au-delà des images du conflit à l’écran, la profession cinématographique s’illustre par ailleurs dans des campagnes de collecte de fonds comme lors de la Grande Guerre, par la mise à disposition gratuite de 40 000 copies de films pour que l’armée des États-Unis puisse divertir ses soldats, mais aussi par des initiatives individuelles, comme l’engagement de nombreux acteurs dans les forces armées à titre d’exemple pour la population (James Stewart, Tony Curtis, Kirk Douglas, Henry Fonda, Clark Gable, Ronald Reagan, pour ne citer qu’eux).

Lors de ces deux guerres majeures du début du XXe siècle, le partenariat entre Washington et Hollywood s’est étoffé et complexifié. Le cinéma américain deviendra cependant, par la suite, une force de contestation vive de l’engagement militaire américain, changeant ainsi de positionnement et de registre.

 

Clémentine Tholas - Maîtresse de conférences en histoire et civilisation des États-Unis - Université Sorbonne Nouvelle