Impact direct et conséquences profondes de la guerre de 1870

Sous-titre
Par Éric Anceau - Sorbonne Université, vice-président du CHPP, directeur adjoint d'HES, responsable de l'axe politique du LabExEHNE

Partager :

"Proclamation de l'Empire allemand dans la galerie des Glaces du château de Versailles, le 18 janvier 1871", Anton von Werner, 1885. Bismarck-Museum

Courte – elle a duré seulement dix mois dont six de combats effectifs –, circonscrite à deux nations, les Français et les Allemands, et relativement peu meurtrière – moins de 200 000 morts –, au regard de celles qui l’encadrent – les guerres napoléoniennes et la guerre civile américaine d’une part, la Première Guerre mondiale de l’autre –, la guerre de 1870 a d’énormes conséquences tant à l’intérieur des États concernés et en Italie voisine, que sur le plan des relations internationales. Il n’est pas exagéré d’écrire que la Première Guerre mondiale est fille de la guerre de 1870, voire même qu’elle inaugure un cycle guerrier européen qui ne s’achève qu’en 1945. Encore faut-il alors préciser qu’elle résulte elle-même, d’une certaine façon, des guerres de la Révolution et de l’Empire et de la défaite infligée par Napoléon à la Prusse, lors de la bataille d’Iéna, en 1806, et du fort sentiment national qui en découle.

Corps 1

En France, la capitulation de Sedan, le 2 septembre 1870, et le départ en captivité de l'empereur Napoléon III qui commandait personnellement son armée, provoquent deux jours plus tard le renversement du Second Empire par les Parisiens, mais le gouvernement républicain de Défense nationale qui prend alors les rênes du pays et qui décide de continuer la guerre, n'a pas plus de succès que l'Empire, malgré l'énergie de Léon Gambetta. Après les préliminaires de paix de février 1871, le peuple de Paris, qui a supporté un long et difficile siège depuis la mi-septembre, refuse de rendre les canons qui protègent la capitale. S'ensuit l'insurrection de la Commune qui tourne en guerre civile et qui s'achève en bain de sang (mars à mai 1871). Les esprits en sont durablement marqués. La République, qui a su conclure la paix et rétablir l'ordre, prend alors une pente conservatrice qui lui aliène les socialistes mais lui permet de rallier les masses rurales qui constituent alors la majorité des Français, même s'il lui faut encore une dizaine d'années pour s'imposer durablement dans les urnes.

 

Napoléon III Sedan

Napoléon III remettant son épée à Guillaume Ier. Gravure américaine anonyme de 1871. Library of Congress

 

Le traité de Francfort du 10 mai 1871 qui inflige à la France le paiement d’une indemnité de guerre de 5 milliards de franc-or, l’occupation d’une grande partie de son territoire jusqu’à ce que l’intégralité de ce tribut d’une ampleur inédite soit finalement versée, en septembre 1873, et surtout la perte de l’Alsace et de la Moselle, entraîne à la fois un abattement collectif dû à l’humiliation de la débâcle et une très forte volonté de revanche.

 

Les dernières cartouches

Les dernières cartouches, Alphonse de Neuville, 1873. Maison de la dernière cartouche, Bazeilles

 

En vertu d’une loi allemande de février 1872 et d’une loi française d’avril 1873, la France et l’Alsace-Moselle allemande commencent à se couvrir d’ossuaires et de monuments aux morts, phénomène peu développé jusqu’alors. Le Souvenir français créé en 1887 joue un grand rôle dans l’entretien de la mémoire de la guerre de 1870 et de ceux qui ont alors donné leur sang pour la patrie. Dès 1871, de nombreuses œuvres littéraires, picturales ou sculptées ont déjà commencé à souligner l’héroïsme français et dont les deux témoignages les plus célèbres sont sans nul doute le tableau des Dernières Cartouches d’Alphonse de Neuville (1873) et la monumentale statue du Lion de Belfort édifiée par Auguste Bartholdi entre 1875 et 1880 et qui commémore la résistance héroïque de la ville sous les ordres du colonel Denfert-Rochereau. Dans un autre registre, l’Assemblée nationale à majorité monarchiste et catholique a voté en juillet 1873, l’édification de la basilique du Sacré Cœur dite du Vœu national, sur la butte de Montmartre, pour permettre à la France d’expier ses fautes, de l’entrée en guerre décidée par Napoléon III à la Commune dont Montmartre a précisément constitué un bastion. La faillite des élites entraîne toute une réflexion sur leur formation qui aboutit, entre autres, à la création de l’École libre des sciences politiques par Émile Boutmy, en février 1872, dans une optique pluridisciplinaire et avec une ouverture internationale alors inédite en France. Surtout, l’école et l’armée deviennent les piliers de la jeune Troisième République et incitent les Français à ne jamais détourner les yeux de la ligne bleue des Vosges, frontière avec le Reich honni.

 

Lion Belfort

Le lion de Belfort, Frédéric Auguste Bartholdi

 

Le rapatriement des troupes françaises qui protégeaient les États pontificaux imposé par la guerre, en août 1870, a permis aux Italiens de poursuivre leur unité, en prenant la ville de Rome, le 20 septembre 1870, puis en faisant de la Ville Éternelle la capitale de leur royaume, quelques mois plus tard. Le pape Pie IX se considère désormais prisonnier au Vatican. La grave crise qui en résulte avec le royaume italien ne trouve son épilogue qu’en 1929 avec les accords du Latran qui accordent au pape la souveraineté sur la cité du Vatican contre sa reconnaissance du royaume.

Mais c’est en Allemagne que les conséquences de la guerre de 1870 sont les plus importantes. Comme le voulait Bismarck, le ministre résidant de Prusse et chancelier de la Confédération de l’Allemagne du Nord, ce conflit qu’il a réussi à faire déclencher par l’Empire français au prix d’une provocation habilement menée (la dépêche d’Ems) a soudé les Allemands autour de la Prusse, ce qui était loin d’être acquis d’avance, en raison des particularismes locaux, des divisions confessionnelles et de la peur d’une hégémonie de Berlin, particulièrement vive en Bavière et dans le pays de Bade.

Le 18 janvier 1871, Bismarck fait proclamer l’Empire allemand, le Deuxième Reich, au profit de son roi, Guillaume de Hohenzollern, dans la galerie des Glaces du château de Versailles, manière de revanche sur Louis XIV qui avait mis à sac le Palatinat, deux siècles auparavant. Même si le nouvel État qui voit le jour est une fédération d’États qui conservent de nombreuses prérogatives, l’unification allemande est un événement majeur de l’histoire européenne et même mondiale. Après la France, la domination continentale passe en effet à l’Allemagne bismarckienne. La fierté populaire se manifeste lors de la création du Reichsland d’Alsace-Lorraine, érigé en bien commun de tous les Allemands et lors de la nouvelle fête nationale, le Sedantag. Dans les décennies qui suivent, l’Allemagne connaît une spectaculaire croissance démographique et économique. Surtout, le chancelier d’Empire parvient à isoler complétement la France sur la scène internationale.

 

proclamation Empire allemand 1871

Proclamation de l'Empire allemand dans la galerie des Glaces du château de Versailles, le 18 janvier 1871, Anton von Werner, 1885. Bismarck-Museum

 

Y contribue la présence à Paris d’un régime républicain qui effraie une Europe encore quasiment exclusivement monarchique et le fort sentiment que la France va vouloir obtenir sa revanche, comme la loi militaire de 1872 incite à le penser.

Bismarck en profite pour organiser, en septembre 1872, une rencontre entre son empereur, Guillaume Ier, l’empereur d’Autriche-Hongrie, François-Joseph et le tsar, Alexandre II. Malgré la rivalité de l’Autriche-Hongrie et de la Russie qui entendent toutes deux profiter de l’affaiblissement de l’Empire ottoman pour s’agrandir dans les Balkans, une alliance défensive est conclue, l’année suivante, entre les trois puissances. L’association de l’Italie à cette entente des trois empereurs, en 1874, et l’abstention britannique achèvent d’isoler la France. Cependant, après la crise balkanique et le congrès de Berlin de l’été 1878 qui brouille Vienne et Saint-Pétersbourg, Bismarck décide de renforcer les liens entre Berlin et Vienne, parce qu’il juge l’Autriche-Hongrie plus sûre et plus proche de l’Allemagne que la Russie. Il parvient à vaincre les réticences de Guillaume Ier, attaché à l’alliance russe, pour mettre en place son nouveau système.

 

congrès de Berlin

Le congrès de Berlin, 13 juillet 1878, Anton von Werner, 1881. Debout au centre droit : le Hongrois Andrasy, Bismarck et le russe Chouvalov. Berliner Rathaus, Berlin

 

Le 7 octobre 1879, le traité secret de la Duplice est signé. Il s’agit d’une alliance militaire entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie pour le cas où l’une de ces deux puissances serait attaquée par la Russie ou par l’un de ses alliés. Elle garantit, en outre, la neutralité du partenaire dans le cas d’une attaque par un autre pays. En outre, Bismarck obtient du nouveau tsar, Alexandre III, la signature d’un nouveau traité des trois empereurs, le 18 juin 1881. Ce texte stipule que si l’une des trois puissances entre en guerre contre une quatrième, les deux autres feront preuve d’une bienveillante neutralité. L’année suivante, l’Italie, en froid avec la France à propos de la Tunisie, adhère à son tour au système. Le traité instituant la Triple Alliance ou Triplice entre Berlin, Vienne et Rome est conclu le 20 mai 1882. Si l’Italie est attaquée par la France, il est prévu que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie lui prêtent assistance. En contrepartie, l’Allemagne assistera l’Italie si celle-ci entre en guerre avec la France et l’Autriche-Hongrie si cette dernière est agressée à la fois par la Russie et par la France.

Bismarck a réussi le tour de force de faire s’entendre Russie et Autriche-Hongrie, d’une part, et Italie et Autriche-Hongrie, d’autre part. Berlin et Londres sont en bons termes, alors qu’au contraire les intérêts français et britanniques se heurtent violemment en Égypte. Par ailleurs, l’Allemagne a signé une alliance avec la Roumanie et entretient des relations cordiales avec l’Espagne, la Turquie et la Serbie. Avec le renouvellement du traité des trois empereurs, en 1884, et de la Triple Alliance, en 1887, à laquelle sont même partiellement associées l’Angleterre et l’Espagne pour contenir les ambitions françaises en Méditerranée, ce système bismarckien atteint son apogée. La France semble cette fois totalement encerclée.

 

Bismarck

Otto von Bismarck. Source : German Federal Archives

 

Cependant, après avoir semblé oublier la ligne bleue des Vosges pour se tourner vers l’expansion coloniale en Afrique et en Asie, sous Jules Ferry, la France redonne la priorité aux questions continentales, après la chute du président du Conseil, en mars 1885. Deux ans plus tard, l’affaire Schnæbelé amène la France et l’Allemagne au bord de la guerre. Commissaire de police dans une bourgade proche de la frontière, Schnæbelé est aussi un agent des renseignements français. Parce qu’il veut flatter l’opinion nationaliste à l’approche des élections législatives allemandes, Bismarck décide d’agir avec fermeté. Attiré dans un guet-apens, l’espion est arrêté en territoire français par des policiers allemands. En France, l’émotion est immense et le ministre de la Guerre, le général Boulanger, envisage une mobilisation partielle. Le sang-froid du président de la République française, Jules Grévy, et la décision prise par Bismarck de faire libérer Schnæbelé, écartent le danger en la circonstance, mais la fièvre nationaliste ne retombe pas et le boulangisme prend son essor.

Outre-Rhin, la menace d’un coup d’État du général Revanche et d’une guerre entreprise par la France pour récupérer l’Alsace-Moselle est prise plus au sérieux que jamais.Or, le nouvel empereur allemand Guillaume II décide d’engager son pays dans une politique d’expansion mondiale, plus conforme, selon lui, au rang de la grande puissance économique et militaire qu’est devenue l’Allemagne. Né en 1815, au moment du congrès de Vienne, le vieux chancelier Bismarck, resté un européen avant tout et, d’une certaine façon, obnubilé par une possible revanche de la France, est contraint de démissionner en mars 1890.Durant le quart de siècle qui suit sa chute se met en place la Triple Entente face à la Triple Alliance. C’est du face à face entre les deux belligérants de 1870 et des blocs antagonistes qu’ils ont respectivement constitués autour d’eux que sort la Première Guerre mondiale.

 

armée Bourbaki en Suisse

Segment du panorama représentant l'internement de l'armée Bourbaki en Suisse, Édouard Castres, 1881-1885. Musée de Lucerne.

 

Cependant la guerre de 1870 accélère aussi le développement du droit humanitaire international. Celui-ci a connu ses premières avancées avec la convention de Genève qui, à la suite de la guerre de Crimée, de la guerre d’Italie et de l’expédition de Syrie, et en pleine guerre civile américaine, décide, en août 1864, de la protection des militaires blessés. C’est à l’initiative du tsar Alexandre II que se tient ensuite la conférence de Bruxelles de juillet-août 1874 dont l’origine directe est à chercher dans la guerre de 1870. Au cours de celle-ci, les lois et les coutumes de la guerre commencent vraiment à être codifiées. Parallèlement, le passage de l’armée de Bourbaki, vaincue, en Suisse, pays neutre, pour échapper aux Allemands, en janvier 1871, a créé un problème juridique inédit et entraîne des accords bilatéraux entre la France, l’Allemagne et la Suisse. Le tout est entériné dans les deux grandes conventions de La Haye (juillet 1899 et octobre 1907), filles, elles aussi, de la guerre de 1870, et dont une grande partie des articles est encore en vigueur aujourd’hui !

 

Éric Anceau - Sorbonne Université, vice-président du CHPP, directeur adjoint d'HES, responsable de l'axe politique du LabExEHNE