La France libre. Le BCRA : Londres › Alger › Paris
Sous-titre
Sébastien Albertelli - Agrégé, docteur en histoire
Les services spéciaux de la France libre, entrés dans l’histoire sous le nom de Bureau central de renseignements et d’action (BCRA), sont créés à Londres, le 1er juillet 1940. Cependant, il faudra encore de longs mois pour que les services du colonel Passy soient pleinement opérationnels. Progressivement, ils vont élargir le champ de leurs activités et apprendre à travailler avec les Britanniques.
"Le BCRA, écrivait son fondateur en 1947, a été une création spontanée qui, persévérant dans son être d’exception, a abouti à une création continue, s’adaptant sans relâche à des circonstances exceptionnelles variant et s’amplifiant chaque jour. Nain au berceau, très rapidement il est passé géant."
Il y a des étapes majeures dans l’histoire de ce nain devenu géant. L’automne 1941 en est assurément une, dont témoigne ce mémorandum, adressé le 26 novembre 1941 par le commandant Passy, chef du service de renseignement (SR) de la France libre, au capitaine de vaisseau Ortoli, chef de l’état-major particulier (EMP) du général de Gaulle. La réorganisation de son service témoigne d’une ambition forte : concentrer au sein d’un même service toutes les activités clandestines pour mettre entre les mains du général de Gaulle une arme puissante.
Du 2e bureau au SR
Les services secrets de la France libre sont nés le 1er juillet 1940 avec la nomination d’un jeune polytechnicien, capitaine du génie, André Dewavrin (voir diaporama), bientôt connu sous le nom de Passy, à la tête du 2e bureau de l’état-major du général de Gaulle. Tout est alors à créer à Londres et ce 2e bureau est de fait un service de renseignement (SR), chargé de rechercher lui-même des renseignements en France. Officiellement dénommé "Service de Renseignement" en avril 1941, il collabore avec le Secret Intelligence Service (SIS) britannique, qui assure l’acheminement des agents à travers la Manche ou via l’Espagne et leur fournit les moyens de communiquer avec Londres, notamment par radio. Au-delà de l’adoption d’un nouveau nom en avril, le premier véritable changement survient en juin 1941 avec la création d’une nouvelle section - la section Action - chargée de travailler avec un autre service secret britannique, le Special Operations Executive (SOE), créé en juillet 1940, pour assurer la liaison avec les habitants des territoires occupés décidés à entreprendre des actions subversives contre l’ennemi. Dès l’été 1941, le SR s’attache donc à nouer des contacts avec les groupes de résistants qui se développent en France.
Du SR au BCRAM
La situation évolue au cours de l’automne 1941, ce qui conduit Passy à proposer une réorganisation assez profonde de son service et à le rebaptiser Bureau central de renseignements et d’action militaire (BCRAM). Pourtant, le mémorandum du 26 novembre mentionne l’acronyme BCRA, ignorant la présence de l’adjectif "militaire" (voir diaporama).
Il s’agit tout d’abord de développer l’activité de la section Renseignement, dirigée par son adjoint André Manuel (voir diaporama), dont les résultats contribuent largement à la crédibilité du service auprès des Britanniques.
Passy veut également étoffer la section Action. De fait, Jean Moulin, arrivé à Londres en octobre, attend alors de repartir en France pour assurer la liaison avec trois importants mouvements de résistance de zone sud. Son départ imminent laisse augurer un développement de l’action militaire clandestine. Il faudra toutefois attendre le mois de mars 1942 pour que la section Action soit réorganisée en profondeur : une section Action Études et Coordination (A/EC), bientôt confiée à Maurice Duclos (Saint-Jacques), élaborera les plans de sabotage que les organisations de résistance devront exécuter en appui du futur débarquement en France, tandis qu’une section Action Missions (A/M), confiée à Raymond Lagier (Bienvenüe), s’occupera de la liaison opérationnelle avec le SOE pour assurer le recrutement des agents, leur formation, leur envoi en France et le suivi de leur travail sur le terrain. À l’automne 1941, Passy veut en outre mettre l’accent sur les évasions (section E) et créer une nouvelle section dédiée au contre-espionnage (CE). Il apparaît en effet urgent d’assurer une meilleure sécurité aux agents et aux organisations en France contre l’action des services répressifs de l’occupant et de Vichy. Or un spécialiste du contre-espionnage vient d’arriver à Londres : Roger Warin (Wybot) s’est évadé de France où il servait dans les services de contre-espionnage de Vichy, le Bureau des menées antinationales (voir Les services secrets de Vichy). Il mettra sur pied et dirigera jusqu’en octobre 1942 la section CE, chargée notamment d’interroger tous les volontaires de la France libre et d’alimenter un vaste fichier des personnes hostiles ou sympathisantes en France.
L’organisation du SR est effectivement remaniée, d’abord de façon transitoire le 22 décembre, puis de façon définitive le 17 janvier 1942. Le service est finalement rebaptisé BCRAM : le "M" souligne qu’il concentre désormais toutes les activités militaires clandestines en France. Cependant, de Gaulle a imposé une séparation stricte avec les missions politiques dont l’organisation est confiée au Commissariat national à l’Intérieur (CNI).
Du BCRAM au BCRA
Il faudra plusieurs mois pour que le chef de la France libre prenne acte de l’échec de cette organisation : à partir de juin 1942, le BCRA - le "M" disparaît donc - est chargé de toutes les missions clandestines en France. En théorie, il agit en pur service d’exécution pour appliquer les ordres militaires du colonel Billotte, chef de l’EMP, et les directives politiques d’André Philip, nommé à la tête du CNI après avoir été exfiltré de France. En pratique, le BCRA élabore les plans militaires qu’il est ensuite chargé de mettre lui-même en œuvre en France et ses principaux dirigeants - Passy, André Manuel et Pierre Brossolette (voir diaporama) - participent largement à l’élaboration de la politique suivie en France.
Réorganisé sur ces bases, le BCRA connaît une certaine stabilité pendant un an, même si les réorganisations internes de moindre ampleur sont quasi permanentes. En mars 1942, le service s’était installé dans de nouveaux locaux, au 10, Duke Street. Ses effectifs, à Londres comme en France, restent modestes en 1942 mais connaissent ensuite une forte croissance : il emploie à Londres 23 personnes en novembre 1941, 77 en juillet 1942, 119 en février 1943 et 421 début 1944 . la section R envoie en France 18 agents en 1941, 26 en 1942, 55 en 1943 et 70 en 1944 avant le débarquement . la section Action en envoie entre 200 et 250 avant le débarquement en Normandie, avec, là aussi, une nette augmentation à partir du deuxième semestre 1943 et, plus encore, en 1944.
L’inévitable fusion
En novembre 1942, lorsque survient le débarquement en Afrique du Nord, le BCRA ne dispose plus vraiment de contacts sur ce territoire d’où les services alliés se sont appliqués à le tenir écarté. À la rivalité qui s’installe entre le général de Gaulle et le général Giraud s’ajoute celle qui oppose leurs services secrets. Rien d’étonnant dès lors que ces services constituent le seul canal par lequel les deux prétendants à la direction de l’effort de guerre français conservent le contact avec le pays. Le BCRA voit d’un très mauvais œil l’arrivée d’officiers ayant servi Vichy, qui revendiquent la direction du travail clandestin en vertu de ce qu’ils considèrent comme leur supériorité technique. La compétition fait rage en France, où le cœur de certaines organisations balance entre les généraux de Gaulle et Giraud, et à Alger, où le BCRA installe, en mars 1943, une petite antenne sous la direction d’André Pélabon.
En définitive, le départ du général de Gaulle, de Billotte et de Philip, qui quittent Londres pour Alger fin mai 1943, et la création du Comité français de la libération nationale (CFLN) font basculer le centre de décision vers la ville blanche. Une fusion des services secrets est inévitable pour assurer la cohérence de l’action gouvernementale en France. Elle sera douloureuse, lente, échelonnée dans le temps et finalement bien imparfaite. Après une première tentative en octobre 1943 sous la direction du général Cochet, les services secrets du général Giraud et ceux du général de Gaulle fusionnent en novembre au sein d’une Direction générale des services spéciaux (DGSS) confiée à Jacques Soustelle, un gaulliste historique. La présence aux postes clés de Passy, Manuel et Pélabon atteste que les gaullistes conservent la main mais, aux échelons inférieurs, les hommes issus de la France libre sont submergés par un flot d’officiers venus de France et d’Afrique du Nord, souvent militaires d’active, qui ne partagent pas le même parcours.
La fin du BCRA ?
En toute rigueur, le BCRA disparaît avec la naissance de la DGSS. Dans les faits, les services secrets opérant depuis l’extérieur du pays restent très souvent désignés par ce nom. Une tendance accentuée par le fait que les deux principales bases de la DGSS, à Londres et à Alger, sont baptisées respectivement BCRAL et BCRAA. L’action en France reste pour l’essentiel pilotée depuis Londres, siège historique du BCRA : c’est là que s’effectue la liaison avec les services et autorités britanniques, c’est là aussi que sont installées les centrales de transmissions clandestines et c’est de là que partent les avions qui acheminent en France argent, cadres, instructions et armement.
Toutefois, le BCRA est progressivement ramené, sinon à des dimensions plus modestes, du moins à un statut plus proche de celui d’un exécutant. Dans le domaine politique, Emmanuel d’Astier succède à Philip à la tête du CNI en novembre 1943 et s’emploie, au prix de très vives tensions avec Passy, à regagner une liberté d’action sur laquelle le BCRA avait largement empiété. Dans le domaine militaire, sitôt le débarquement effectué en Normandie, les instructions adressées à la Résistance n’émanent plus des services secrets mais d’un état-major des Forces françaises de l’intérieur (EMFFI) confié au héros de Bir-Hakeim, le général Koenig.
Au cours de l’été 1944, les cadres londoniens et algérois regagnent Paris. La guerre n’est toutefois pas finie : elle continue à l’est de la France et en Allemagne, ainsi qu’en Indochine. Les services secrets y auront leur part. Ils seront bientôt connus sous le nom de Direction générale des études et recherches (DGER), mais pour beaucoup, ils resteront "le BCRA" : manière, pour les uns de rattacher ces services aux heures de gloire de la France libre, pour les autres de faire le lien entre les critiques qui ont accablé le BCRA au cours des années précédentes et celles que suscite à son tour la DGER.
Sébastien Albertelli - Agrégé, docteur en histoire