La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France
La mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale en France intègre aujourd’hui plusieurs composantes, telle la figure du Résistant, la victime juive ou encore le régime de Vichy. Ces différentes mémoires ont toujours fait partie du paysage français, l’une dominant parfois l’autre au fil des différents régimes mémoriels qui se sont succédé.
Nous sommes en mai 1967. Claude Lévy et Paul Tillard signent un livre qui va faire grand bruit : La Grande Rafle du Vél’ d’Hiv’. C’est un éditeur grand public, Robert Laffont, qui l’accueille. Il sera en tête des ventes en catégorie non fiction tout l’été. Il sera récompensé du prix "Aujourd’hui" qui couronne alors chaque année le meilleur livre en histoire contemporaine. La même année, en mars, Claude Berri sort un film qui connaitra un grand succès : le Vieil Homme et l’Enfant nous parle de l’Occupation, de l’antisémitisme, des enfants cachés. Gros succès du public, le film a reçu l’Ours d’argent à Berlin l’année de sa sortie.
1959 : le livre d’André Schwartz-Bart, Le Dernier des Justes, obtient le prix Goncourt mais, surtout, gagne l’estime du public avec quelque 350 000 exemplaires vendus !
Remontons encore le temps. Nous sommes le 28 janvier 1946. La responsable communiste Marie-Claude Vaillant-Couturier témoigne au procès de Nuremberg. Elle racontera bien sûr ce que fut la déportation des politiques, femmes, à Auschwitz puis Ravensbrück. Mais elle souhaite commencer sa déposition par le récit de la sélection des Juifs à leur arrivée à Auschwitz, les chambres à gaz, les crématoires, les expérimentations de Mengele sur les survivants. En 1946, une dirigeante communiste souhaite donc témoigner du sort des Juifs.
Cérémonie du 18 juin 1946 présidée par le général de Gaulle devant le monument provisoire au Mont Valérien. © Ordre de la Libération
Comprendre la mise en récit mémoriel
Ces quelques exemples, parmi bien d’autres, appellent une remarque d’évidence : on ne peut se satisfaire du schéma binaire régulièrement repris sur l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France, d’autant moins qu’on le retrouve dans les programmes de Terminale. Voici cette histoire de la mémoire réduite à deux moments, celui qui, dès les lendemains de la Libération, glorifie essentiellement la figure du héros résistant ; le tournant vient au début des années 1970, Serge Klarsfeld et Robert Paxton à l’appui, quand, enfin, on évoque les victimes juives de l’Occupation. Bipartition mémorielle renforcée, le plus souvent, par un jugement radical : enfin est venu le temps de la vérité. Revenons à Marc Bloch qui écrit dans Apologie pour l’histoire ou métier d’historien qu’un mot « domine et illumine les études des historiens : "comprendre" : "À force de juger, on finit, presque fatalement, par perdre jusqu’au goût d’expliquer. (… Or) les sciences se sont toujours montrées d’autant plus fécondes (…) qu’elles abandonnaient, plus délibérément, le vieil anthropocentrisme du bien et du mal".
Les outils existent pour appréhender l’histoire de la mémoire. On le sait de la mémoire collective qui est une représentation sélective du passé qui participe à la construction identitaire d’une société (ou d’un groupe donné). J’ajoute quelques outils d’analyse complémentaires que je propose : les régimes mémoriels rendent compte de ces configurations mémorielles stabilisées sur un temps significatif et fondées sur des figures réelles, fantasmées ou virtuelles. Mais, d’une part, une dominante n’implique pas la disparition des mineures. Plutôt que d’imaginer des disparitions et des réapparitions subites, parlons mémoire forte / mémoire faible. Encore faudra-t-il se demander comment un événement est retenu par la mémoire collective. L’évidence voudrait que ce soit lié à son importance. Mais tant d’exemples nous conduisent à nuancer. Tel est le cas de l’exode de mai et juin 1940. Voilà un événement majeur aux yeux de l’historien. Or que constate-t-on depuis la guerre ? Il y a des livres, des films, des documentaires mais, pour l’instant, l’exode de mai-juin 1940 n’est pas un événement structurant de la mémoire collective. Pourquoi ? Si la mémoire collective "sélectionne" ce qui participe à la construction identitaire de la société française, que faire avec la honte, la peur, la fuite, quelquefois le vol ? Rien. Au sens strict, cet événement n’a pas de sens, d’utilité sociale. Il faut donc comprendre les conditions de la mise en récit mémoriel.
Cérémonie du transfert des cendres de Jean Moulin (1899-1943) au Panthéon. Paris, décembre 1964. © LAPI/Roger-Viollet
Le résistant, figure mémorielle dominante ?
Tous ces mécanismes sont à l’oeuvre qui rendent compte d’une chronologie mémorielle dont on mesure qu’elle est bien plus complexe que celle qu’on lit dans les manuels scolaires ou qu’on entend à la télévision. Alignons donc les régimes mémoriels, en gardant bien à l’esprit qu’il s’agit là de dominantes.
1944-1949. Alors, quoiqu’on en dise, toutes les mémoires sont convoquées et entendues. Certes il y en a de plus fortes, comme la mémoire des résistants, et de plus faibles, comme la mémoire juive. Faible encore mais présente, la mémoire des STO. Quant aux Vichystes, ils ne pouvaient « exister » alors qu’en revendiquant d’être une composante du combat des Français contre l’Occupant. Mais, bien sûr, la mémoire forte entre les autres était celle des résistants. Avec de Gaulle au pouvoir jusqu’en 1946, entouré de toutes les composantes de la Résistance, cette figure était à l’évidence la première mobilisable pour reconstruire le pays et affirmer sa présence au monde.
1949-1957. La situation change complètement à la fin des années 1940. Mais ne nous trompons pas : toutes les mémoires de la guerre s’effondrent, y compris celle de la Résistance qui est cependant partie de plus haut. On oublie le contexte. À l’agenda, deux événements majeurs vont s’inviter et imposer un nouveau régime mémoriel : la guerre froide et les guerres coloniales. Inutile d’insister sur le fait qu’une nouvelle géographie géopolitique se dessine à partir de 1947. Deux exemples pour mesurer les conséquences de ce chamboulement : la lutte devenue prioritaire contre l’Union soviétique et les pays sous tutelle a entraîné en France, après le départ des communistes du Gouvernement, un raidissement de la politique nationale à l’encontre des résistants communistes étrangers, ainsi du Parti communiste espagnol dissous en 1950 et nombre de ses militants expulsés. Côté bloc soviétique, le ciblage des anciens cadres de la résistance communiste étrangère en France lors des grands procès ajoute à la confusion. Le nom d’Artur London résume à lui seul ce brouillage mémoriel : dans les années 1950, toute une branche de la résistance communiste était condamnée au silence par le PCF lui-même. Mais, à la guerre froide, s’ajoutent bien sûr les guerres coloniales. Entre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, l’agenda n’était guère à des combats mémoriels sur la Seconde Guerre mondiale. Le résultat est là : le régime mémoriel des années 1950 est caractérisé par un affaiblissement de toutes ses composantes. En nuançant. Ainsi, certes la mémoire de la déportation des Juifs était d’autant plus faible qu’elle était partie de moins haut, mais on aura garde de ne pas oublier la publication du Journal d’Anne Frank qui connaît un succès phénoménal dans les années 1950, en France aussi.
1958-1969. Quand le général de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il doit sa légitimité à un événement : l’appel du 18 juin 1940. Tout le reste est la conséquence de ce geste improbable. Il sera alors moteur d’une politique mémorielle offensive qui met au coeur du nouveau régime mémoriel la figure du résistant. Rien n’est plus symbolique que l’entrée de Jean Moulin au Panthéon le 19 décembre 1964. Cette centralité de la figure du résistant est d’autant plus forte que le principal parti d’opposition, le Parti communiste, développe une politique mémorielle parfaitement convergente.
Le travail mémoriel naît de la société civile
1969-1984. Un nouveau régime mémoriel s’ouvre avec le départ du général en 1969 et, un an plus tard, son décès. Mais ce n’est pas du tout la figure de la victime juive qui prédomine. Pas encore. On met souvent en avant Robert O. Paxton et sa France de Vichy (1972 aux États-Unis, traduction française 1973) et Serge Klarsfeld et son travail d’avocat, d’historien et de militant de la mémoire. Mais ce qui prédomine alors et dont témoignent des documentaires comme le Chagrin et la pitié et plus encore Français si vous saviez, c’est l’image d’une France veule, lâche, largement collaboratrice. C’est en quelque sorte la légende noire qui semble alors s’imposer. Mais la référence à la persécution des Juifs est encore marginale. Pour autant la figure (négative) de Vichy émerge bien dans ce contexte.
Beate Klarsfeld, militante de la mémoire, devant l’ambassade d’Allemagne en France dans les années 1970. Avec son mari Serge Klarsfeld, elle a mené une action militante pour la reconnaissance de la Shoah et de la responsabilité des hommes impliqués dans sa mise en oeuvre.
© Heritage-Images/Keystone Archives/akg-image
1985-2007. La figure de la victime juive s’impose bien plus tard qu’on le dit en général. Le mécanisme à l’oeuvre est d’ailleurs intéressant car à l’inverse de 1958, le travail naît de la société civile, de l’activisme mémoriel et judiciaire de Serge Klarsfeld, de son double ouvrage historique sur Vichy-Auschwitz (1983 et 1985) et de celui de Marrus et Paxton sur Vichy et les Juifs (1981). Cela gagne ensuite, via des vecteurs comme la télévision et, en particulier, Jean-Marie Cavada. Sur fond du procès Barbie, c’est la société française qui est alors gagnée. L’État ne viendra que dix ans plus tard, avec le fameux discours de Jacques Chirac. On le comprend, la figure de Vichy est toujours là, et toujours plus négative que jamais. Mais elle se concentre sur une seule composante de sa politique : sa contribution à la déportation des Juifs de France.
2007-2021. Les choses ne s’arrêtent pas là. Sous la pression de proches souverainistes, Henri Guaino et Max Gallo, Nicolas Sarkozy esquissa un nouveau régime mémoriel qui fasse davantage appel à l’image du résistant. Cependant, Simone Veil et Serge Klarsfeld veillaient, se méfiant des souverainistes mais aussi des initiatives qu’on dira brouillonnes du nouveau président. Toutefois, un processus était engagé et, de fait, avec son successeur, s’affirma une forme de convergence mémorielle qui, donc sous François Hollande élu en 2012, devint la règle. Prenons deux moments forts qui l’illustrent : l’inauguration du Mémorial de Drancy en septembre 2012 et la panthéonisation de quatre résistants, deux femmes et deux hommes, en mai 2015.
Cérémonie du 70e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv, mémorial de Drancy, 16 juillet 2012. © Bertrand Guay/AFP
Nous voilà donc avec six régimes mémoriels successifs, loin du schéma binaire qui reste la règle. Et encore avons-nous dû limiter les références parasites qui rendent mieux compte du caractère souvent plus complexe de chaque épisode. Et encore n’avons-nous pas encore conclu sur ce qui s’est engagé avec Emmanuel Macron. On devine bien la volonté de rehausser la figure du résistant dans un message global qu’il veut mobilisateur et porteur de valeurs. On voit également que les attentats terroristes illustrent bien le dilemme. Les attentats de novembre 2015 avaient à l’évidence mis en avant la figure de la victime. Pourtant, qu’il s’agisse des intervenants policiers, pompiers ou personnels soignants, des voisins qui ont ouvert leurs portes ou des aidants de première ligne, ou même à constater combien l’entraide l’a emporté sur le chacun-pour-soi, il y avait bien place pour la figure du héros. L’attentat qui a coûté la vie à Arnaud Beltrame, puis l’assassinat de Samuel Paty, plus héros que victime, évoquent une autre voie. Cette référence aux attentats est volontaire, comme l’est celle à la Covid-19 où la mémoire collective se construit dans la contemporanéité de l’événement autour de la figure du héros soignant. Cela montre, en effet, qu’un double élargissement s’impose : on ne peut pleinement comprendre la mémoire segmentée de la Seconde Guerre mondiale, celle de la Résistance ou celle de la persécution des Juifs, si l’on ne prend pas en compte l’ensemble des composantes ; et l’on ne peut pleinement comprendre les aléas de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale si l’on ne regarde pas ce que sont les mouvements de la mémoire collective en d’autres thématiques. À l’image des travaux de sciences dites dures, on est sûr ainsi de ne pas attribuer ce qu’on voit à un artefact de segmentation et de ne pas perdre des éléments d’explication qui dépassent notre seul objet d’étude.