La mémoire des colonisations et décolonisations

Sous-titre
Entretien avec Gildas Riant - Professeur d’histoire-géographie et membre du CEREG

Partager :

Humboldt Forum, Berlin, 12 février 2021. © Riesebusch

Gildas Riant est professeur d’histoire-géographie. Membre du CEREG (Centre d’études et de recherches sur l’espace germanophone), il prépare actuellement une thèse en Études germaniques sur "la colonisation dans les manuels scolaires d’histoire français, allemands et autrichiens depuis la fin des années 1980" à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle.

 

Corps 1

Gildas RIANT

Gildas Riant. © Droits réservés

 

Peut-on parler, en France et en Allemagne, d’une mémoire coloniale ? Quel regard porte chacun des deux pays sur sa propre période coloniale ?

Une mémoire coloniale s’affirme dans les deux pays, mais l’intensité et la chronologie de cette montée en puissance mémorielle présentent des spécificités des deux côtés du Rhin. La colonisation et la décolonisation n’y tiennent pas la même place, ni dans la mémoire collective, ni dans les débats de l’espace public. Ceci est essentiellement lié à leurs passés, notamment à leurs passés coloniaux, mais aussi à leurs caractéristiques migratoires contemporaines.

En France, la mémoire d’une histoire coloniale pluriséculaire est devenue un sujet central dans le débat public depuis les années 1990. On parle d’hypermnésie et de "guerre des mémoires". Colonisés, colonisateurs ou colons rapatriés, combattants des guerres coloniales, mais aussi descendants de ces témoins, représentent une part non négligeable de la population française. Ils portent une mémoire plurielle et clivée, avec des représentations et parfois des revendications opposées.

L’Allemagne est dans une situation sensiblement différente. La colonisation allemande en Afrique, en Asie et en Océanie ne dure qu’une quarantaine d’années, entre 1884 et 1919 - si l’on excepte de brèves tentatives aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elle est plus tardive et s’achève plus précocement, en 1919, lorsque le traité de Versailles retire à l’Allemagne toutes ses colonies, lui évitant la gestion d’une décolonisation plus ou moins violente. La fin de l’empire colonial allemand a ainsi plus d’un siècle. Par ailleurs, l’immigration ne vient pas majoritairement des anciennes colonies allemandes, même si ces immigrés peuvent être des descendants de colonisés par d’autres pays. La période coloniale s’est progressivement effacée de la mémoire collective allemande. Mais elle se réveille depuis les années 2000. Elle est désormais un sujet sensible, de plus en plus étudié et débattu, avec toutefois une intensité moindre qu’en France.

 

Carte des empires coloniaux

Carte des empires coloniaux français et allemands. © Questions internationales, N°107-108, « Géopolitique des océans », mai-août 2021.

 

Y a-t-il en Allemagne, une politique associée à la mémoire de l’Empire colonial et des décolonisations ? Par qui ? L’État, les associations, etc. ?

Le contrat de gouvernement signé en 2018 par la CDU-CSU et le SPD mentionne explicitement la nécessité de travailler l’histoire et la mémoire coloniales allemandes dans un paragraphe évoquant aussi les dictatures nazie et communiste. La colonisation commence à faire partie intégrante de la politique mémorielle de l’État fédéral allemand. Celle-ci revêt des enjeux nationaux et internationaux, politiques et diplomatiques. La Namibie, ancien Sud-Ouest africain allemand, occupe une place particulière. Après une décennie de débats, l’Allemagne a reconnu officiellement en 2015 la qualification de génocide (Völkermord) pour la répression de la révolte des Hereros et des Namas (1904-1907). En 2018, elle a restitué des crânes et d’autres ossements. Mais la question des excuses et des réparations reste en suspens.

La politique mémorielle est aussi portée par d’autres acteurs, publics ou privés. Des municipalités soutiennent des associations qui travaillent dans une perspective postcoloniale visant à identifier et, éventuellement, à supprimer les traces du passé colonial dans l’espace public. Ce mouvement militant a émergé dès les années 1980 avec des actions pour changer le nom de certaines rues, mais il prend désormais une nouvelle ampleur. Sa médiatisation participe à la réactivation de la mémoire coloniale en Allemagne.

En revanche, il n’y a pas de politique mémorielle des décolonisations pour la raison déjà évoquée.

 

Politique coloniale allemande

Politique coloniale allemande dans le Sud-Ouest Africain (actuelle Namibie). Prisonniers héréros gardés par un soldat, 1904. © Roger-Viollet

 

En France, le souvenir des guerres de colonisation fait l’objet de journées nationales mais aussi d’expositions temporaires ou permanentes dans nos musées. Qu’en est-il en Allemagne ?

Si la question de la commémoration des guerres de décolonisation ne se pose pas en Allemagne, la mémoire des militaires ayant participé à l’expansion coloniale est désormais aussi controversée, comme le montre le cas du général Lettow-Vorbeck. Le dirigeant des troupes coloniales allemandes en Afrique orientale pendant la Première Guerre mondiale meurt en 1964 avec les honneurs officiels, mais, désormais, les casernes qui portent son nom font l’objet de débats.

Les expositions se multiplient. Des musées réorganisent leurs collections ou proposent des expositions temporaires, dont certaines dans une perspective postcoloniale. En 2013-2014, le Münchner Stadtmuseum a ainsi organisé une exposition au titre explicite : "Decolonize München". Le musée national de l’histoire allemande de Berlin (DHM), qui accorde une place limitée à la période coloniale dans ses collections permanentes, a aussi consacré une exposition temporaire au "colonialisme allemand" en 2016-2017.

Les polémiques sur le Humboldt-Forum illustrent le réveil de la mémoire coloniale allemande. Deux questions dominent les controverses sur l’installation des collections provenant du musée ethnologique de Berlin et de l’université Humboldt dans le château des Hohenzollern reconstruit au coeur de Berlin : le contexte de l’acquisition de ces collections et la légitimité de ce type de musée, accusé de reproduire les représentations coloniales en opposant culture occidentale et cultures extra-européennes. Le rôle joué par l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy, coauteure en 2018 d’un "rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain", souligne la dimension transnationale de ces débats avec des transferts franco-allemands.

 

Humboldt Forum, Berlin

Humboldt Forum, Berlin, 12 février 2021. © Riesebusch

 

Quelles sont, des deux côtés du Rhin, les attentes de l’opinion, des anciens combattants ou encore des associations vis-à-vis de cette mémoire ?

Il semble délicat de généraliser les attentes de l’opinion vis-à-vis de la mémoire coloniale. Il y a des deux côtés du Rhin, comme dans les autres sociétés occidentales, un courant d’opinion qui réclame une plus grande prise en compte du passé colonial et critique la permanence des représentations coloniales, notamment des représentations racistes. Les actions menées récemment contre les statues de Colbert et de Bismarck s’inscrivent dans cette dynamique internationale.

Ces revendications font davantage débat en France, où l’opinion est plus divisée, comme l’ont montré les débats en 2005 sur la loi prescrivant l’enseignement des effets positifs de la colonisation. Les revendications mémorielles des témoins de la colonisation et des guerres de décolonisation ou de leurs descendants s’opposent. Par ailleurs, la Troisième République française et le Second Empire allemand, régimes qui ont mené l’expansion coloniale à la fin du XIXe siècle, n’occupent pas la même place dans l’imaginaire des deux pays. En France, la remise en cause du personnel politique ou militaire du régime qui a aussi installé la démocratie et gagné la Première Guerre mondiale suscite davantage de réticences.

 

Dégradation de la statue de Colbert

Dégradation de la statue de Colbert à Paris, 23 juin 2020. © Samuel Boivin/NurPhoto/NurPhoto via AFP

 

Quelle place cette mémoire occupe-t-elle dans les manuels scolaires français et allemands ?

La place de cette mémoire dans les manuels reflète les évolutions des programmes. Il est difficile de généraliser le cas allemand car l’éducation y est une prérogative régionale. La conférence permanente des ministres de l’éducation des Länder (KMK), organisme suprarégional en charge de l’harmonisation des programmes, a toutefois publié en 2014 une directive recommandant d’intégrer la question du colonialisme dans l’enseignement.

On observe des évolutions communes aux deux pays depuis les années 2000. Le fait colonial occupe une place plus importante avec une plus grande attention aux effets négatifs sur les populations colonisées. Il est désormais traité dans des chapitres spécifiques. La colonisation nationale est aussi davantage développée avec un tropisme algérien en France et un tropisme namibien en Allemagne. Les Länder de Berlin et du Brandebourg ont adopté en 2015 de nouveaux programmes pour le premier niveau du secondaire. La question coloniale s’y déploie sur deux niveaux dans plusieurs chapitres. Une étude sur la longue durée de "l’expansion européenne et le colonialisme du XVIe siècle au début du XXe siècle" propose notamment de s’appuyer sur l’exemple de la Prusse et du Brandebourg pour le colonialisme et le commerce des esclaves aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des études thématiques intègrent les représentations ou les violences coloniales dans des périodes ou processus historiques plus larges : la construction de "l’Autre" à travers les "stéréotypes racistes depuis l’impérialisme" ou l’extermination des Hereros et des Namas dans une partie sur les génocides et les crimes de masse au XXe siècle. Si ces sujets sont développés dans les manuels, ils peuvent toutefois ne pas être traités en cours car ce sont des modules facultatifs.

La mémoire coloniale constitue aussi un objet d’étude explicite. Les différences entre les deux pays traduisent des approches didactiques spécifiques. En France, la mémoire est davantage historicisée. En 2011, une "lecture historique" des mémoires de la guerre d’Algérie a été introduite au lycée - au choix avec les mémoires de la Seconde Guerre mondiale. En Allemagne, c’est davantage la mémoire présente dans la société actuelle qui sert de base à une réflexion et à une prise de position des élèves sur des sujets contemporains comme le racisme, notamment lorsque le cours d’histoire est dispensé dans un cadre pluridisciplinaire.

Outre l’enseignement en classe, comment cette mémoire se transmet-elle aux jeunes générations en France et en Allemagne ? Y a-t-il une transmission au sein des familles ?

En France, une part importante de la population a potentiellement une mémoire familiale de la colonisation. Cette mémoire est aussi portée par d’autres vecteurs, comme le cinéma, la littérature ou la chanson, le rap notamment. La situation est sensiblement différente en Allemagne. Il y a peu ou pas de transmission mémorielle familiale, en tout cas pour la colonisation allemande. La distance temporelle est trop grande pour qu’il y ait une transmission par des témoins vivants. Les productions cinématographiques ou littéraires sur cette question sont moins développées et ne s’adressent pas prioritairement aux jeunes.

L’Allemagne a-t-elle été confrontée, comme la France, à un rejet d’un pan de cette histoire ?

Plus qu’un rejet, il y a plutôt eu en Allemagne une phase d’amnésie, due principalement à l’éloignement dans le temps et à l’importance d’autres périodes dans la mémoire collective. La mémoire du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale (à laquelle est venue s’ajouter celle de la RDA) a saturé et domine encore le paysage mémoriel allemand. Cette mémoire projette d’ailleurs son ombre sur celle de la colonisation. Si la notion de Sonderweg, ou "voie particulière" allemande, est contestée, les historiens interrogent les continuités entre la colonisation et le Troisième Reich, notamment pour le génocide en Namibie.

Le terme d’amnésie reste d’ailleurs à discuter. La mémoire coloniale est restée présente dans les années 1920 et 1930, en partie adossée à une politique de révision du traité de Versailles. L’histoire coloniale allemande a aussi été travaillée en RDA pour des raisons idéologiques avec une lecture marxiste du colonialisme. Les historiens est-allemands avaient accès aux archives des ministères chargés de la colonisation, conservées à Potsdam. En RFA, dès le milieu des années 1960, puis surtout les années 1980, des historiens et des associations se sont intéressés à ces questions. Mais le phénomène est resté marginal au regard des évolutions récentes marquées par une renaissance de l’histoire coloniale depuis les années 2000 et une plus grande sensibilité de l’opinion aux problématiques postcoloniales.

Quels sont aujourd’hui les enjeux associés à cette mémoire, notamment en termes d’enseignement et de transmission ?

Dans son rapport sur "les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie" remis en 2021, Benjamin Stora souligne le risque d’une "communautarisation des mémoires" et la difficulté à construire un récit commun dans un contexte de réveil et d’affrontement de ces mémoires. Ces constats peuvent être étendus à la mémoire coloniale de façon plus générale. L’enseignement de l’histoire a, avec d’autres disciplines, un rôle majeur à jouer qui ne doit pas être réduit à une simple finalité thérapeutique de réconciliation mémorielle. La mémoire coloniale est une question vive qui interroge et mobilise toutes les finalités de l’histoire scolaire : civiques, culturelles ou identitaires et intellectuelles.

Deux enjeux dominent dans les deux pays. Le premier porte sur la place et la nature du traitement du passé colonial dans les programmes. Il est lié à la question plus large de l’intégration des histoires ou mémoires minoritaires, notamment celles portées par les enfants de l’immigration. Cette question n’est pas nouvelle, mais elle prend une nouvelle dimension avec les évolutions démographiques. En France, le débat est plus vif et plus polarisé. Il est régulièrement médiatisé à l’occasion des changements de programmes ou des élections. Il oppose ceux qui refusent la "repentance" ou le "sadomasochisme national et colonial" et ceux qui dénoncent un "continuum colonial" dans le projet républicain.

L’affirmation de la différence entre mémoire et histoire constitue un second enjeu. La méthode historique implique distanciation critique, contextualisation et prise en compte de la diversité des points de vue. Elle permet d’analyser la complexité des situations historiques et des constructions mémorielles. La distinction entre connaissance et reconnaissance, entre histoire et mémoire semble toutefois théorique quand on demande à l’école de transmettre une histoire commune, mais aussi de fabriquer une mémoire collective.

 

La rédaction