La part croissante des femmes dans toutes les armées du monde
Avant le XXe siècle, la présence de femmes dans l’armée n’est pas admise, le port des armes étant considéré comme incompatible avec la féminité. Les revendications sont alors vaines et les transgressions de cette norme de genre, rares. Avec le XXe siècle, débute la féminisation des armées. Si les conflits contemporains amplifient la mobilisation féminine, il n’en reste pas moins que la part des femmes dans les armées du monde reste encore aujourd’hui bien en-deçà de celle des hommes.
Pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité, la guerre a été un domaine réservé aux hommes. À quelques exceptions près, les normes sociales et les interdictions formelles ont servi à exclure les femmes des forces armées, tandis que les hommes étaient censés se battre, tuer et mourir au combat. Ces dernières années cependant, le nombre de femmes combattant dans les guerres a considérablement augmenté et la tendance est à l'intégration d'un plus grand nombre d’entre elles dans les armées nationales. Alors que, par le passé, les États choisissaient de risquer l'invasion ou la défaite avant même d'envisager d'envoyer des femmes en première ligne, il est aujourd'hui courant d'entendre des hommes politiques et des chefs militaires vanter les avantages de forces de combat mixtes. Les craintes concernant l'impact potentiellement négatif des femmes sur la cohésion du groupe de soldats masculins ont été remplacées par le désir de recruter davantage de personnel féminin ; et plus de vingt États autorisent aujourd'hui les femmes à combattre en première ligne. Le rôle des femmes en temps de guerre a donc évolué de manière significative au fil du temps. Aujourd'hui, les femmes soldats représentent une part croissante du personnel militaire dans les armées du monde entier. Mais qu'est-ce qui explique ce changement historique ?
"Camp Follower"
Tout d'abord, il est important de noter que si les femmes ont été relativement sous-représentées sur les champs de bataille de l'histoire, cela ne signifie pas qu'elles ont été absentes du système de guerre au sens large. En fait, les femmes ont été présentes de toutes sortes de manières, assumant une variété de rôles et faisant campagne pour une plus grande inclusion, cela depuis que la guerre constitue un moyen de régler des différends entre les États. Depuis les révolutions française et américaine, la participation à un conflit armé est considérée comme faisant partie intégrante de la citoyenneté, de sorte que la performance d'une personne sur le champ de bataille peut être vue comme l'expression de son engagement envers l'État. Mais à l'exception d'un petit nombre d’entre elles qui se sont déguisées en hommes pour participer aux combats, les femmes n’en avaient généralement pas le droit et étaient reléguées au rang de "camp follower".
La Vivandière, Jean Henry Marlet, lithographie, 19e siècle. © Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Anne-Sylvaine Marre-Noël
Ce terme désigne les groupes de civils, hommes, femmes et enfants, qui suivent les armées et effectuent toute une série de services nécessaires au soutien de l'effort de guerre et à la poursuite des combats. Cela signifie que les femmes faisaient la cuisine, le ménage et les soins infirmiers en échange d'un salaire ; certaines parce qu’elles souhaitaient échapper aux restrictions sociales imposées par la société ordinaire et étaient attirées par le sentiment d'aventure associé à la vie militaire ; beaucoup pour accompagner leurs maris et leurs amants à la guerre ; d'autres encore pour gagner leur vie en vendant des faveurs sexuelles. Pourtant, malgré leur proximité avec les hommes sur le champ de bataille et le rôle essentiel que ces femmes jouent pour faire tourner la machine de guerre dans les coulisses, les "camp follower" se voient refuser le statut de soldat et leurs contributions sont généralement jugées insignifiantes.
L'exclusion des femmes
Cette position subalterne n'échappe pas aux femmes de la France révolutionnaire, comme Théroigne de Méricourt, qui, en 1792, milite en faveur du droit des femmes à porter des armes en tant qu'expression de l'égalité des citoyens. De Méricourt fait également campagne pour un bataillon exclusivement féminin mais ses demandes s’avèrent très impopulaires. En 1793, un décret pour renvoyer officiellement les "femmes inutiles" de l'armée est publié. Dans le cadre d'une tendance qui se poursuit pendant la majeure partie du XIXe siècle en Europe, seules les blanchisseuses et les cantinières, qui nettoient les vêtements et gardent les hommes nourris et abreuvés, sont autorisées à rester. Les armées d'État devenant de plus en plus professionnalisées au fil du temps, les vivandières en sont complètement écartées. Des services infirmiers féminins distincts commencent à voir le jour au tournant du XXe siècle mais le port des armes reste incompatible avec les notions liées à la féminité. La profession militaire est réservée aux hommes qui, à l'époque, possèdent non seulement le physique considéré comme le plus approprié pour une forme de guerre de plus en plus industrialisée, mais aussi le pouvoir politique de la citoyenneté.
"Appel aux Femmes Françaises" lancé par le gouvernement de René Viviani le 7 août 1914 afin de mobiliser les femmes des campagnes
pour assurer les moissons et les vendanges. © Musée de la Grande Guerre de Meaux
Conflit total et premières femmes soldats
Les choses commencent à changer avec l'avènement de la guerre totale et le début de la Première Guerre mondiale. Au cours de celle-ci, la proportion de femmes travaillant à l'extérieur du foyer augmente de manière significative. Des millions d'hommes étant mobilisés, les femmes investissent principalement des postes dans l'industrie manufacturière et l'agriculture, sur le front intérieur, mais nombre d'entre elles apportent également leur soutien aux soldats, sur les lignes de front, en servant en tant qu’infirmières, médecins, ambulancières et traductrices. Certaines, dans de rares cas, servent même sur le champ de bataille. Milunka Savić, une femme serbe, se déguise ainsi en homme pour combattre et devient la femme soldat la plus décorée de l'histoire.
En Russie, des bataillons spéciaux de femmes sont créés et déployés sur le champ de bataille, dont un surnommé "le bataillon de la mort". Dirigé par une femme officier nommée Maria Botchkareva, il est formé dans le but de faire honte et de pousser à l’action les hommes ne voulant pas se battre. Pourtant, au lieu de se rabattre sur un scénario d'exceptionnalisme féminin et d'autonomisation, comme on pourrait s'y attendre aujourd'hui, Botchkareva écrit dans sa biographie que les femmes qu'elle commande n'étaient "plus des femmes, mais des soldats", car combattre tout en conservant sa féminité était un concept encore largement inconcevable.
À la fin de la Première Guerre mondiale, de nombreux pays européens, ainsi que le Canada et les États-Unis, constatent que la contribution collective des femmes à l'effort de guerre est devenue un argument convaincant pour leur accorder le droit de vote. Ce changement sociétal ne s'est toutefois pas accompagné d'une volonté politique d'intégrer officiellement les femmes dans les armées nationales. Certains États, comme la Finlande et la Suède, créent des organisations paramilitaires exclusivement féminines pendant l'entre-deux-guerres, mais interdisent toujours aux femmes de manipuler des armes. À l'exception de l'URSS, qui déploie quelque 800 000 femmes, cette situation reste inchangée pendant toute la durée de la Seconde Guerre mondiale.
Milunka Savić (1890-1973), héroïne de guerre serbe. © Musée de la Grande Guerre de Meaux
Des résistances encore prégnantes
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les femmes sont de nouveau appelées à assumer des "rôles d'hommes". Nombreuses sont celles qui travaillent en usine, libérant ainsi les hommes pour le combat. Certains pays commencent par ailleurs à renforcer leurs forces armées en créant des unités auxiliaires spéciales pour le personnel féminin. Néanmoins, la plupart des femmes sont cantonnées à des postes d'infirmières, d'administratrices et de secrétaires. Certaines participent plus activement aux combats, en pilotant des avions ou en conduisant des véhicules mais, même dans ces cas, les femmes n'ont pas le droit de pénétrer dans la zone de combat. Au Royaume-Uni par exemple, il revient aux femmes de charger les canons antiaériens mais il leur est strictement interdit de tirer. Et si la France libre s'illustre par un corps de volontaires qui recrute des femmes et leur confie des rôles très dangereux, il reste tabou de donner des armes aux femmes.
Arrivée d'un détachement de la France Libre en gare de Lyon à Paris, 11 novembre 1944. © Agence LAPI/ECPAD / Défense
Ainsi, les armées nationales et les forces partisanes de la Seconde Guerre mondiale sont réticentes à déployer des femmes, même si leur situation est désespérée et malgré l'effondrement partiel des rôles de genre qui accompagne le bouleversement radical causé par la guerre totale. En Europe et aux États-Unis, de plus en plus de femmes commencent à intégrer les forces armées de leurs pays respectifs, principalement en tant que personnel de soutien et personnel médical, mais aussi en tant que pilotes, tireurs d'élite et espionnes. Dans presque tous les cas cependant, l'engagement des femmes dans l'armée est considéré comme une aberration par rapport à la norme et leur participation reste très limitée pendant la période d'après-guerre. En effet, ce n'est qu'à la fin de la guerre froide que les choses commencent vraiment à changer pour les femmes dans l'armée. Et même à ce moment-là, l'intégration se fait de manière inégale, par à-coups, et souvent en dépit de protestations considérables.
Quatre pilotes de F-15 Eagle de la 3e escadre se dirigent vers leurs jets respectifs, base aérienne d'Elmendorf, Alaska, 5 juillet 2006.
© U.S. Air Force photo by Tech. Sgt. Keith Brown/Wikimedia Commons
Légiférer en faveur de l'égalité
À l'époque de la guerre froide, les femmes participent à divers conflits, notamment au Vietnam, en Afrique du Sud, en Argentine, à Chypre, en Iran, en Irlande du Nord, au Liban, en Israël et au Nicaragua. Néanmoins, le recours aux femmes dans la guerre est principalement limité aux groupes armés non étatiques et leur participation est généralement justifiée par des motifs d'exception. Comme lors de la Seconde Guerre mondiale, les guérillas féminines mènent des missions de renseignement, des assassinats et des attaques terroristes, mais elles ne participent que rarement aux combats. En outre, les femmes qui combattent sont souvent démobilisées et formellement exclues des forces armées des nouveaux États dès que la paix est rétablie, ce qui laisse certaines idées traditionnelles sur les rôles des hommes et des femmes en temps de guerre fermement ancrées dans les esprits. Pendant tout ce temps, les femmes des armées des États occidentaux restent confinées dans les unités auxiliaires à ségrégation sexuelle qui avaient été créées pendant la Seconde Guerre mondiale et ne sont pas autorisées à combattre ou à jouer un rôle en rapport avec le combat.
À partir des années 1970 cependant, les choses commencent à changer. Les armées nationales dissolvent et incorporent progressivement des unités auxiliaires exclusivement féminines dans leurs principales structures organisationnelles ; et les rôles qui avaient jusqu'alors été fermés aux candidates, y compris les postes de soutien au combat, deviennent plus accessibles aux femmes. Cela s'explique en partie par le fait que les armées occidentales abandonnent peu à peu la conscription au profit de forces professionnelles entièrement volontaires, ce qui entraîne une pénurie d'hommes et un besoin correspondant de femmes pour combler le vide. Mais le moteur le plus important du changement institutionnel et culturel est sans doute le mouvement des femmes des années 1960 et 1970, qui s’attache à démanteler les stéréotypes sexistes et à modifier les perceptions du public quant à la place "appropriée" des hommes et des femmes dans la société. L'introduction de la législation sur l'égalité des chances a été particulièrement importante, car elle est devenue un argument politique que les militantes féministes ont pu utiliser dans leur campagne pour une plus grande représentation en politique et dans la vie publique en général.
Des soldats français attendent l'arrivée du ministre français de la Défense avant leur départ pour le Mali dans le cadre de l'opération militaire Serval,
base militaire de Miramas (Bouches-du-Rhône), 21 janvier 2013. © GERARD JULIEN/AFP
En 1975, par exemple, les États-Unis introduisent une législation permettant aux femmes d'intégrer les académies militaires, ouvrant ainsi la voie à une augmentation du nombre de recrues féminines. La plupart des armées de l'OTAN connaissent des changements similaires tout au long des années 1980. Puis, en 1989, la Commission canadienne des droits de l'homme juge discriminatoire l'interdiction faite aux femmes de jouer un rôle au combat, ce qui déclenche une vague de contestations judiciaires réussies pour les mêmes motifs dans d'autres pays. En Amérique, en Europe et en Israël, des femmes commencent à servir sur des navires de guerre de surface et comme pilotes de chasse pour la première fois. Du début des années 1990 à aujourd'hui, ce processus d'intégration mixte s’accélère, de sorte que les restrictions imposées aux femmes au combat, y compris dans l'infanterie, sont levées dans la plupart des grandes armées occidentales. Il est difficile d'obtenir des données exactes, mais on estime qu'une vingtaine d'États autorisent aujourd'hui les femmes à combattre en première ligne.
Une nouvelle normalité ?
Malgré cette évolution normative considérable en faveur de la diversité et de l'inclusion dans les armées nationales, les femmes restent une minorité dans la plupart des armées du monde. Après avoir ouvert les rôles de combat aux femmes pour la première fois en 2000, l'armée française compte aujourd'hui 16,5 % de femmes, ce qui en fait l'une des armées les plus féminisées au monde. Pourtant, même parmi les États membres de l'OTAN, le nombre moyen de femmes dépasse à peine 12 %. Ainsi, pour les partisans de l'intégration des femmes, les changements décrits ici sont attendus depuis longtemps, mais ils sont incomplets. D'innombrables femmes soldats ont combattu et sont mortes pour leur pays, il n'est donc que juste que leurs sacrifices passés et leurs contributions actuelles soient reconnus. En effet, à l'heure où la guerre reprend en Europe, les idéaux démocratiques nous rappellent une fois de plus le pouvoir qu'ils détiennent encore et le principe bien connu selon lequel les armées les plus efficaces sont celles qui sont perçues comme les plus légitimes et les plus représentatives aux yeux de la population.
Traduit de l’anglais