La place des témoins
Les cérémonies commémoratives offrent une place de choix aux témoins des événements remémorés. Aujourd’hui, le témoignage n’est pas seulement un "outil scénographique", il apparaît comme un élément indispensable de l’acte de commémoration, du travail de mémoire en amont, à sa ritualisation le jour de la cérémonie.
Les témoins des conflits, combattants et victimes civiles, tiennent une place à part dans les commémorations nationales et locales organisées par le ministère des armées et ses partenaires territoriaux tels que les préfectures, les collectivités ou encore l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) et les associations. Temps d’hommage et de reconnaissance, les cérémonies s’adressent souvent à eux et ils y apportent, par leur présence, un ancrage historique incarné. Cependant, leur rôle ou leur autorité morale peut excéder ce cadre, et les témoins sont souvent des acteurs des temps commémoratifs, dans leur préparation, mais aussi pour aider la société à entrer dans un processus qui permette aux participants de passer du travail de mémoire au recueillement juste, sincère et responsable. Les actions menées par les mémoriaux, ici représentés par le Mémorial national de la prison de Montluc, et la présence d’acteurs lors de cérémonies nationales, telles que celles commémorant le débarquement de Normandie, sont deux illustrations, parmi tant d’autres, de cette place à part.
"Fixer la parole dans un rituel commémoratif"
Le Mémorial national de la prison de Montluc se situe dans les murs mêmes de l’ancienne prison. Établissement pénitentiaire voué à la destruction en 2009, le site rouvre ses portes en 2010, permettant ainsi au public de découvrir son histoire, mais également aux rescapés de revenir sur le lieu de leur internement en 1943-1944. Après cette première étape qui fut parfois difficile, les rescapés sont rapidement devenus des témoins. Rôle pleinement investi à l’occasion des commémorations, notamment la cérémonie annuelle du 24 août, date anniversaire de la libération de la prison, à laquelle ils participent. Ils incarnent alors les mémoires du lieu. Cependant, la vocation d’un Mémorial et de ses témoins ne se limite pas à la présence des rescapés, aussi symbolique soit-elle, aux grandes dates rythmant le calendrier commémoratif. À Montluc, en ces lieux où leur vie a basculé, les rescapés sont positionnés comme des acteurs à part entière, car comment comprendre leur présence aux cérémonies sans connaître leurs parcours et la portée du lieu ?
La volonté de transmettre leur histoire a donc rapidement excédé le cadre commémoratif afin de le précéder. C’est en permettant des rencontres entre le public et les témoins que l’opportunité est donnée aux jeunes générations de saisir pleinement les dimensions de ce lieu de mémoire, en leur offrant la possibilité de découvrir, de comprendre, d’échanger pour mieux commémorer. Ainsi, le public, et la jeunesse en particulier, assiste à une cérémonie et entre dans un processus mêlant recueillement, compréhension et questionnement. Un tel processus permet à ceux qui ont pu entrer dans ce travail de mémoire de devenir les relais d’une parole sans jamais se substituer aux témoins qu’ils ont rencontrés. Il est ainsi primordial pour le Mémorial national de la prison de Montluc de permettre ce cheminement, cette prise de conscience, afin que le lieu opère pleinement son rôle commémoratif, et devienne le théâtre du dialogue entre ces différentes générations. À cet effet, la Journée internationale en mémoire des victimes de l’Holocauste et en prévention des crimes contre l’Humanité le 27 janvier, constitue un exemple éloquent de ce travail. À l’occasion d’une cérémonie, sont regroupés aux côtés des autorités et du monde combattant, plus de 200 jeunes lyonnais dont les ambassadeurs de la mémoire du Mémorial. Chacun d’eux maîtrise alors les clés de compréhension pour saisir pleinement l’histoire du site dans lequel il se trouve, la parole du témoin qui résonne et le symbole du temps commémoratif auquel il participe. Un temps commémoratif partagé sur d’autres sites de mémoire par des témoins et ambassadeurs qui se rassemblent pour se souvenir du passé et faire preuve de vigilance pour ne plus avoir à le revivre. À l’heure de la disparition des témoins de certains conflits, il est important que les cérémonies et les sites parviennent à relayer ces paroles essentielles, pour mieux les fixer dans un rituel commémoratif.
Les messages de paix des vétérans de Normandie
En Normandie, il existe un lien particulier, quasi charnel, entre le public qui vient du monde entier pour assister aux commémorations et les vétérans des nations alliées, qui sont les véritables VIP de ces rendez-vous. Encore présents en nombre assez significatif, en dépit de leur âge avancé, dans les grandes cérémonies qui ont marqué le 70e et même le 75e anniversaire du Débarquement de Normandie en 2014 et l’année dernière, certains d’entre eux ont été des acteurs à part entière des commémorations.
Cette participation active au déroulement des cérémonies a commencé très tôt sur le territoire normand. On se souvient ainsi avec émotion du message d’espoir et de paix dédié aux jeunes générations, délivré par Jacques Vico, ancien combattant volontaire de la Résistance, au cours de la cérémonie internationale qui a marqué en 2004 le 60e anniversaire du Débarquement à Arromanches (Calvados), en présence des chefs d’État et de gouvernement alliés et, pour la première fois, allemand.
Mais l’image la plus forte fut peut-être la scène qui s’est tenue sur la plage de Ouistreham (Calvados) en final de la cérémonie internationale du 6 juin 2014 : Léon Gautier, vétéran français du commando Kieffer et Johannes Börner, vétéran parachutiste allemand, se donnant l’accolade devant 19 chefs d’État et de gouvernement, 1 800 vétérans, 6 000 invités et plus d’un milliard de téléspectateurs. Ennemis d’hier et frères d’aujourd’hui, leur geste fraternel est resté dans toutes les mémoires et symbolise à lui seul l’esprit qui préside aujourd’hui à l’évocation du 6 juin 1944.
Léon Gautier, ancien du commando Kieffer, et Johannes Börner, ancien soldat allemand, à la cérémonie internationale du 70e anniversaire du débarquement de Normandie.
© P. Villebeuf/Le Parisien/MAXPPP
Il est également intéressant de constater qu’avant le début de la manifestation officielle marquée par l’arrivée des chefs d’État et de gouvernement, il existe aussi une forme de communion laïque entre les vétérans et le public venu leur rendre hommage. Il est ainsi d’usage au sein du cimetière américain de Colleville-sur-Mer à Omaha Beach d’appeler nominativement chacun des vétérans présents et d’indiquer son unité d’appartenance en 1944 ainsi que son origine géographique. Cette séquence hors temps officiel est toujours l’occasion d’ovationner chacun de ces héros et de lui rendre un hommage individuel.
À l’issue de la séquence commémorative, il est aussi d’usage que les vétérans se prêtent volontiers à des échanges directs avec les spectateurs qui sont venus également pour les voir en chair et en os, les approcher, les photographier, faire dédicacer des ouvrages ou des tee-shirts, leur exprimer leur gratitude et leur admiration, voire même les toucher dans un élan quasi-mystique. Certaines scènes ne sont pas vraiment éloignées d’une rencontre entre une rock star et ses fans ! C’est aussi cela qui caractérise l’atmosphère si particulière qui peut régner en Normandie les 6 juin. Cette dimension mémorielle est tellement exceptionnelle qu’il n’est pas rare que des vétérans de la Seconde Guerre mondiale ayant combattu sur d’autres fronts ou encore des anciens de Corée ou du Vietnam viennent eux aussi en Normandie le 6 juin pour ressentir cette émotion collective si particulière.