La politique des otages sous l'Occupation
Un article de Denis Peschanski et Thomas Fontaine
La politique des otages sous l'Occupation
L'exécution d'otages a longtemps été l'un des marqueurs de la mémoire nationale de la France des années noires. Parce que la mort était au rendez-vous, bien sûr, mais aussi par qu'elle apparaissait, en ces circonstances, comme un paroxysme de l'occupation révélant la cruauté ultime qui veut qu'on assassine des hommes non pour ce qu'ils ont fait mais pour terroriser en guise de représailles. Enfin, parce qu'elle signait une forme d'aveu d'échec en creusant un fossé de sang entre l'occupant nazi et la population française.
Après la victoire des armées allemandes en juin 1940, les premiers objectifs stratégiques de l'occupant sont parfaitement clairs et restent de mise tout au long de l'Occupation. Il faut ponctionner les richesses locales. Il faut également assurer la sécurité des troupes et autres services allemands. La volonté sécuritaire est très directement liée à notre sujet car elle explique pourquoi, en 1941, l'exécution d'otages est une réponse à ce qui est perçu comme une menace, mais aussi pourquoi elle ne fut pas utilisée auparavant n'étant pas, aux yeux des Allemands, justifiée par la situation.
L'intérieur du camp de Choisel, juillet 1941. Source : Amicale de Châteaubriant - Voves-Rouillé
Dans la panoplie des outils répressifs dont il dispose, l'occupant privilégie dans un premier temps les procédures classiques, judiciaro-policières. Il ne s'interdit pas non plus, mais bien moins massivement que le gouvernement de Vichy, l'internement administratif. Les représailles collectives sont aussi de mise quand l'auteur de délits n'est pas trouvé : on désigne même des otages parmi les notables, mais la désignation ne débouche pas encore sur l'exécution.
Un rassemblement à l'intérieur du camp de Choisel. Source : Amicale de Châteaubriant - Voves-Rouillé
C'est alors le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF, le commandement militaire) qui a la main à Paris. À côté il y a certes la Sipo-SD sous la houlette de Knochen, mais cette structure, appelée dans le langage commun Gestapo (la Gestapo étant en fait le service exécutif de la Sipo-SD), n'eut qu'un poids marginal au début. Elle n'eut de cesse de grignoter les pouvoirs de police réservés, au début, à l'armée. La question des otages fut cruciale dans ce conflit de compétences.
L'exécution d'otages est donc par principe, dès 1940, un recours possible. Mais l'été 1941 marque à l'évidence une rupture majeure car la configuration change totalement. L'agression allemande contre l'Union soviétique rompt le pacte germano-soviétique et les systèmes de représentations se réorganisent : pour les Allemands, la nouvelle ligne de front permet de développer la thématique du "judéo-bolchevique" qui est bientôt au cœur de la politique des otages. Pour les communistes, la guerre n'est plus impérialiste, opposant des puissances également responsables des malheurs du monde, elle devient juste, appuyée sur une alliance antinazie et antifasciste des nations et des peuples. Dès lors le Parti communiste français (PCF) s'engage dans la lutte armée, d'autant plus que les défaites rapides de l'Armée rouge sur le front de l'Est imposent une forme de diversion sollicitée par l'Internationale communiste. Le front est partout. Le 21 août 1941, Fabien (Pierre Georges) exécute l'aspirant de marine Moser au métro Barbès.
Un code des otages
Après l'attentat de Barbès, les autorités allemandes s'engagent dans des exécutions d'otages pour répondre aux attentats. Cela commence par l'annonce que "tous les Français en détention de quelque nature que ce soit par les services allemands ou pour des services allemands en France" sont considérés comme otages. Le 16 septembre, à la demande d'Hitler, Keitel fixe par décret le ratio à 50 ou 100 "communistes" exécutés pour un soldat allemand. En France, les règles sont fixées le 28 septembre par Otto von Stulpnagel, Militäberfehlshaber in Frankreich, dans un "code des otages".
Wilhelm Keitel en 1934. Source : Deutsches Bundesarchiv (German Federal Archive). Libre de droit.
De leur côté les dirigeants communistes se trouvent confrontés à un triple obstacle : la pression policière devient trop forte à Paris . nombre de militants se montrent réticents devant un type d'action qui relève davantage de la tradition anarchiste que communiste . la population n'accepte pas, alors, cette forme de lutte. Ce sont donc des militants parisiens qui abattent les 20 et 21 octobre 1941 le Feldkommandant de Nantes et un conseiller d'administration militaire de Bordeaux. En guise de représailles, 48 otages sont exécutés à Châteaubriant, à Nantes et au Mont Valérien, puis 50 à Souge, près de Bordeaux.
Après une nouvelle vague d'attentats au début du mois de décembre, ce sont 95 communistes et/ou Juifs qui subissent le même sort. Les Juifs ont été sélectionnés dans le camp de Drancy, les communistes dans ceux de Compiègne et de Châteaubriant, dans les prisons de Fresnes, de la Santé ou de Fontevrault et au Fort de Romainville.
Camp de Compiègne, mai 1943. P. Feldkirchrer, aquarelle sur papier. Source : Mémorial de la shoah.
Immédiatement, les principaux acteurs, en France, savent que le principal enjeu tient dans l'opinion et non dans l'efficacité militaire de tels actes de résistance. Les actions militaires se mesurent à l'aune du politique. Cela vaut donc pour les trois acteurs de l'affaire, le PCF, Vichy et l'occupant. On cherchera en vain la revendication de l'attentat de Barbès dans L'Humanité clandestine. Quand viennent les exécutions d'otages, l'argument de la terreur est retourné contre les Allemands et, quand est constaté le rejet massif dans l'opinion publique de ces représailles massives, le PCF peut développer un argumentaire du type : œil pour œil, dent pour dent. Les observateurs de la préfecture de police de Paris ne s'y trompent pas. Dans un rapport daté du 27 décembre 1941, quelque temps après les exécutions de la mi-décembre, on peut lire que "devant cette situation, les dirigeants communistes ont décidé de réagir énergiquement et d'exploiter au maximum l'indignation de la population (...). Ils vont (...) tenter d'entraîner tous les Français à s'associer à leur action terroriste en les incitant à venger les victimes innocentes de la répression allemande et à venger les assassins. Cette propagande risque de trouver des échos favorables dans les milieux sociaux en raison du mécontentement et de l'hostilité que provoquent les méthodes de répression des autorités allemandes et il faut s'attendre à une recrudescence des actes de terrorisme". Dans une directive de février ou mars 1942, Jacques Duclos, le chef de la résistance communiste en France, est explicite : il s'agit de rompre avec l'apathie de la société et il est convaincu que si les attentats se multiplient, la répression ne pourra pas suivre.
Cet enjeu de l'opinion vaut aussi pour le régime de Vichy qui, avant même les premiers attentats, avait connu une étape de radicalisation. Ainsi, la création effective des sections spéciales est bien postérieure à l'attentat de Barbès, mais Darlan lui-même, le vice-président du conseil, demandait dès le 25 juin 1941 qu'on mît d'urgence à l'étude "l'institution d'une juridiction d'exception". Après l'attentat et la mise en place de ces juridictions d'exception, la tension devient extrême et l'occupant multiplie les pressions, tandis que Vichy prend bien conscience du danger qu'il court lui-même s'il est associé à des exécutions d'otages. Dans le bouleversement de l'automne, le ministre de l'Intérieur français, Pierre Pucheu, va très loin puisque son chargé de mission, Chassagne, participe peu ou prou au choix des otages qui sont finalement exécutés à Châteaubriant. L'erreur est fatale et Pucheu plaide immédiatement pour l'autonomie de sa police dont, à juste titre en l'occurrence, il évoque l'efficacité. En ne pouvant empêcher la radicalisation nazie, l'État français se trouve à nouveau fragilisé lui qui a choisi la collaboration d'État.
Mars 1944. En Algérie se déroule le procès de l'ex ministre de l'intérieur du gouvernement de Vichy, Pierre Pucheu qui sera condamné à mort et fusillé. Source : SHD
Les militaires du MBF mesurent aussi les conséquences politiques de ces exécutions d'otages. On en prendra deux exemples. Le Kreiskommandant de Châteaubriant est chargé le 23 octobre 1941 de l'exécution des 27 du camp de Choisel, parmi lesquels on compte le tout jeune Guy Môquet. Un document exceptionnel permet de connaître dans le détail le déroulement de l'opération qui montre, à chaque étape, à la fois l'héroïsme des martyrs et l'attitude des autorités. Il s'agit du rapport établi en janvier 1942 par l'Inspecteur général adjoint des services administratifs à l'attention de Pucheu. Rappelons que les 27 sont mis à l'écart dans une baraque du camp où ils écrivent leurs dernières lettres à leurs proches. Ils sortent en chantant La Marseillaise et L'Internationale, chants repris dans tout le camp. Franchissant la barrière du camp, ils passent entre deux haies de gendarmes. Fait exceptionnel, le chef du camp ordonne à ses hommes de présenter les armes en l'honneur des futures victimes. Les soldats allemands conduisent les 27 jusqu'à la clairière.
Mont Valérien. La clairière des fusillés. Source : MINDEF/SGA/DMPA - Jacques Robert
L'exécution s'opère par groupe de 9. Aucun interné n'accepte de mettre le bandeau qui lui est proposé. Quand tout est terminé, le Kreiskommandant se tourne vers le chef de camp et le sous-préfet : "Les vainqueurs de cette journée - leur dit-il - sont ceux qui sont morts".
Le MBF, Otto von Stülpnagel, voit les choses de plus loin, mais il n'est pas loin de partager le jugement de son subalterne, en plus politique cependant. Dès la veille de l'exécution, et encore à la suite de la vague de la mi-décembre, il alerte ses supérieurs en signifiant les dégâts politiques majeurs d'une telle politique. Le 15 janvier 1942, il demande les pleins pouvoirs pour choisir les méthodes à privilégier pour lutter contre le "terrorisme". Le mois suivant, il se rend à Berlin pour s'en expliquer avec Hitler . il n'est reçu que par Keitel, qui le désapprouve. Pour autant ce n'est pas l'humaniste qui parle, c'est le politique. Il est convaincu que persévérer dans la politique des otages, c'est se couper davantage de l'opinion tout en fragilisant le relais vichyssois, c'est aussi remettre en question l'efficacité de la répression de la police française. Il ne recule d'ailleurs pas devant les mesures extrêmes. Il met en oeuvre une déportation massive vers l'Est de Juifs et de communistes en guise de représailles (toujours la lutte contre le "judéo-bolchevique"). Prévu fin décembre, le premier convoi est repoussé pour des raisons techniques. De fait, les premiers convois de la "solution finale", en mars et en juin 1942, sont des convois de représailles, formés "d'otages juifs". Le 6 juillet 1942, un convoi de près de 1200 otages communistes quitte Compiègne.
Camp de Royallieu (Oise), départ du 1er convoi de déportés pour Auschwitz, le 27 mars 1942.
Source : Mémorial de la shoah.
Vers une autre politique
Désapprouvé sur le fond par Keitel, Otto von Stülpnagel démissionne. Bien que remplacé par son cousin Karl, il accélère ainsi un processus largement engagé qui aboutit le 1er juin 1942 à l'installation officielle de Karl Oberg comme chef suprême de la police et de la SS en territoires occupés.
Pierre Laval et Carl Oberg à Paris, le 1er mai 1943. Source Deutsches Bundesarchiv (German Federal Archive). Libre de droit.
Le contrôle de la police est donc passé des militaires à la Sipo-SD. Pour autant, Oberg a bien compris les enjeux. Profitant du retour au pouvoir de Laval et de la nomination de Bousquet comme secrétaire général à la Police, il privilégie la collaboration des polices. Pour Bousquet, c'est un moyen d'affirmer l'autorité de l'État français, y compris en zone nord, quitte à prendre en charge la réalisation des objectifs de l'occupant. Pour Oberg, il s'agit d'être efficace. À son procès, après guerre, il dira d'ailleurs : "Nous avions intérêt à ce que la police française soit réunie dans une seule main (...). Conformément à l'accord que j'avais établi avec Bousquet, la police française agissait de façon indépendante dans une ligne de conduite commune avec la police allemande et sous la responsabilité de Bousquet."
On ne pouvait être plus clair. La "politique des otages" n'est pas pour autant abandonnée, mais les exécutions sont regroupées pour augmenter leurs effets d'intimidation et laisser le temps aux policiers de rechercher les coupables. 88 otages sont ainsi fusillés le 11 août 1942. Ils sont 116 le 21 septembre, soit la plus importante de toute l'Occupation. Mais Oberg se rend compte que le protocole qu'il privilégie n'est pas plus efficace. Il doit en outre constater que cela risque de gêner la réquisition des travailleurs que permet la nouvelle loi française du 4 septembre 1942. Dans le même temps, la police française est très efficace. La fusillade envisagée pour le 15 octobre est ainsi repoussée puis ajournée. La politique des otages est suspendue. Il n'y eut qu'une exception à la nouvelle règle : après l'attentat contre Ritter, le représentant en France du Gauleiter Sauckel, par les FTP-MOI de la Région parisienne, 50 otages pris au fort de Romainville sont exécutés en octobre 1943.
Après la suspension de l'automne 1942, les otages qui n'ont pas été fusillés sont déportés dans des convois spécifiques : la Sipo-SD décide en effet de les déporter vers un camp de concentration en utilisant la garantie du secret offerte par le décret dit depuis Nacht und Nebel, en fait Nomen Nescio, l'équivalent de "X" en allemand. Des centaines de résistants et d'otages sont ainsi envoyés dans le secret des camps de concentration du Reich.
Entre septembre 1941 et octobre 1943, ce sont donc 735 personnes qui sont exécutées comme otages dans le commandement militaire allemand de Paris. Si l'on ajoute les 75 otages du Nord et du Pas-de-Calais, relevant du commandement de Bruxelles, on aboutit au chiffre de 810.
La carrière des fusillés à Châteaubriant. Source : MINDEF/SGA/DMPA - JP Le Padellec
Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, CHS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et CNRS.
Thomas Fontaine, doctorant, CHS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et CNRS, chercheur associé à la Fondation de la Résistance.
Revue "Les Chemins de la Mémoire n° 196" - Juillet/Août 2009 pour MINDEF/SGA/DMPA
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