Le char Renault FT 17
La Première Guerre mondiale qui fut, dans ses premières semaines, la dernière guerre du XIXème siècle se transforma, dès l'automne 1914, en guerre industrielle, c'est-à-dire en premier conflit du XXème siècle.
Parmi les nombreux exemples de la mobilisation des usines, figure en bonne place la réalisation et la production massive du char Renault FT 17 qui, en 1918, permit dans une large mesure la victoire des Alliés sur les Empires centraux.
En août 1914, aucun belligérant ne se doute que ce conflit mondial durera quatre longues années. Tous s'accordent au moins sur un point : la guerre ne prendra que quelques semaines et, deux ou trois batailles décisives fixeront le sort des nations. Aussi, rien n'a été prévu pour "alimenter la bataille" si ce n'est quelques commandes d'entretien.
Dès septembre 1914, après la célèbre bataille de la Marne on s'aperçoit, d'un côté comme de l'autre, qu'un conflit moderne nécessite la mobilisation des armées mais aussi des usines. Pour la France qui est devenue le principal champ de bataille par lequel passe la victoire ou la défaite des Alliés, l'invasion de ses régions du Nord et de l'Est est une véritable catastrophe.
En effet, avant le conflit, ces territoires lui assuraient 75 % de son charbon, 81 % de sa fonte, 63 % de son acier, 85 % des fils et étoffes de lin, 94 % de sa laine, 75 % de son sucre (de betterave) mais aussi d'établissements "dont la plupart étaient de construction toute récente, munis d'un outillage moderne tout à fait perfectionné, assurant une production intensive et économique". Ainsi la France va devoir faire face à la première guerre industrielle avec seulement 25 % de son charbon, 19 % de sa fonte et 37 % de son acier du temps de paix. Aussi, l'appel aux matières premières étrangères va-t-il être massif et entraîner, par ricochet, la chute du célèbre Franc or.
La naissance du char d'assaut
L'idée même d'une automobile, blindée et armée date d'avant 1914. De tels engins appelés automitrailleuses apparaissent au cours de la première décennie du XXème siècle dans de nombreux pays. Leur coût en limitera grandement la diffusion. Ainsi, l'automitrailleuse française Charron, Girardot et Voigt entièrement blindée et armée d'une mitrailleuse en tourelle coûte, en 1906, l'équivalent de 2285 fusils Lebel, soit l'armement d'un régiment d'infanterie ! De plus, ces véhicules 4x2 alourdis par leur blindage sont incapables de se mouvoir en terrain inconsistant.
Dès 1903, certains inventeurs européens imaginent de remplacer la roue par la chenille comme le capitaine français Levavasseur avec son projet de "canon autopropulseur". La faible vitesse des engins chenilles basés sur les tracteurs agricoles du type Holt, interdit leur emploi dans la bataille de mouvement que tous les états-majors prévoient.
Lors des trois premiers mois du conflit, apparaissent des automitrailleuses de circonstance armées d'une mitrailleuse qui n'étaient, en fait, que de simples voitures de tourisme "militarisées" rapidement dotées d'un blindage de fortune. Dès le mois de septembre l'armée française commence à recevoir de véritables engins blindés de combat à roues sous la forme d'automitrailleuses et d'autocanons. Le début de la guerre de position stoppe leur développement dès l'automne 1914 car ces engins sont incapables de franchir une tranchée et d'évoluer sur le terrain bouleversé du champ de bataille. Dès la fin de cette année, de nombreux inventeurs proposent des engins capables d'écraser les réseaux de fils de fer barbelés qui entravent la progression de l'infanterie. Pour la plupart, ils relèvent de l'utopie comme le rouleau compresseur blindé ou n'offrent qu'une solution approchée à ce qui sera plus tard le char d'assaut.
Fin 1915, le colonel Estienne qui commande le 22ème Régiment d'Artillerie propose un projet d'engin blindé sur chenilles directement dérivé du tracteur Baby Holt que l'Artillerie emploie pour la traction de ses pièces lourdes. L'idée séduit, d'autant que le colonel Estienne ne se contente pas, comme les autres inventeurs d'imaginer un engin, mais définit d'une manière claire et précise son concept d'emploi.
Ce sera la naissance de l'Artillerie Spéciale avec le premier engagement des chars français à Berry-au-Bac le 16 avril 1917. Les chars français seront du type Schneider dont la conception est directement issue des idées du colonel (bientôt général) Estienne puis, du type Saint-Chamond, oeuvre des services techniques. Les deux engins seront commandés respectivement à 400 exemplaires soit un total de 800. Toutefois, la surcharge de l'outil industriel français, même si son développement a été remarquable depuis 1914, ne permettra pas de solder les commandes initiales avant la fin de l'été 1918.
Le char léger Renault FT 17
Dans sa démarche initiale, le colonel Estienne imagine de faire tracter par l'engin armé, une remorque capable d'emporter une vingtaine d'hommes à l'abri du blindage. Techniquement, cette formule ne sera pas poursuivie, l'infanterie accompagnera les chars en les suivant à pied.
Toutefois, le colonel Estienne n'abandonne pas la formule de "fantassin blindé" à travers un véhicule monoplace. Il s'avère rapidement qu'un homme ne peut conduire et combattre tout à la fois, il faut que les deux fonctions soient séparées. Avec un équipage de deux hommes, l'engin ne peut être que léger et, à quantité de matière et de budget égaux, il pourra être construit en plus grand nombre que les chars Schneider et Saint Chamond plus lourds, soit respectivement 12,5 et 22 tonnes. Pour accroître l'efficacité du char, on placera l'armement dans une tourelle à révolution totale.
Fin novembre 1916, la fiche technique du futur engin est définie entre le général Estienne et l'industriel Louis Renault. Elle porte sur : un poids de quatre tonnes, un moteur de 40 ch, un blindage à l'abri de la balle perforante de 7,92 mm allemande dite balle "S", une vitesse de 12 km/h (celle horaire et réglementaire des convois automobiles de l'époque), l'armement sera constitué d'une mitrailleuse, équipage de deux hommes et la puissance massique sera de 10 ch. Un prototype est commandé le 12 décembre 1916 pour une livraison à la mi-mars 1917.
Fin décembre 1916, une maquette d'aménagement en bois est présentée par Louis Renault qui s'est beaucoup investi dans ce projet. Dès lors, les critiques pleuvent surtout de la part de la Direction du service automobile qui n'a pas été partie prenante dans l'affaire et qui veut absolument écarter le général Estienne qui, à ses yeux, "n'est qu'un amateur éclairé". On s'inquiète particulièrement du service de la mitrailleuse par un seul homme. Toutefois, les critiques s'éteignent en mai 1917 après les essais menés en mai 1917 par des officiers des chars qui viennent de participer à l'attaque de Berry-au-Bac et qui déclarent : «Nous concluons donc à l'adoption immédiate du char Renault ainsi aménagé et à sa construction intensive».
Mais entre temps, une commande initiale de 1000 exemplaires a été suspendue suite à l'intervention des services techniques qui par ailleurs encouragent la réalisation de deux autres chars légers concurrents du Renault, le Peugeot et le Delaunay Belleville. Mais le haut commandement français veille et la commande est rapidement rétablie et même portée à 1150 exemplaires, dont 650 chars canon de 37 mm et 500 chars mitrailleuse.
Le général Pétain qui, le 15 mai 1917, remplace le général Nivelle à la tête des armées françaises du Nord et de l'Est va encore plus loin et demande à ce que l'on porte à 3500 le nombre de chars légers Renault à fabriquer en 1918.
L'organisation industrielle
Comme, à partir du premier trimestre 1917, les commandes de chars légers FT 17 ne cessent d'augmenter, Louis Renault va mettre en place un véritable plan industriel de production. Très inspiré par les méthodes d'Henry Ford, il veut produire un char comme on produit des voitures de tourisme.
Au départ, l'industriel est très optimiste, trop d'ailleurs. En effet il s'engage à livrer 2000 FT 17 entre juillet et novembre 1917, soit une production moyenne de 400 chars/mois ! La réalité sera bien différente car on manque de matières premières et surtout d'une main d'oeuvre qualifiée.
En fait, les usines Renault ne livreront entre août et décembre 1917 que 84 chars dont une trentaine en acier doux pour l'instruction des équipages. Anticipant sur ses besoins, Louis Renault écrit le 16 avril 1917 au ministre de l'armement : «II faut que les matières premières parviennent aux usines dans des délais convenables et, de plus, que l'usine puisse obtenir de l'extérieur les concours suivants : les engrenages des déducteurs de vitesse devront venir de l'extérieur forgés et ébauchés de tours, l'usine devra également recevoir de l'extérieur des vilebrequins forgés. Les aciéries Paul Girod à Ugine devront fournir les coupoles (NDA : les tourelles) dans les délais convenables . la maison Holtzer devra fournir les aciers des engrenages et même fournir une grande partie des engrenages forgés et estampés. Les tôles de blindage devront être fournies perforées et découpées au gabarit et traitées. Les aciéries Paul Girod pourront peut-être se charger des tôles de 6 et de 8. Il resterait à chercher le fournisseur pour la tôle de 16 (NDA : ce sera la société Fichet, spécialisée dans les coffres forts). Enfin, il faudrait mettre à la disposition de la maison Renault, 150 tourneurs, 50 raboteurs ou fraiseurs, 100 ajusteurs». Mais le manque de matières premières ne permettra pas aux sous-traitants de livrer en temps et en heure et il faudra se retourner vers la Grande-Bretagne pour obtenir au compte goutte et au prix fort, les aciers à blindage nécessaires pas toujours de bonne qualité (mauvaise cémentation, 40 % de rébus). L'absence d'acier est telle que la grande poulie de renvoi, située à l'avant du char est réalisée en bois ! Le manque de main d'oeuvre fera qu'en 1918, on pensera faire appel aux prisonniers de guerre volontaires pour lancer la construction de 300 chars lourds de 70 tonnes aux Forges et Chantiers de la Méditerranée ! Pourtant, malgré toutes les difficultés rencontrées, Renault va réussir à livrer à partir de mars 1918 près de 200 chars légers par mois dont 278 en juillet. Ce mois-là, le ministère de l'armement porte à 4700 exemplaires le nombre de Renault FT 17 en commande. Pour accélérer les fabrications, Louis Renault est invité dès avril 1917 à rechercher d'autres constructeurs français et américains pour produire sous licence son FT 17. Les entreprises françaises Berliet, Somua et Delaunay Belleville se lanceront ainsi dans la production en série du char léger pour 3880 exemplaires plus les 3940 commandés à Renault, soit au total 7820 FT 17.
Le recours aux industriels étrangers
Dès son apparition, le char FT 17 suscite beaucoup d'intérêt chez les alliés de la France dont en particulier l'armée américaine mais aussi l'armée italienne.
En fait, la fabrication sous licence aux Etats-Unis sera acquise pour un total de 4800 exemplaires dont 1200 pour la France, le reste pour l'armée américaine. En Italie, le groupe Fiat se prépare à produire 1500 exemplaires. Aux Etats-Unis le FT 17 baptisé "6 tons M 1917 tank" est construit en série à partir de 1918 mais aucun ne sera envoyé en Europe. Aussi, les équipages du Tank Corp en France recevront 216 FT 17 de fabrication française. Les "6 tons" connaîtront une longue carrière dans l'armée américaine avant, pour partie, d'être envoyés au Canada pendant la Seconde Guerre mondiale pour l'instruction des équipages de chars. En Italie, le char FT 17 ne sera pas produit en tant que tel mais sous la forme d'une copie améliorée, le Fiat 3000, qui n'apparaîtra qu'au début des années 1920.
Le char de la Victoire
Disponible en grand nombre à partir de l'été 1918, le char léger FT 17 a été sans conteste le char de la Victoire pour l'armée française qui, grâce en grande partie à lui, a pu stopper puis repousser l'offensive allemande de la dernière chance.
Le FT 17 représente aussi une victoire sur le plan industriel pour un pays amputé dès l'été 1914, d'une part considérable de ses ressources minières et industrielles. Il symbolise à lui seul, l'effort de guerre prodigieux réalisé par la France entre 1914 et 1918. Par ailleurs, ce char a été le premier réellement industrialisé et ne sera rejoint sur ce point que par les chars T-34 soviétiques et Sherman américains pendant la Seconde Guerre mondiale.