Le débarquement de Provence (15 août 1944)

Sous-titre
Par Robert Mencherini, professeur d’université en histoire contemporaine

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Août 1944. Italie, golfe de Tarente, soldats de l'Armée B en partance pour les côtes de Provence à bord d'un chaland LCT (Landing Craft Tank)

Le débarquement allié sur les côtes provençales qui commence dans la nuit du 14 au 15 août 1944 est très loin d’être improvisé. Le projet et son opportunité sont débattus à plusieurs reprises lors des conférences interalliées de 1943. Il est de nouveau évoqué à la conférence Eureka de Téhéran, en novembre-décembre 1943, à laquelle participe, pour la première fois, l’Union Soviétique en la personne de Joseph Staline.

Corps 1

Baptisé Anvil (l’Enclume), il est conçu comme complémentaire d’un débarquement en Normandie (dit Hammer – le Marteau - puis Overlord) qui répond à la demande pressante de Staline de l’ouverture d’un second front en Europe. Les troupes allemandes seraient ainsi prises en tenaille, les forces alliées venues du Sud venant épauler celles débarquées en Normandie. Un état-major interallié, installé à Alger sous le nom de code "Force 163", étudie et affine Anvil.

Mais l’accord entre Alliés laisse subsister d’importantes divergences entre, d’une part, Américains et Français (ces derniers devant, à la différence d’Overlord, participer largement au débarquement de Provence) et Britanniques de l’autre. Winston Churchill qui souhaite poursuivre l’offensive en Italie et la prolonger dans les Balkans, de manière à marcher sur Vienne, essaie, jusqu’au dernier moment, sans succès, de faire annuler Anvil.
 

Italie, le 8 août 1944, golfe de Tarente, sur des chalands, les hommes de la 1re DMI (division de marche d'infanterie) et de la 3e DIA (division d'infanterie algérienne) sont conduits à bord des transports de troupes qui vont les mener sur les côtes de Provence.
© Auteur inconnu/ECPAD/Défense
 

La réalisation de l’opération dépend en grande partie de l’évolution de la situation en Italie et de la possibilité d’utiliser des forces jusqu’alors engagées dans la péninsule. En juin 1944, les moyens navals sont insuffisants pour mener de front les débarquements en Normandie et en Méditerranée. La priorité accordée à Overlord conduit à retarder Anvil. Ce retard a des conséquences catastrophiques pour la Résistance en Provence : répondant à l’appel de mobilisation générale autour du 6 juin, elle organise des maquis qui sont, pour la plupart, massacrés. Mais, en dépit des fortes réticences britanniques, et bien que décalée, Anvil est maintenue. Les succès alliés en Italie permettent de mettre à disposition plusieurs divisions et la date d’Anvil, rebaptisée Dragoon, est fixée à la mi-août. Placée sous la responsabilité du général Alexander Patch, commandant de la 7e armée américaine, elle a été précédée par l’envoi de missions interalliées en Provence qui font le point et établissent des liens avec la Résistance, et par des vagues de bombardements qui visent, avec plus ou moins de succès, les fortifications allemandes et les moyens de communication.

Le 15 août, plusieurs interventions se succèdent. Des commandos sont mis à terre dans la nuit sur les îles d’Hyères (Sitka Force, première force de service spécial), à proximité du Cap Nègre (Roméo Force, commandos français d’Afrique) et à la pointe de l’Esquillon (Rosie Force, Groupe naval d’assaut de Corse, décimé par l’arrivée dans un champ de mines). Parallèlement, aux petites heures, des centaines de parachutistes et planeurs sont largués à l’intérieur des terres, dans la vallée de l’Argens, aux abords des villages du Muy et de la Motte. L’opération, en charge de la division aéroportée First AirBorne Task Force (1st ATBF, Rugby Force), commandée par le général Robert T. Frederick est un succès, en dépit de quelques erreurs de parachutage – parfois dramatiques - et de difficultés d’atterrissage. Deux vagues de planeurs (à 9h20 et en fin d’après-midi) complètent le dispositif offensif dans la région du Muy.

Au petit matin, la zone côtière est de nouveau bombardée et, à partir de 8 heures, trois divisions du VIe corps d’armée américain, renforcées par un groupement blindé français, débarquent à l’est de Toulon, depuis Saint-Raphaël jusqu’à Cavalaire : la 3e division d’infanterie américaine (3e DIA), Force "Alpha", dans la zone de Saint-Tropez, à Cavalaire, Ramatuelle et dans l’anse de Pampelone, la 45e division d’infanterie des Etats-Unis (45e DIA), Force "Delta", au nord de Sainte-Maxime, sur les plages de La Nartelle et La Garonette, entre le cap des Sardinaux et Val-d’Esquières, la 36e division d’infanterie américaine (36e DIA), Force "Camel", dans la zone de Saint-Raphaël, au Dramont, Anthéor, et Agay.
 

Le débarquement et la bataille de Provence, 15-25 août 1944
© MINARM/SGA/DPMA/Joëlle Rosello
 

Cet ensemble qui porte le nom de code Kodak Force établit, en lien avec la Rugby Force et les commandos, une tête de pont, de 70 kilomètres sur 30, bordée par une Blue Line (Ligne bleue) allant de Théoule au Cap-de-Léoube (Bormes-les-Mimosas), en passant par le Muy, Le Luc et La Londe.

Il est suivi, dès le lendemain, par le 1er échelon de l’armée B - française -  constitué par la 1re DFL (Division française libre, rebaptisée 1ère DMI, 1re Division de marche d’infanterie), la 3e Division d’infanterie algérienne (DIA) et la 1re Division blindée, 1re DB). L’Armée B, commandée par le général de Lattre de Tassigny mais placée, pour le débarquement, sous direction américaine, regroupe environ 260 000 hommes organisés en cinq divisions d’infanterie, deux divisions blindées et divers groupes (tabors marocains, unités spéciales, commandos, spahis, etc.). Reconstituée en Afrique, engagée en Italie, elle compte, aux côtés des "Français libres", une majorité de soldats africains (pour beaucoup maghrébins).

Les troupes sont acheminées vers la Provence, depuis l’Afrique du Nord, la Corse et l’Italie, par la marine alliée qui compte 2000 navires de guerre ou de transport et plus d’un millier de barges de débarquement.
 

Un LCM de la Royal Navy transportant des jeeps de la 3e DIA (division d'infanterie algérienne) et du 7e RCA (régiment de chasseurs d'Afrique) aborde la plage 262 ou Red beach, appelée plage de Grimaud par les Américains et de la Foux par les Français. 16/08/1944.
© Auteur inconnu/ECPAD/Défense
 

Les forces terrestres de la XIXe armée allemande qui tentent de contenir cet assaut comptent, parmi les divisions en charge du Grand Sud, quatre d’entre elles plus directement concernées (la 338e basée à Arles, les 224e, 242e et 148e appartenant au 6e corps d’armée basé à Draguignan). Pour pallier un affaiblissement dû aux pertes et transferts d’hommes et de matériel sur le front ouest, plusieurs unités allogènes de l’Ost Legion leur sont affectées. Le Sud Wall (mur de la Méditerranée), érigé par l’organisation Todt, se révèle nettement insuffisant en dépit des puissantes batteries qui équipent certains sites, et la marine et l’aviation ne disposent que de moyens limités.

Les troupes alliées débarquées ne se heurtent pas à une défense terrestre ou aérienne solide, hormis quelques points forts. Elles s’avancent rapidement dans deux directions : vers les Alpes et la vallée du Rhône pour les forces américaines ; vers Toulon et Marseille pour l’Armée B. Ces deux ports en eau profonde, Marseille en particulier, constituent des enjeux stratégiques pour l’approvisionnement des armées alliées en marche vers l’Allemagne. Hitler ordonne, le 18 août, le repli de la XIXe armée, mais fait une exception pour Marseille et Toulon qui doivent être défendus jusqu’à la "dernière cartouche" pour éviter leur utilisation par les Alliés.

Corps 2

Le 16 août, les troupes américaines entrent dans Draguignan où la Résistance est déjà passée à l’action. Le 21 août, Hyères et Solliès-Ville sont libérées. Trois divisions françaises prennent Toulon en tenaille tandis que les FFI engagent le combat dans la ville. Ils guident les troupes qui font leur jonction, le 23 août, place de la Liberté, au centre de la cité. Mais les combats continuent encore pendant plusieurs jours. Le 26 août, les Allemands de l’Arsenal du Mourillon se rendent. Il faut cependant attendre le 28 août pour que capitulent, sous des bombardements fournis, le contre-amiral Ruhfus et la base très fortifiée de Saint-Mandrier.
 

Après son débarquement à Marseille, la 5e DB (division blindée) défile dans les rues de la cité phocéenne ; ici un char léger M3 Stuart. Septembre 1944.
© Auteur inconnu/ECPAD/Défense
 

Parallèlement, à Marseille, une avant-garde de la 3e DIA pénètre, le 23 août, dans la ville en grève insurrectionnelle depuis le 19 août et le général de Monsabert s’installe à proximité de la préfecture où siègent le Comité départemental de Libération (CDL) des Bouches-du-Rhône et le Commissaire régional de la République (CRR), Raymond Aubrac. Plusieurs jours sont nécessaires pour réduire les points forts où les Allemands se sont retranchés, comme Notre-Dame-de-la Garde ou le fort Saint-Nicolas. La capitulation est signée le 28 août. Et, le lendemain, un grand défilé réunit, de La Canebière au Vieux-Port, résistants, militaires et nouvelles autorités civiles.

Dans la soirée du 28 août, le général de Lattre envoie un télégramme au général de Gaulle : "Aujourd’hui J+13, dans le secteur de mon armée, il ne reste plus un Allemand autre que mort ou captif" [1]. La plupart des objectifs ont été atteints beaucoup plus rapidement que prévu.

Le bilan extrêmement positif est encore accru, dans les jours qui suivent, par la libération de la Provence orientale. Nice n’était pas un objectif prioritaire pour les Alliés. Rapidement informés que les Allemands décrochent au-delà du Var, ils confient la protection de la zone jusqu’à cette limite à la 1st ATBF du général Frederick qui l’atteint le 27 août. Mais les maquis de l’Organisation de Résistance de l’Armée (ORA) et francs-tireurs et partisans (FTP) du Haut-Pays niçois, avec l’aide d’Américains qui ont franchi le fleuve à leur appel, libèrent Levens le 27 août. Dans la nuit, le CDL des Alpes-Maritimes appelle à l’insurrection à Nice. Les troupes allemandes, harcelées par les FFI, évacuent la ville pour s’installer sur la frontière. La 1st ATBF y fait son entrée le 30 août.

Parallèlement, les troupes françaises et américaines progressent dans la vallée du Rhône et une grande bataille se déroule à Montélimar, libérée le 28 août. L’offensive se poursuit jusqu’à Lyon, libérée le 3 septembre. L’armée B du général de Lattre devient 1re armée française et intègre, par "amalgame", plus de 100 000 FFI. Elle libère Dijon le 11 septembre et fait sa jonction, le mardi 12 septembre à Nod-sur Seine, avec la 2e DB de Leclerc (débarquée en Normandie), tandis que les 3e et 7e armées américaines se rejoignent à Autun.

Très rapidement, les premiers Liberty-ship déchargent hommes et matériel dans le port de Marseille, remis vigoureusement en état par le génie américain, et permettent ainsi de renforcer les colonnes en marche vers l’Alsace et l’Allemagne. La Provence devient une immense base arrière, la Delta Base section, avec la "staging aera" (camp de transit) de Calas, près d’Aix-en-Provence, d’une capacité de 100 000 hommes.

Un bilan positif

Le bilan du débarquement de Provence s’avère très positif à plusieurs niveaux : 

  • D’abord, au niveau des opérations militaires dont le succès entraîne une libération rapide de la région.
  • Ensuite, au niveau de ses conséquences logistiques sur lesquelles revient, dans ses mémoires, le général Eisenhower, ancien chef des armées alliées en Europe : l’utilisation du port de Marseille a été essentielle pour le renforcement et l’approvisionnement de ces armées en marche vers l’Allemagne, via la vallée du Rhône : "Rien, pendant cette période ne nous assura des avantages plus décisifs, ou ne nous aida à consommer la défaite totale de l’ennemi que cette attaque secondaire qui remontait la vallée du Rhône" écrit-il [2].

Enfin, le débarquement de Provence consacre la stratégie gaulliste qui permet la réintégration de la France parmi les grandes puissances victorieuses : le rôle joué dans les combats par l’armée B et la Résistance a de grandes conséquences sur le plan international et la reconnaissance de la France. Celle-ci fait désormais partie du camp des vainqueurs et le général de Lattre de Tassigny ratifie, à Berlin, le 8 mai 1945, au nom de la France, la capitulation allemande.


Par Robert Mencherini, professeur d’université en histoire contemporaine
 


[1] Lattre de Tassigny (général Jean de), Histoire de la première année française Rhin et Danube, Paris, Plon, 1949, 671 p., p. 114.

[2] Dwight D. Eisenhower, Croisade en Europe, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, Paris, traduit de l’anglais par Paule de Beaumont, Robert Laffont, 1949, 593 p., p. 345.