Le dossier Kurt Lischka
Sous-titre
Par Beate & Serge Klarsfeld - Écrivain, historien et avocat de la cause des déportés en France
C’est dans les romans policiers que les nazis vivent traqués, tremblant à chaque grincement de porte dans une lointaine Patagonie. La réalité est tout autre. À part l’arrestation d’Eichmann, organisée et exécutée par les services israéliens, les actions menées contre les criminels nazis l’ont été avec des dossiers et non par des chasses à l’homme clandestines. Au terme d’une enquête minutieuse, le bourreau Kurt Lischka sera confronté à ses crimes et condamné lors du procès de Cologne, en 1980.
Cologne, 1971
Le 21 février, nous sommes à pied d’œuvre à Cologne. Nous garons notre voiture en face de la maison de Lischka (voir diaporama). Nous décidons de sonner à sa porte. Sans doute regarde-t-il par la fenêtre et, voyant un cameraman, préfère-t-il ne pas répondre. Nous sonnons alors à tous les boutons des locataires de l’immeuble et certains nous ouvrent la porte d’entrée et nous indiquent : "M. Lischka, c’est au troisième étage." Sa porte s’ouvre. Après nous être présentés comme un journaliste et sa traductrice, nous le questionnons : "Est-ce que vous reconnaissez avoir occupé le poste de chef adjoint de la SIPOSD en France, celui de chef de la police de sûreté à Paris, avoir été l’un des principaux responsables de la persécution antijuive en France, avoir été le chef du service juif de la Gestapo du Reich en 1938 " "Est-ce que cela vous intéresse de voir les ordres que vous avez signés vous-même ? Vous pensiez peut-être qu’ils avaient été détruits . mais au Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) de Paris les archives du service juif de la Gestapo sont encore conservées et votre signature se retrouve au bas de plusieurs documents. Vous serez jugé et, je l’espère, condamné."
Une éminence grise de la solution finale
Né le 16 août 1909 à Breslau, Kurt Paul Werner Lischka, membre de la SS et du parti nazi, docteur en droit, est entré à la Gestapo de Berlin en 1936. Redoutable travailleur, il monte très vite en grade. Dès 1938, à vingt-neuf ans, il dirige le service des Affaires juives de la Gestapo. C’est lui qui, le 16 juin, a procédé à la première arrestation en masse des Juifs allemands, de 2 000 à 3 000 hommes qu’il a fait transférer à Buchenwald et à Sachsenhausen, et dont 10% mourront dans les deux premiers mois. Le 28 octobre 1938, c’est encore lui qui a dirigé la tragique déportation de nombreux Juifs (plus de 20 000) vers la frontière polonaise. Lischka fut également particulièrement actif dans les arrestations qui suivirent les pogroms de cette nuit du 9 au 10 novembre 1938, devenue tristement célèbre sous le nom de Kristallnacht, la Nuit de Cristal.
Le 1er novembre 1940, Lischka est affecté à Paris, où ses talents d’organisateur et de policier doivent structurer le petit Kommando de la SIPO-SD qui vient de s’y installer. Lorsque la SIPO-SD prend les rênes de la répression en France occupée, en juin 1942, Lischka devient le Kommandeur der SIPO-SD (KdS) de la région parisienne. Il participe à l’organisation de la rafle du Vel’d’hiv’. Précédemment, il avait été promu, en avril, au grade de SS-Obersturmbannführer (lieutenant-colonel). Le 23 octobre 1943, il retourne à Berlin, où il retrouve un rôle clé dans l’administration centrale de l’appareil policier nazi. C’est l’homme de confiance de Müller, le chef de la Gestapo (voir diaporama). Impliqué dans la mise à mort de résistants tchèques et emprisonné à Prague, et bien que susceptible d’être arrêté par les autorités françaises (voir diaporama) Lischka est libéré en 1950 et s’installe à Cologne, où il avait dirigé la Gestapo en 1940.
L’ancien nazi face à ses crimes
Nous avions commencé notre travail aux archives du CDJC en identifiant la signature et le paraphe de Lischka. Conclusion de nos recherches : la Gestapo parisienne, c’est Lischka . les interrogatoires de la rue des Saussaies, c’est Lischka . les grandes rafles de Juifs, c’est Lischka. Toutes les notes préparées par les responsables du service des Affaires juives, Dannecker puis Röthke, sont soumises à Lischka. Il dirige avec un soin méticuleux l’activité de ce service. Il n’y a presque pas de notes et de rapports qui ne soient annotés ou paraphés de son crayon violet. Comme tous les hauts dirigeants policiers SS, Lischka était au courant de l’extermination des Juifs à l’Est.
Le surlendemain de notre visite à Lischka, nous sommes repartis dans la Mercedes de Harry Dreyfus, notre cameraman, pour le 554, Bergisch-Gladbacher Strasse. Il est 7 heures et il fait très froid. À 7h50, Lischka sort. Nous sommes plaqués contre une palissade tout près de la station de métro. Il est vêtu d’un grand manteau . avec ce manteau, son chapeau, ses lunettes et sa serviette noire, il ressemble à un gestapiste. Lischka s’approche de la station, mais traverse la rue dès qu’il nous repère. Il s’engouffre dans la rue parallèle à la ligne de tram en hâtant le pas . puis il accélère vraiment. Nous le filmons à quelques mètres de distance. À ce moment, Lischka s’arrête et repart dans un sens, puis dans l’autre, tandis que nous sommes toujours à côté de lui. Il se met soudain à courir et nous courons à un mètre de lui, tout en le filmant.
Lischka fuyait dans sa propre ville, dans ses propres rues . il se trouvait confronté tout à coup à son passé. La séquence que nous avons enregistrée ce jour-là provoquera en Israël une réelle émotion lors de sa diffusion, et passe aujourd’hui encore sur les télévisions du monde entier quand il est question du sort des criminels nazis.