Le procès de la chambre des députés : les sacrifiés
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Par Boris Danzer (Historien-conseil et éditeur) et Franck Liaigre (Historien, spécialiste de la Résistance et de l’Occupation, membre du CESDIP (CNRS / Ministère de la Justice)
Après l’entrée du Parti communiste français (PCF) en "lutte armée", l’occupant renforce sa politique répressive. Le processus judiciaire se radicalise. À partir de l’été 1941, les membres des groupes armés communistes arrêtés sont jugés par les tribunaux militaires allemands et condamnés, le plus souvent à mort. C’est dans ce contexte que survient le procès des jeunes francs-tireurs communistes du 11e arrondissement.
Ce 4 mars 1942, lorsque Roger Hanlet, Pierre Milan, Acher Semahya, Fernand Zalkinow, Robert Peltier, Christian Rizo et Tony Bloncourt (voir diaporama) sont déférés dans le tribunal militaire allemand du Gross-Paris, ils ne savent pas qu’ils seront les acteurs involontaires d’une première. Les mains menottées dans le dos, ils pénètrent dans la salle des fêtes de l’Hôtel de Lassay, immense salle de bal blanche, rouge et or qui relie la Chambre des députés à la résidence du président au Palais Bourbon. Exceptionnellement transformée en salle d’audience, cette galerie éclairée par cinq lustres monumentaux accueille le premier d’une série de procès "à grand spectacle", organisés par le Militärbefehlshaber in Fankreich (MBF, Commandement militaire allemand en France) à des fins de propagande, à la suite des premiers attentats contre l’armée d’occupation.
L’acquittement ou la mort
Les sept communistes, membres des Bataillons de la Jeunesse, y sont jugés pour activité de francs-tireurs d’août à octobre 1941, qualification qui n'autorise que l'acquittement ou la peine de mort en regard du droit allemand alors en vigueur. L’accusation a retenu 17 attentats, parmi lesquels "des tentatives d’assassinats, des incendies ou des dommages commis sur des garages, sur une station d’émetteurs et sur des voies ferrées...".
Assis sur deux rangs, les accusés font face à trois juges qui siègent derrière une longue table recouverte d’un tapis vert que surplombe un immense drapeau nazi : le conseiller de justice militaire Hans Gottlob, anticommuniste et nazi notoire, dirige les débats, assisté de deux assesseurs (voir diaporama). Aux deux extrémités, le procureur et le greffier se font face. Devant une croisée, une table expose les armes, munitions, explosifs et tracts saisis par la police française lors de ses perquisitions. À leur gauche, assis à côté de l’interprète, le nez plongé dans leurs brèves notes glanées quelques minutes avant l’audience auprès de leurs clients qu’ils ont vus pour la première fois, les six avocats du barreau de Paris commis d’office fourbissent leur plaidoirie. Enfin, à leur droite, se pressent les journalistes et une équipe de cameramen de la Deutsche Wochenschau, les actualités cinématographiques allemandes.
Sept accusés, sept condamnés
En conviant pour la première fois, et dans un lieu aussi symbolique, la "presse autorisée" à couvrir un procès rendu par un tribunal militaire allemand, en l’espèce celui du Gross-Paris, Section B, qui siège d’ordinaire rue Boissy-d’Anglas et à huis clos, le nouveau commandant militaire des forces d’occupation allemandes en France, Karl-Heinrich von Stülpnagel, en attend un "retentissement considérable". Il mise, à l'instar de son cousin Otto von Stülpnagel, auquel il succède depuis quelques jours, sur son effet dissuasif sur l’opinion publique française, qu’il souhaite rendre hostile à la résistance armée. Il s’agit également de prouver aux plus hautes autorités de Berlin que la répression militaire et judiciaire du MBF contre les "terroristes moscoutaires", à laquelle collabore la police française, est plus dissuasive que les exécutions massives d’otages imposées par Wilhelm Keitel, maréchal et commandant suprême des forces armées allemandes (Generalfeldmarschall), dont l’impopularité auprès des Français est, de son point de vue, stratégiquement contre-productive.
Mais qui sont ces inculpés qui n’ignorent pas qu’à l’issue de ce simulacre de procès régulier - un "jugement pour rire" écrira Fernand Zalkinow dans une lettre passée clandestinement le lendemain du verdict - ils seront tous condamnés à mort et fusillés ? Comment ces jeunes ouvriers et étudiants se sont-ils radicalisés ? Comment sont-ils passés à l’été 1941 de la branche propagande aux groupes armés des Jeunesses communistes (JC), un pas que l’immense majorité des communistes refusera de franchir tout au long de l’Occupation ? La question ne peut être tranchée sans rappeler leur extrême jeunesse. Les sept résistants n’ont que vingt ans de moyenne d’âge (ils sont âgés de 18 à 27 ans). Célibataires et sans enfant, les accusés n’ont pas été freinés dans leur engagement par des responsabilités familiales. Jouent également des traits prêtés à leur âge : leur naïveté, que leur chef, Gilbert Brustlein, de quelques années leur aîné, croquera avec drôlerie et tendresse au soir de sa vie . l’insouciance en dépit du danger . la soif d’aventure et d’absolu . la volonté de servir un parti qui, osons une hypothèse, revêt la figure du Père aux yeux des quatre orphelins de père qui servent au sein du groupe Brustlein (Brustlein, Semahya, Rizo et Milan). Leurs supérieurs hiérarchiques souvent leur en imposent. Légèrement plus âgés et mandatés par le parti, ces derniers, jouissant d’une aura façonnée dans la lutte, mettent leur autorité dans la balance pour que leurs cadets, désireux de s’affirmer, fassent "leurs preuves". À l’obéissance due s’ajoute la volonté de suivre "les copains". Les inculpés sont, pour la plupart, issus du même milieu, habitent les mêmes quartiers, pratiquent les mêmes loisirs et fréquentent les mêmes endroits. Si la camaraderie est l’un des principaux ressorts de l’engagement dans la lutte armée communiste, elle expose dangereusement les partisans lorsque la police sonne l’hallali.
La chute du "Groupe Brustlein"
La brigade criminelle de la Préfecture de police de Paris, sise au 36 quai des Orfèvres, découvre la trace des combattants en octobre 1941 grâce à une dénonciation fortuite visant un jeune homme "lié à des gens qui participeraient aux attentats sur les voies ferrées". Ce dernier étant identifié, surveillé et logé, le "36" peut lancer une filature : Pierre Milan et Roger Hanlet sont repérés après quelques jours et immédiatement appréhendés. Dictée par l’urgence de la situation, à l’heure des fusillades d’otages, cette précipitation inhabituelle, potentiellement contre-productive, ne "casse" pourtant pas l’affaire. D’emblée, Roger Hanlet passe des aveux circonstanciés au commissaire Veber, le patron de la brigade criminelle : manipulé mentalement par ce limier expérimenté, le jeune résistant lâche tout ce qu’il sait, c’est-à-dire beaucoup, ce qui permet au "36" de mener rondement son enquête et d’appréhender d’autres combattants, lesquels sont aussi contraints à l’aveu. La "crim" est désormais en mesure d’établir le rôle joué par chacun : Gilbert Brustlein, le responsable du groupe, qu’elle aurait probablement arrêté si elle n’avait pas rompu prématurément la filature, devient une cible prioritaire au regard de ses responsabilités et de sa participation désormais avérée à l’attentat ayant coûté la vie au Feldkommandant (responsable des troupes d’occupation pour un département, en l’espèce, celui de la Loire inférieure) Hotz à Nantes et ayant déclenché, en représailles, l’exécution de nombreux otages.
L’homme, pour l’heure insaisissable, grand absent du procès, aura les honneurs de la presse de zone occupée, tels les journaux parisiens collaborationnistes Paris-Midi et Paris-Soir, Aujourd’hui, Le Matin, Le Petit Parisien, mais surtout Les Nouveaux Temps, de Jean Luchaire, Le Cri du Peuple de Jacques Doriot, L’Œuvre dirigée par Marcel Déat, auxquels il faut ajouter le Pariser Zeitung, le journal des troupes d’occupation (éditions en allemand et en français), qui publieront de nombreux et longs articles sur le procès du "Groupe terroriste Brustlein". Quant au Pariser Zeitung, dont la ligne éditoriale est de "décrire la vie allemande" et d’expliquer la "pensée allemande", il publie pendant trois jours un compte rendu détaillé des "débats", citant des passages entiers du réquisitoire et des attendus du verdict.
Un procès trop médiatique ?
Peut-être est-ce trop au goût du Dr Bälz, responsable du groupe Justice de l’état-major administratif, lequel est chargé notamment de garantir la conformité de la politique répressive allemande au droit international et à la convention d'Armistice. Celui-ci craint, dans un courrier inédit daté du 16 mars 1942 (voir diaporama), et conservé par le Service historique de la défense, que la phrase de l’avocat général allemand mentionnant "le sang d’innombrables otages" reprise dans la presse puisse servir aux Alliés pour stigmatiser la politique de répression menée par le MBF, alors même que celui-ci cherche à limiter les exécutions d’otages... pour des raisons tactiques. Sa prescription faite aux magistrats allemands d’éviter, dans les réquisitoires et jugements à venir, les "remarques politiques coûteuses", semble bien avoir été observée.
Bien qu’il soit relayé en totalité par le Pariser Zeitung, le second procès de jeunes "terroristes" communistes ouvert à la presse, organisé début avril dans un endroit moins prestigieux, la Maison de la Chimie, bénéficiera d’une moindre couverture médiatique de la part de la presse française. La plupart des journaux se contenteront de publier un communiqué Havas-OFI à l’ouverture du procès, puis un autre au moment du verdict (25 condamnations à mort). Ces simulacres de procès n’ayant pas eu l’effet escompté sur la population française ni sur la fréquence des attentats, le troisième procès de l’Organisation secrète (OS) (16 condamnations à mort) se déroulera à huis clos dans la salle de bal de l’hôtel Continental du 24 août au 9 septembre 1942 et ne fera que quelques entrefilets dans les journaux français...
L’analyse des dossiers des tribunaux militaires allemands conservés par le SHD permettra d’estimer la portée des préconisations du Dr Bälz, bien qu’entretemps la stratégie du MBF ait changé. Il reste que les verdicts prononcés à l’issue de ces procès dissuadent certains militants de s’engager dans la lutte armée. À leurs yeux, les francs-tireurs sont des "sacrifiés".
Boris Danzer - Historien-conseil et éditeur
Franck Liaigre - Historien, spécialiste de la Résistance et de l’Occupation, membre du CESDIP (CNRS / Ministère de la Justice)