L'engagement combattant des femmes, recours tactique ou choix de société ?

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Le lieutenant Shaye Haver et le capitaine Kristen Griest après avoir reçu leur insigne de Ranger lors d'une cérémonie à Fort Benning (Géorgie, États-Unis), 21 août 2015. © Jessica McGowan/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/GETTY IMAGES via AFP

Bien que la féminisation des organisations combattantes semble irréversible, les femmes bénéficient rarement d’un statut similaire à leurs homologues masculins. Souvent reléguées à des tâches dites féminines ou instrumentalisées à des fins politiques, elles sont encore, lorsqu’elles prennent part aux affrontements, souvent considérées comme une solution de dernier recours.

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Des représentations ancrées dans le temps et l’espace associent les hommes à la conduite de la guerre et les femmes à la recherche de la paix. Joshua Goldstein s’est interrogé dans son livre War and Gender : How Gender Shapes the War System and Vice Versa sur l’énigme selon laquelle des sociétés ont préféré périr plutôt que d’appeler leurs femmes à combattre sur le champ de bataille. Goldstein explique que cette réticence n’est pas liée à une moindre efficacité des femmes dans la conduite de la guerre, qui, lorsqu’elles y ont été confrontées, ont fourni des preuves de leurs compétences, mais qu’elle renvoie aux normes culturelles qui associent étroitement la masculinité et l’activité guerrière.

 

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Djamila Bouazza entourée d’agents de police lors de la reconstitution de l’attentat du café "Le Coq Hardi", Alger, 13 mai 1957.
© Keystone France/GAMMA RAPHO

 

Néanmoins, en Europe ou en Amérique, les armées modernes comptent de plus en plus de femmes et, à travers le monde, les mouvements de guérilla ou de libération nationale les intègrent parfois largement dans leurs rangs. De manière minoritaire mais significative, les femmes participent à la guerre en tant que combattantes : de Jeanne d’Arc et Kahina (reine guerrière berbère qui combattit les Omeyyades en Afrique du Nord au VIIe siècle), en passant par les soldates, parfois travesties, des armées de la Révolution et les républicaines espagnoles, ces femmes, figures mythiques mais souvent anonymes, montrent une détermination à se battre et une aptitude à se confronter à la brutalité et à la mort. S’agit-il de femmes exceptionnelles – au sens premier du terme – ou de circonstances spécifiques qui les ont révélées ? Ou bien assiste-t-on à une banalisation des femmes combattantes liée aux évolutions des mœurs ?

Sphères perméables, rôles pluriels

Dans un certain nombre de conflits, les modes de combat clandestins propres aux mouvements de rébellion ou de libération nationale, ainsi que les techniques de répression invasives de l’État ou de la puissance occupante, diluent la notion de champ de bataille et envahissent la société. La frontière est alors ténue entre le monde des combattants et celui des civils, a fortiori lorsque la guerre s’installe dans la durée et pénètre à l’intérieur des foyers, où femmes, enfants et anciens ne sont alors plus à l’abri. À partir du moment où la guerre polarise la société, où la répression s’élargit aux groupes sociaux dont proviennent les rebelles, le nombre de recrues dans les rangs des combattants s’étend considérablement et inclut les femmes. Quand la vie devient précaire et la mort probable, rejoindre la lutte est une issue rationnelle, non seulement pour de plus en plus d’hommes mais aussi pour des femmes qui n’ont pas fait initialement le choix de l’engagement. Leur présence dans les rangs de la lutte, induite par l’irruption de la violence dans les foyers, renforce la porosité entre sphères publique et privée. Devenues combattantes, elles ne renoncent pas pour autant à leur rôle "naturel" en tant qu’épouse, gardienne du foyer et mère de famille ; elles circulent, lorsque cela est possible, entre les deux espaces, sans doute parce qu’il est plus coûteux pour elles – au moins sur le plan social – de délaisser ces fonctions pour s’engager et risquer leur vie.

L’irruption de la guerre dans la sphère domestique conduit souvent les femmes à exercer des tâches considérées comme spécifiquement féminines : elles sont parfois infirmières ou prodiguent des soins aux soldats, elles transmettent des messages, nourrissent, hébergent et cachent des soldats, dissimulent et acheminent matériel et armes.

Ce type d’activité ne relève pas du combat à strictement parler mais il faut tenir compte de la fluidité des rôles dans une guerre non conventionnelle. Les combattants sont rarement combattants à plein temps, en fonction des nécessités, ils peuvent remplir plusieurs missions successivement. Par ailleurs, ces tâches de soutien au combat exposent ceux et celles qui les accomplissent à la répression de l’adversaire, les agents de liaison peuvent être arrêtés, subir la torture ou être exécutés. L’exposition au risque se révèle un autre critère que le maniement des armes pour défi nir la catégorie de combattant. Dans des guerres sans front clairement défini, n'importe quel soldat ou membre d’une organisation peut se trouver au contact de l’ennemi et du danger.

Logiques de recrutement et stratégies des organisations combattantes

Le recrutement des femmes répond, d’abord et souvent, à des considérations tactiques : agents de liaison, elles assument des missions essentielles mais restent confinées à un second rôle, discret, visant à apporter soutien et réconfort, tâches "féminines" par excellence. Elles peuvent aussi être sollicitées pour perpétrer des actions violentes : celles du Front de libération nationale (FLN) deviennent alors "bombistes" (néologisme utilisé en Algérie), celles du Sentier lumineux au Pérou mettent à mort des civils, d’autres commettent des attentats suicide comme sous le commandement des Tigres tamouls (LTTE) au Sri Lanka, du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou de groupes tchétchènes, et même au sein d’Al-Qaïda en Irak. En tant que femmes, elles déjouent la méfiance de l’ennemi, aussi bien celle des militaires qui exercent les contrôles que celle de leurs cibles. En Irlande du Nord, des femmes poussant des landaus dissimulent des militantes nationalistes transportant armes ou bombes. L’action terroriste repose essentiellement sur la ruse, qui consiste ici à s’approprier les stéréotypes féminins en vigueur dans sa propre société et à les retourner contre l’adversaire.

Le recours aux femmes peut également se produire dans un contexte où les hommes font défaut, soit parce qu’ils ont subi une sévère répression, soit parce qu’ils manquent à l’appel. Ainsi, les femmes tamoules et tchétchènes qui ont mené des attaques suicide l’ont fait notamment à cause d’une pénurie masculine. Pour des organisations combattantes qui n’entendent pas révolutionner les rapports de sexe, confier l’action terroriste aux femmes permet bien souvent de miser sur un entraînement minimal et d’éviter ainsi la mixité au sein de l’organisation.

 

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Femme soldat des Tigres tamouls posant pour une photo de propagande, vers 2008. © Pictures from History/Bridgeman Images

 

Par ailleurs, un certain nombre de mouvements nationalistes ou révolutionnaires cherchent à intégrer les femmes en leur sein, car c’est le moyen d’apparaître comme une organisation de masse représentative de la communauté qu’elle entend incarner. C’est le cas, notamment, de l’organisation des Tigres tamouls ou du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les femmes tamoules et kurdes ont elles-mêmes exercé des pressions pour rejoindre la lutte armée. Ces organisations ont développé un discours prônant l’émancipation des femmes et l’égalité entre les sexes. Elles ont aussi mis en place des organisations séparées pour les hommes et les femmes. Cette organisation non-mixte permet de ne pas heurter les conceptions dominantes au sein de la société, de préserver ainsi l’honneur des femmes. Elle est aussi censée procurer aux femmes l’opportunité de développer leurs compétences dans un climat de confiance. À l’instigation de son chef Abdullah Öcalan, le PKK a élaboré une théorie féministe des rapports hommes/femmes et cherché à appliquer ces principes au sein de l’organisation. Ainsi, de nombreuses femmes ont rejoint l’organisation armée et démontré leur capacité à combattre. Néanmoins, la conception révolutionnaire de l’ordre social de genre passe par une désexualisation des militants et militantes du PKK, ainsi que par leur soumission totale au chef et à l’organisation.

Une inclusion croissante mais circonscrite

Les mouvements de rébellion marxiste comme le Sentier lumineux ou le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) au Pérou, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), ont massivement intégré des femmes et affirmé des positions égalitaristes, le contexte des années 1970 étant marqué par l’éclosion de mouvements féministes. La question de l’égalité et de l’émancipation des dominés incluait ainsi les femmes.

 

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Femmes des FARC dans un camp des montagnes colombiennes, 18 février 2016. © LUIS ACOSTA/AFP

 

Aux États-Unis, l’intégration des femmes dans l’armée était déjà une réalité durant la Seconde Guerre mondiale en raison de la pénurie de main d’œuvre masculine, mais elle était conçue comme subsidiaire. Durant la guerre du Vietnam, l’immense majorité des 10 000 femmes ayant servi étaient infirmières militaires au sein de l’Army Nurse Corps. Confrontées aux horreurs de la guerre, elles ne devaient pas pour autant remettre en cause les représentations traditionnelles de la féminité, leur apparence agréable contribuant à remonter le moral des troupes. Les opérations armées des années 1990 en Somalie ou en Irak projettent encore davantage les femmes soldats sur le champ de bataille. Bien qu’exclues des postes de combat, elles se retrouvent directement au contact des tirs ennemis. Au début des années 2000, durant les interventions en Irak et en Afghanistan, près de 10 % des recrues américaines sont des femmes et donnent des gages de leur endurance et de leur courage. Les règles au sein de l’armée évoluent, en 2010 la Navy autorise les femmes à servir dans les sous-marins (en France, cela devient possible en 2014). En 2015, à la suite de procédures judicaires, des femmes parviennent à rejoindre la formation de la Rangers School. En 2016, Barack Obama annonce l’ouverture de tous les postes de l’armée aux femmes. Ce processus d’inclusion des femmes dans l’armée correspond à une tendance générale dans la société américaine où les femmes parviennent à des postes importants, notamment en politique.

En France, l’incorporation des femmes aux unités combattantes suit la même évolution mais demeure minoritaire et semée d’embûches, comme aux États-Unis. La réticence des hommes à accepter leurs collègues comme égales, les pratiques sexistes, le harcèlement sexuel et, dans certains cas, le viol constituent des obstacles importants et freinent la réussite féminine dans l’armée.

 

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Le lieutenant Shaye Haver (au centre) et le capitaine Kristen Griest (au centre à droite) après avoir reçu leur insigne de Ranger lors d'une cérémonie à Fort Benning
(Géorgie, États-Unis), 21 août 2015. Elles sont les deux premières femmes à rejoindre ce corps prestigieux.
© Jessica McGowan/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/Getty Images via AFP

 

La guerre émancipe-t-elle les femmes ?

Si les mouvements de rébellion ou de libération nationale ont bel et bien besoin des femmes, les femmes tirent-elles un bénéfice de leur participation au conflit ? Le fait de parvenir à surmonter une division sexuelle des tâches en devenant combattantes est-il, pour elles, une conquête, permet-il une émancipation au sein de leur propre société ?

Des organisations laïques, comme le PKK ou le LTTE, qui comptent une part importante de militantes, n’ont guère promu de femmes à des postes de commandement. En fait, ces mouvements veillent à donner un sens acceptable à la violence des femmes, afin de préserver leur légitimité au sein de la société. Ils ne présentent pas l’acte brutal des combattantes comme un geste s’inscrivant dans une logique d’émancipation, ils lui confèrent au contraire un sens compatible avec les valeurs traditionnelles en vigueur : la combattante est chaste, pure, elle défend l’honneur du groupe et se sacrifie pour sa communauté. L’important est de ne pas entretenir l’idée selon laquelle le rôle des femmes dans la lutte armée pourrait déboucher sur un bouleversement de l’ordre social.

Les mouvements d’extrême gauche implantés en Amérique latine ont été réceptifs, d’un point de vue idéologique, aux théories féministes. Le pourcentage de femmes dans leurs rangs se situait entre 30 % et 50 %. Le temps du combat, qui a pu être vécu par les protagonistes comme une libération féministe, n’a pourtant été, bien souvent, qu’une parenthèse que la défaite a rapidement refermée. Le nouvel ordre politique et social au Pérou et en Colombie vise notamment à re-domestiquer des femmes qui avaient transgressé les normes conventionnelles de genre. Quant aux mouvements de libération nationale, il n’est pas rare qu’ils renoncent ensuite à leur appliquer le principe d’égalité et qu’ils renouent avec des conceptions traditionnelles. Le cas du FLN est à cet égard exemplaire puisque, malgré leur participation signifi cative à la lutte contre la puissance coloniale, les femmes ont été exclues des positions politiques de pouvoir et, plus largement, de l’espace public dans l’Algérie indépendante. Le Code de la famille promulgué en 1984 les a même confinées à un statut de mineures à vie.

 

Lætitia Bucaille - Professeure de sociologie politique-INALCO, Membre de l’Institut universitaire de France