Les monuments soviétiques, généalogie d’une typologie
Les monuments à valeur commémorative ont été, depuis les premières années du pouvoir soviétique, un outil essentiel de la politique culturelle, mémorielle et idéologique, mais aussi un dispositif crucial de l’organisation spatiale de la ville soviétique. Aujourd’hui symboles d’un passé révolu, le devenir de ces édifices est au coeur de nombreuses réflexions.
Dès son arrivée au pouvoir, la politique monumentale fut l’une des priorités de Lénine. Au printemps 1918, il lance, avec Anatoli Lounatcharski (1875-1933), commissaire du peuple à l’éducation et à la culture, un programme de propagande monumentale ayant pour point essentiel l’installation de monuments dédiés à une liste de personnalités censées incarner le panthéon de grands hommes de la nouvelle culture soviétique. On y comptait des révolutionnaires russes et étrangers, mais aussi des écrivains ou philosophes que l’on considérait engagés sur la voie de la raison et du socialisme. Ce programme constitua la première commande de l’État aux artistes et aux architectes. Les réalisations furent, pour la plupart, des sculptures en plâtre à la durée de vie très limitée. Outre les innombrables bustes et statues, quelques monuments plus importants furent érigés mais, à part quelques exceptions, ces oeuvres éphémères appartenaient encore à la culture du monument du XIXe siècle. À cette époque, les avant-gardes, enthousiastes à l’idée de servir les idéaux révolutionnaires, conduisent des recherches pour renouveler le genre. Si celles-ci eurent un impact durable sur l’évolution de la notion de monument au cours du XXe siècle, l’URSS n’en fut pas la première bénéficiaire. En effet le pouvoir soviétique, à commencer par Lénine et Lounatcharski, privilégieront assez vite les références à la tradition classique.
On peut considérer que l’acte fondateur de la tradition monumentale soviétique n’est pas la Tour Tatline, mais le mémorial aux combattants de la révolution sur le Champ de Mars à Petrograd (Saint-Pétersbourg), édifié en 1917-19 par l’architecte Lev Rudnev (1885-1956).
L’attachement au classicisme
Au début des années 1930, le concours du Palais des Soviets va marquer un nouveau tournant en confirmant la victoire du camp classique sur le camp des avant-gardes constructivistes ou rationalistes. Le Palais des soviets est en soi un immense monument, formant piédestal pour une gigantesque statue de Lénine à son sommet. Avec le plan général de reconstruction de Moscou de 1935, la capitale se transforme en un immense parcours symbolique et mémoriel. On assiste en effet à un phénomène tout à fait intéressant d’extension des codes et des fonctions des monuments à l’architecture et aux espaces urbains dans leur globalité.
La Seconde Guerre mondiale va constituer un moment important dans l’approfondissement de cette tradition monumentale soviétique, mais aussi dans le perfectionnement et la massification de la production de monuments en URSS. Tout en restant fidèle aux références historiques et aux canons classiques, le monument devient pleinement architecture et s’émancipe du couple traditionnel sculpture-piédestal. C’est à travers le système des concours que l’on cherche à définir des solutions architecturales nouvelles pour des typologies de monuments ou des ensembles mémoriels concrets. Les concours fonctionnaient comme une méthode de création cumulative, aucun projet n’était jamais gagnant, mais deux ou trois à la fois.
Maquette du projet du Palais des Soviets, Moscou. © Denis Chevalier/AKG-images
Des concours pour stimuler la création
Dès l’année 1942, soit un peu moins d’un an après l’entrée de l’URSS en guerre, un premier concours pour des monuments à la Grande Guerre patriotique est organisé à Moscou par l’Union des architectes. Parmi les architectes qui y participent, on retrouve Lev Rudnev, qui propose un monument grandiloquent au chef militaire, c’est-à-dire Staline, mais aussi des architectes dont la carrière se développera surtout dans l’après-guerre, comme Boris Mezentsev (1911-1970), Viktor Andreev (1905-1988), Mikhail Possokhine (1910-1989) et Piotr Skokan (1918-1991). Ce concours a constitué un précédent pour l’établissement d’une nouvelle esthétique des monuments et il serait intéressant d’analyser le rôle qu’il a également pu jouer dans l’émergence d’une nouvelle génération d’architectes.
Au cours des années 1942-43 est organisé un concours national pour la construction de monuments aux héros de la Guerre. Celui-ci porte sur 10 sujets et monuments spécifiques différents, que l’on peut partager en trois thèmes principaux. Il s’agit véritablement de créer de nouveaux types de monuments à même de répondre aux défis posés par la mémoire de la guerre. Le premier thème porte sur la conception de mémoriaux de caractère triomphal : un panthéon aux héros de la Grande Guerre patriotique et un panthéon aux partisans. Le deuxième thème recouvre les monuments dédiés à des événements héroïques et des épisodes concrets du conflit : la défense d’une ville, une bataille, une victoire, une opération audacieuse. Le troisième thème concerne les monuments dédiés à des personnalités héroïques (par exemple Zoïa Kosmodemianskaïa ou "les 28 de Panfilov").
Les architectes font appel à différents styles historiques, eux-mêmes rattachés à différentes fonctions ou convenances. Pour l’architecture mémorielle, on retrouve ainsi, outre l’architecture classique d’inspiration grecque ou romaine, l’architecture de la civilisation babylonienne, l’architecture de l’Égypte antique et, plus rarement, des références à l’architecture inca ou aztèque. Pour le concours sur le panthéon, l’architecte Georgui Golts (1893-1946) propose une nouvelle interprétation des mausolées romains. Le projet de Rudnev évoque l’architecture palladienne, tandis que l’architecte Viktor Ass (1911-1987) imagine une composition surprenante sur le thème d’un temple égyptien. Si ces projets se distinguent par leur érudition historique ou un exotisme fascinant, ils ne répondaient pas à l’idée de Narodnost’ [ndlr : sentiment de la communauté nationale, notion assez proche de la Volksgemeinschaft allemande] qui était pourtant inscrite comme principe directeur dans le programme du concours, le sentiment national que Staline était en train de réhabiliter. Le premier prix fut attribué à Grigori Zakharov (1910-1982), Zinaïda Tchernicheva (1909-1984) et au sculpteur Iossif Rabinovitch (1895-1977), dont le panthéon prenait la forme d’un gigantesque kourgane, tumulus abritant des sépultures collectives à l’époque des Scythes et des Cimmériens.
On trouve enfin des projets faisant référence à l’architecture vernaculaire de certaines régions. Pour le concours portant sur un cimetière collectif (fosse commune) de héros de la Grande Guerre patriotique, l’architecte Vladimir Libson (1910-1991) s’inspire des tours de pierre que l’on trouve dans les régions du Caucase, en Ingouchie et en Géorgie. On voit aussi le retour du style néo-russe, qui avait été très à la mode avant la révolution, avant d’être taxé par les bolchéviques de chauvinisme.
G.A. Zakharov, Z. Tchernicheva, I. Rabinovitch, Panthéon aux héros de la Grande guerre patriotique. Projet de concours, 1942-1943. © Musée d’architecture de Moscou
Standardisation et sérialisation
Mais le fossé est énorme entre ces projets grandioses, rarement réalisables, et les nécessités de produire vite une très grande quantité de monuments. Les recherches érudites et la diversité stylistique de ces architectures de papier seront vite remplacées en pratique par un vocabulaire classique standardisé, facilement reproductible. Des monuments doivent être élevés à la gloire de l’Armée soviétique, à chaque étape de son avancée sur le territoire de l’URSS et au-delà sur de vastes territoires de toute l’Europe centrale et orientale. En 1945-46, le régime planifie notamment l’élévation d’une série de monuments dédiés à différents fronts et groupes d’armées.
Citons en exemple le concours organisé à l’hiver 1945 par le Comité des affaires architecturales du Conseil des commissaires du peuple pour des monuments dédiés aux actions du 2e front biélorusse. Si les nécessités de l’après-guerre amènent, dans le domaine du logement, à construire beaucoup et à grande vitesse grâce aux possibilités nouvelles offertes par le développement des méthodes de standardisation de l’architecture, il en est de même pour les monuments. On observe en effet une expansion de la sérialisation à partir de projets-types. Ces modèles de monuments et de pierres tombales individuelles ou collectives seront publiés dans un catalogue en 1947.
Des villes-mémoires
La reconstruction d’après-guerre des villes détruites, qui reçoivent pour certaines d’entre elles le titre honorifique de villes héros, est aussi l’occasion d’étendre les fonctions et attributs des monuments à l’ensemble de la ville.
Le projet de Boris Iofan pour la reconstruction de la ville de Novorossiisk prévoit ainsi de reconstruire le centre-ville en un immense forum à la gloire de l’armée soviétique. Le projet de Grigori Barkhin (1880-1969) pour Sébastopol superpose, dans un vaste parcours monumental à l’échelle de la ville entière, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à celle de la guerre de Crimée de 1855. À Stalingrad, le degré de monumentalisation des espaces urbains a été rarement atteint à une telle intensité et à une telle échelle. La ville est articulée autour d’espaces de mémoire qui s’échelonnent du sud au nord depuis les monuments du Canal Don-Volga, le centre-ville transformé en véritable forum de la victoire avec la place et l’allée des combattants tombés, le musée et le panorama, enfin le Kourgane Mamaïev et la sculpture de la Mère Patrie. Cette diffusion de la fonction commémorative à l’échelle de la ville est incarnée aussi bien par les grands espaces de prestige (places et avenues) que par les petites formes architecturales du mobilier urbain. La symbolique de l’Armée rouge peuple ainsi les bancs, les grilles, les lampadaires, les parterres de fleurs, jusqu’aux grilles d’égout.
E.M. Sorin, I.B. Belopolski, B.M. Iofan, Projet de reconstruction de Novorossiisk. Panthéon. Perspective 1943-1946. Papier, crayon, 43,5X61 cm. © Musée d’architecture de Moscou
Un renouveau mémoriel et architectural
Dans l’après-guerre, l’architecte Iakov Belopolski (1916-1993) allait jouer un rôle tout à fait déterminant dans l’évolution de la culture monumentale soviétique. Il fut chargé, entre 1946 et 1949, de réaliser le cimetière soviétique de Treptower Park à Berlin. Il s’agit, comme pour Rudnev trente ans plus tôt au champ de mars de Petrograd, d’un moment charnière, avec l’invention d’une nouvelle typologie reproduite par la suite dans de nombreux cimetières soviétiques d’Europe de l’est : le cimetière mémorial à la gloire du soldat soviétique "libérateur".
Entre 1958 et 1967, Belopolski et le sculpteur Evgueni Voutchetitch (1908-1974) bâtissent le complexe mémoriel le plus impressionnant d’URSS, le monument à la Mère Patrie sur le Kourgane Mamaev à Volgograd. À partir de la deuxième moitié des années 1950, la condamnation des excès décoratifs du classicisme stalinien a également une incidence sur l’architecture monumentale. La sculpture, mais aussi l’architecture paysagère, s’émancipent des cadres architecturaux, en même temps qu’on assiste à une transformation du traitement des espaces publics. Le style international cherche à cette époque à réintroduire par d’autres moyens de la diversité et de l’esthétique dans l’espace urbain, notamment avec le concept de synthèse des arts et l’implantation d’oeuvres d’art dans les espaces publics qui, dans le cas soviétique, vont essentiellement être porteuses de fonctions symboliques.
Toutefois, ces innovations restent principalement cantonnées aux formes architecturales et aux agencements spatiaux. Par ailleurs, les modalités de production des monuments sont restées pratiquement inchangées puisqu’on ne recense pas en URSS d’initiatives pour créer, par exemple, des contre-monuments, qu’ils soient des monuments éphémères ou participatifs.
De même dans le domaine de la sculpture, l’esthétique réaliste-socialiste se maintient presque sans bouleversement majeur, contrairement à l’architecture. On voit en même temps se développer de nouveaux complexes mémoriels polyfonctionnels, regroupant musées, dioramas, cimetières, monuments, voire sanctuaires. Les parcs de la Victoire (Park Pobedy) peuvent être considérés comme des parcs à thème purement soviétiques inventant une nouvelle manière de "consommer" la mémoire et le sentiment patriotique.
Statue de la Mère-Patrie, Volgograd (ex Stalingrad), Iakov Belopolski et Evgeny Vuchetitch, 1967. © Creative Commons CC0
Les monuments de la guerre élevés à la période soviétique sont des vestiges qui marquent aujourd’hui les territoires de nombreux pays appartenant anciennement à l’URSS ou à sa sphère d’influence. Ces traces d’un passé révolu, mais qui continuent de marquer une grande partie de l’espace urbain des États postsoviétiques, suscitent aujourd’hui de nombreuses réflexions quant à leur devenir, leur préservation ou leur destruction. Si ces monuments ont constitué depuis déjà au moins deux décennies des problématiques mémorielles centrales, ce sont des objets clairement identifiables. De nombreuses recherches ont été produites sur ceux-ci et les défenseurs du patrimoine se sont activement emparés du sujet pour y percevoir aussi un patrimoine architectural et sculptural remarquable. Des solutions consensuelles à l’image des parcs à statues ont déjà été trouvées (l’un des premiers parcs à statues est créé à Budapest en 1993). Dans le cas de l’Ukraine, nous assistons depuis 2014 à un processus amplifié de "dé-communisation" visant à enlever les monuments de la période soviétique.
Les monuments continuent d’agir par leur force symbolique sur l’espace et les mémoires. Pourtant, il s’agit d’un problème sans doute moins complexe que celui de l’héritage architectural et urbanistique, plus dissimulé, mais pourtant omniprésent dans l’espace, ceux de villes et de quartiers entiers, construits à la période soviétique et qui continuent de marquer tout l’espace urbain des Etats post-soviétiques.