Les peintres de "L’année terrible"

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Par François Robichon - Professeur des universités

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Édouard Detaille, Alphonse de Neuville et Paul Mathey à la vieille croix de Rezonville pour l’étude du panorama de Rezonville, août-septembre 1882. © Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Emilie Cambier

La représentation de la guerre est, depuis l’Antiquité, un des thèmes de prédilection des artistes. Les peintres, notamment, s’attachent précocement à illustrer les conflits, que ce soit pour magnifier les victoires, exalter la grandeur nationale ou déplorer les malheurs de la guerre. L’affrontement franco-allemand de 1870 marque un point de rupture dans cette expression et contribue à faire émerger une nouvelle génération d’artistes.

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La guerre franco-allemande de 1870-1871, après avoir été une véritable obsession française pendant plus de quarante ans, a disparu rapidement de la mémoire collective après 1918. Cette éclipse a pris fin, du moins provisoirement, avec la commémoration du 150e anniversaire du conflit, prise en charge en 2020-2021 par diverses institutions militaires et universitaires. Avec cette grande révision, qui a remis cet affrontement dans une vaste perspective historique où il est devenu à la fois la matrice des deux guerres mondiales, le prototype de la guerre moderne et le signe du déclin de la France, l’histoire de l’art a trouvé sa place. Les représentations de cette guerre sont en effet essentiellement constituées de peintures, dessins et gravures, la photographie étant par contre peu présente (contrairement à la guerre de Sécession qui lui est immédiatement antérieure).

Les nouveaux paysages de la peinture militaire

Cette production est aussi en rupture avec les représentations des guerres sous le Second Empire, signant la fin de la "peinture de bataille", sous-genre de la peinture d’histoire depuis le XVIIe siècle. La nouvelle réalité du champ de bataille, son extension causée par l’augmentation de la puissance de feu, avait été pressentie par les militaires les plus lucides (cf. Charles Ardant du Picq). Mais les peintres d’histoire français, installés dans un système qui leur apportait commandes et décorations, ne prirent pas la mesure des changements qui s’annonçaient.

Ernest Meissonier, à qui Napoléon III avait commandé un tableau célébrant sa victoire à Solferino (1859), avait quant à lui bien perçu la difficulté et finalement réalisé un petit tableau en contradiction avec les standards du genre historique, tout en conservant la place centrale et éminente à l’empereur dans sa composition. La défaite de 1871 bouleverse l’ordre des choses : "À la suite de nos désastres de 1870-1871, les commandes officielles de tableaux de batailles furent suspendues. L’évolution, déjà initiée par M. Meissonier, acheva rapidement de s’accomplir. Presque tous les nouveaux venus dans la peinture des scènes militaires se firent plus ou moins ses élèves, en s’inspirant de ses méthodes. Dès ce moment, ils ne recherchèrent plus et ne voulurent plus voir, dans la représentation des choses de la guerre, que les sujets épisodiques, pris sur le vif, intimes et comme vécus. Le soldat, le petit troupier, y prit le rôle principal et en fut souvent tout l’intérêt." (Paul Lefort, Les chefs-d’oeuvre de l’art au XIXe siècle. La peinture française actuelle, Paris,1891).

 

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Cuirassiers au cabaret, Guillaume Régamey, Paris, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski

 

Ainsi, l’épisode devient la nouvelle norme narrative de la peinture militaire, évolution que Charles Baudelaire avait pressentie lors du Salon de 1859. La véritable rupture avec la génération précédente d’artistes est la présence des peintres comme combattants sur les champs de bataille et notamment durant le siège de Paris. Ces jeunes artistes prennent les armes et font l’expérience du feu, éprouvent la nouvelle réalité de la guerre : "Cette guerre-ci particulièrement est brutale, sans âme, sans discernement, sans entrailles. C’est un échange de projectiles plus ou moins nombreux, ayant plus ou moins de portée, qui paralyse la valeur individuelle, rend nulles la conscience et la volonté du soldat. Plus de héros, tout est mitraille." (George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre, Paris, 1871, 25 septembre 1870).

C’est cette nouvelle génération que Gustave Goetschy regroupe dans son livre, Les Jeunes Peintres militaires (1878), consacré aux trois artistes qui ont déterminé la représentation de la guerre de 1870 pour leurs contemporains, mais aussi pour les générations suivantes : Alphonse de Neuville, Édouard Detaille et Henri Dupray. Dans ce nouveau paysage de la peinture militaire, Detaille et de Neuville se sont rapidement imposés sur la scène artistique et leurs tableaux ont fixé durablement l’image de la guerre de 1870. On mesure mieux aujourd’hui la réception d’un certain nombre de ces oeuvres qui ont littéralement incarné le ressenti d’un "grand peuple aussi bêtement vaincu", selon l’expression de Léon Bloy ("L’obstacle", Gil Blas, 3 décembre 1892). Elles sont tout d’abord présentes au Salon, lieu principal d’exposition de la peinture pour un public amateur, puis connaissent une diffusion par la gravure, la photographie, en reproduction dans les livres d’art et la presse illustrée, et jusqu’aux couvertures de cahiers d’écolier. Les tableaux les plus célèbres ont fait l’objet de tableaux vivants dans des représentations théâtrales puis au cinéma : "Il a fallu, pour que notre temps eût des peintres capables de peindre le combat, que 1870 vînt et, en versant toute une génération dans les rangs de l’armée, apprît le champ de bataille et les sinistres vérités de la guerre à des peintres comme de Neuville et Detaille." (Gustave Larroumet, Revue illustrée, 1er mars 1893).

Alphonse de Neuville, un peintre engagé

Alphonse de Neuville incarne le courant tragique qui cherche à fusionner l’héroïsme le plus grand et le plus grand désastre dans des scènes d’une extrême tension. Sa peinture, très animée sous le Second Empire, a gagné en profondeur. Durant le siège, il est lieutenant de génie auxiliaire à l’état-major du général Caillié, commandant le secteur de Belleville. Son tableau du Salon de 1872, Bivouac devant le Bourget, décembre 1870, est un souvenir personnel. Mais c’est un événement qui lui est rapporté par un protagoniste de la bataille de Sedan qui lui inspire son tableau suivant, Les Dernières Cartouches.

 

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Les Dernières Cartouches, Alphonse de Neuville, Bazeilles, musée de la Dernière Cartouche.
© RMN-Grand Palais/Hervé Lewandowski

 

Sa célébrité est née dès son exposition au Salon de 1873, comme un coup de foudre entre le public et l’oeuvre. Le tableau réalisait à la perfection cette nouvelle forme de narration picturale ; l’épisode choisi fondait les lois du genre en synthétisant histoire et émotion. Tout le drame de la guerre, le sentiment d’une nation vaincue mais glorieuse, était exprimé par ce petit groupe de combattants retranché dans une maison, lors de la funeste bataille de Sedan. L’originalité de la composition, outre sa justesse de ton, a séduit le public : un tableau d’histoire limité à l’espace d’une chambre d’une maison de Bazeilles, l’absence visuelle de l’ennemi symbolisé par un casque à pointe. Plus grand succès du Salon, le tableau est acheté par un particulier. Mais sa popularité est assurée par ses nombreuses reproductions : "Le long retentissement causé dans le monde artistique par cette oeuvre de premier ordre, n’est pas encore apaisé. La décrire serait inutile après que le bois, le burin, la lithographie, la photographie, l’imagerie d’Épinal, et même le théâtre, se la sont disputée. Elle est de celles qui suffisent à rendre un artiste populaire, et le mènent droit à la postérité. Cet émouvant fait d’armes a valu la croix à de Neuville." (G. Goetschy). Une revue parisienne représente le tableau dans un théâtre dès décembre 1873. Puis le tableau sera aux rendez-vous de la nation.

À l’Exposition universelle de 1889, il est une des pièces maîtresses de l’Exposition centennale, qui regroupe les chefs-d’oeuvre de l’art français. En 1897, Georges Méliès tourne un film reconstituant la scène. Deux ans plus tard, le journal Le Gaulois lance une souscription publique pour acheter la maison de Bazeilles afin "de la convertir en un modeste musée consacré à la mémoire des héros qui moururent là." Le tableau est encore reproduit dans une pièce montée au théâtre de l’Ambigu en 1903 et, enfin, est le clou du nouveau Salon des Peintres militaires ouvert en mai 1913. Acquis par le Comité des traditions des troupes de marine en 1960, le tableau est déposé dans la maison de Bazeilles.

D’autres tableaux d’Alphonse de Neuville ont fait sensation – Combat sur une voie ferrée en 1874, Le Bourget en 1878, Défense de la porte de Longboyau en 1879, Le cimetière de Saint-Privat en 1881 – et ont été largement reproduits, même si aucun n’a eu la même fortune critique et iconographique.

Édouard Detaille, un peintre pragmatique

Édouard Detaille, à la tête du courant réaliste, cherche d’abord à analyser avant d’émouvoir. Son art repose sur un véritable travail d’historien, vérifiant ses sources. Detaille a pris part au siège de Paris, il en connaît les grandeurs, les lâchetés et les horreurs. Ces deux derniers aspects sont quasiment interdits de représentation par l’opinion française. Mais il n’acceptera pas que ses grandeurs soient exaltées au-delà de la vérité historique. Detaille fut le peintre de la défaite sans exagérations patriotiques : "Cette manière de représenter la guerre est aussi originale que vraie. Vous n’en trouveriez l’équivalent chez aucun de nos peintres militaires, anciens ou nouveaux. […] Mais ceci conduit à essayer de définir son esthétique. On peut le faire d’un mot : c’est le réalisme. Avant tout Detaille veut faire vrai." (Gustave Larroumet, Petits portraits et notes d’art, Paris, 1900).

Cette exigence de vérité, on la trouve dans des oeuvres qui ont valeur de témoignage : en 1872, Detaille expose au Cercle de l’Union artistique Un coup de mitrailleuse, scène vue lors de la bataille de Champigny qui montre un rang de soldats saxons fauchés par une mitrailleuse française. L’année suivante, il expose au Salon En retraite, tableau au titre explicite qui lui valut néanmoins la Légion d’honneur. La Charge du 9e régiment de cuirassiers dans le village de Morsbronn ; journée de Reichshoffen, 6 août 1870, exposée au Salon de 1874, rappelle un épisode tragique et suscite des critiques, bientôt balayées par le légendaire sacrifice des "cuirassiers de Reichshoffen". Le tableau du Salon de 1877, le Salut aux blessés !, montre en revanche des prisonniers allemands défilant devant des officiers français qui les saluent dans un cadre paysager indéterminé. Puis Detaille revient à son expérience vécue avec Champigny, décembre 1870 exposé au Salon de 1879. Il était alors secrétaire du général Appert, chef de l’état-major du général Ducrot. Malgré le succès du tableau, Detaille poursuivra sa recherche de réalisme en 1881 dans une nouvelle expérience avec la réalisation du Panorama de la bataille de Champigny, fait en collaboration avec Alphonse de Neuville. Le format de la peinture panoramique lui permet de montrer dans son ensemble et sa diversité un champ de bataille qu’il a parcouru et surtout d’offrir au public une véritable immersion visuelle qui transporte le spectateur dans une réalité virtuelle. Seul le cinéma, à la fin du XIXe siècle, détrônera le spectacle de panorama.

 

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Charge du 9e régiment de cuirassiers dans le village de Morsbronn, Édouard Detaille. Salon de 1874. © Musée Saint-Rémi/Reims

 

Après cette réalisation qui sera prolongée par le Panorama de la bataille de Rezonville en 1883, Detaille cesse toute représentation de la guerre de 1870. Son ami de Neuville, déjà malade, meurt en 1885. D’ailleurs, le temps qui passe amène l’oubli et l’incompréhension. Le Figaro-Salon de 1885 constate : "Les tableaux militaires sont moins nombreux cette année au Salon, et cela se comprend. On en a abusé un peu après la guerre de 1870 : chacun a voulu en apporter un souvenir. Ce ne furent plus pendant un moment que batailles et tueries sur les murs du palais de l’Industrie." Les récentes manifestations pour le 150e anniversaire de la guerre de 1870-71 ont redonné vie à ces tableaux qui ont intéressé le public pour leur portée historique et symbolique mais aussi pour leur innovation formelle, trop longtemps ignorée. Ils illustrent, à leur niveau, les relations longtemps entretenues entre les peintres et la guerre.

 

François Robichon - Professeur des universités