Les Plages du Débarquement, Normandie 1944
Sous-titre
Par Catherine Guillemant - Chef de projet pour la candidature des Plages du Débarquement au Patrimoine mondial, Région Normandie
Chaque année, des millions de visiteurs viennent se recueillir sur les Plages du Débarquement et s’imprégner des traces laissées par l’opération amphibie et aéroportée la plus importante de tous les temps. Transformé par le débarquement de juin 1944, ce paysage du littoral semble aujourd’hui apaisé. Sa conservation et sa valorisation demeurent toutefois un enjeu important.
Le paysage du littoral normand ayant servi de lieu d’assaut pour l’opération Neptune, première phase de l’opération Overlord, déclenchée le 6 juin 1944, est un ensemble de paysages côtiers : le Plain et le marais du Cotentin, les falaises du Bessin, la côte de Nacre. Il se caractérise par une alternance d’estrans bordés par des cordons dunaires plus ou moins marqués, de falaises vives ou mortes, de marais arrière-littoraux, d’estuaires. Les zones immergées proches de ce rivage en baie de Seine adoptent des morphologies et des profils bathymétriques variés, avec une présence importante de platiers rocheux.
MUR DE L’ATLANTIQUE
Avant-guerre, ce littoral est encore majoritairement rural, particulièrement sur la partie occidentale : dans le Cotentin, le bord de mer n’est accessible que par quelques "chaussées" qui traversent le marais, réservé à l’élevage bovin en période estivale et inondé en hiver ; le Bessin est peu urbanisé et s’organise autour des activités liées à l’agriculture, à l’élevage et à la pêche côtière. À la fin du XIXe siècle, la mode des bains de mer favorise par ailleurs une activité balnéaire et, dans le secteur occidental, un tourisme familial se développe. Sur ce qui va devenir Omaha Beach sont construites les premières villas et pensions de famille, Arromanches devient un lieu de villégiature prisé et de Courseulles-sur-Mer à Ouistreham (secteurs de Juno et de Sword), en raison de la proximité de Caen, le bord de mer connaît une grande période d’aménagements : création de promenades, installation de casinos, d’hôtels, de cabines de plage aujourd’hui encore typiques de ce littoral.
Ce paysage, comme partout le long des côtes de la Manche et sur la façade atlantique, est marqué par l’occupation allemande à partir de 1940, et surtout de 1942, date à laquelle, alors que la guerre est devenue mondiale, l’Allemagne a entrepris la construction d’une ligne de défense appelée "Mur de l’Atlantique". Ce projet gigantesque n’est pas totalement achevé en 1944. Contrairement à ce que le vocable "mur" peut laisser comprendre, il ne s’agit pas d’un obstacle continu mais composé de quatre types d’ensembles : les forteresses, les batteries d’artillerie côtières, les ouvrages de défense rapprochée des plages et les obstacles dressés sur les plages.
Débarquement de soldats et de véhicules militaires sur la plage d’Omaha Beach, lors de l’opération Overlord, 10 juin 1944.
© TopFoto/Roger-Viollet
Depuis le raid anglo-canadien sur Dieppe en août 1942, les Allemands sont persuadés que les Alliés vont chercher à s’emparer d’un port lors de leur prochaine tentative de débarquement sur le continent européen. Aussi, tous les ports jugés importants de la côte occidentale de l’Europe ont été transformés en forteresses. Les ports de Cherbourg et du Havre, situés de part et d’autre de la baie de Seine sont ainsi solidement fortifiés. Entre les forteresses, les Allemands aménagent des batteries d’artillerie côtières qui comprennent chacune trois à six canons. On en dénombre plus d’une vingtaine entre Cherbourg et le Havre, et particulièrement deux qui se trouvent au cœur de la future zone d’assaut : la batterie de la Pointe du Hoc, entre Utah et Omaha, et celle de Longues-sur-Mer, entre Omaha et Gold. Les ouvrages de défense rapprochée des plages sont des points d’appui à proximité immédiate du littoral, destinés à la défense des plages contre les troupes d’assaut. Ils se composent en général d’une ou de deux casemates équipées de canons de moyen calibre. Au printemps 1944, pas moins de 200 points d’appui étaient établis le long des côtes de la baie de Seine. Enfin, à compter de 1943, les plages sont dotées d’obstacles supplémentaires, comme les murs de défense anti-char, mais aussi les "asperges de Rommel" (pieux en bois), et de mines. Les marais arrière-littoraux sont inondés afin de protéger l’arrière-pays et contrer un éventuel assaut aéroporté.
Vue aérienne des Plages du Débarquement et du cimetière américain de Colleville-sur-Mer, 31 mars 2004. © D. Viola/DICOD
VERS L’OPÉRATION NEPTUNE
Le prélèvement de matériaux nécessaires à la construction du Mur, comme celui de galets sur la plage de Colleville-sur-Mer, impacte la physionomie du littoral. En outre, le paysage est modifié par la destruction de villas balnéaires commanditée par les Allemands dans l’objectif de dégager des points de vue sur la mer. Sur la partie orientale, les Allemands tirent parti des digues et bâtiments situés sur le front de mer pour installer des postes d’observation qui s’imbriquent dans les constructions existantes.
Le choix par les Alliés, pour l’opération Neptune, de cette portion du littoral normand limitée à l’ouest et à l’est par de vastes zones humides ne se prêtant pas à un débarquement terrestre, les marais de Carentan et de la Dives, a nécessité une préparation minutieuse des opérations. Des connaissances précises de la bathymétrie, de la géomorphologie du littoral (position des barres sableuses, présence de rochers) ont guidé la réflexion. Le découpage de la zone retenue en cinq secteurs - connus sous les noms de code d’Utah, Omaha, Gold, Juno et Sword - répondait, au-delà des aspects militaires, à des contraintes géographiques. Le littoral à falaises est placé hors zone de débarquement, à l’exception de la Pointe du Hoc, maintenue comme cible en raison de la présence d’une importante batterie allemande susceptible de menacer les opérations sur les secteurs d’Utah et d’Omaha. Les zones retenues pour cette opération amphibie sont les portions du littoral bordées de plages sableuses, qui présentent néanmoins un désavantage majeur : l’étendue des platiers rocheux au large des côtes du Calvados rend la navigation dangereuse. Permettre à la flotte alliée d’approvisionner la ligne de front en hommes et en matériel s’est avéré être un défi technique exigeant la construction de deux ports artificiels préconstruits dans le sud de l’Angleterre : le Mulberry A en secteur américain, le Mulberry B en secteur britannique, dont l’implantation a été déterminée à la suite de missions nocturnes qui montrèrent que les fonds marins étaient à cet endroit plus stables et plus profonds.
Le déclenchement de l’opération Neptune le 6 juin 1944, la bataille qui s’en suit, dite bataille de Normandie, vont marquer durablement le paysage qui deviendra celui des Plages du Débarquement. La bataille est plus longue que prévu. La Normandie est libérée fin août, au lendemain de la fermeture de la poche de Falaise. Les opérations de débarquement sur les plages de Normandie se poursuivent toutefois jusqu’en novembre 1944, à l’issue de la bataille de l’Escaut permettant l’ouverture du port d’Anvers pour l’approvisionnement du front.
NETTOYER LES PLAGES
Dans la Normandie libérée, la vie reprend dans un paysage fortement marqué par l’occupation militaire et les combats. Les sites littoraux sont particulièrement affectés par le pilonnage aérien des Alliés. Les incendies ont également détruit le couvert végétal. Les sites de débarquement et leurs abords sont envahis de matériel abandonné, de mines et d’obus non explosés. La baie de Seine est jonchée d’épaves qui gênent la reprise de toute activité. Des interventions de déminage et de nettoyage sont entreprises dans une certaine urgence. Le travail de déminage est intense jusqu’en 1947.
Aujourd’hui encore, le Centre de déminage interdépartemental de Caen a une activité importante, assurant en moyenne chaque année plus d’un millier d’interventions dans le Calvados et dans la Manche. Les opérations de déminage en mer et sur l’estran sont assurées par le Groupe de plongeurs démineurs de la Marine nationale basé à Cherbourg, qui assure environ 40 interventions par an sur la zone.
70e anniversaire du débarquement de Normandie, 6 juin 2014. © R. Senoussi/DICOD
Dès novembre 1944 débute le nettoyage des plages et des fonds marins. Ce travail va se poursuivre pendant de longues années en baie de Seine. Le matériel abandonné comme les épaves échouées à proximité des côtes sont ferraillées. De gigantesques chantiers, confiés à des entreprises de renflouement et de récupération des métaux, s’installent sur le littoral dès 1949. Une dernière concession est accordée dans les années 1970 dans l’objectif d’araser les dernières épaves restées très dangereuses pour la navigation. Les cinq gooseberries, constitués de dizaines de navires volontairement coulés par les Alliés pour servir de brise-lames, subissent le même sort. Les éléments métalliques du port artificiel (chaussées flottantes) sont également démantelés dès 1945. Les communes littorales ont pris des mesures complémentaires pour sécuriser certains lieux, en arasant certains éléments défensifs ou en laissant volontairement la végétation recouvrir les bunkers. Le paysage de guerre des Plages du Débarquement s’est donc progressivement transformé, s’éloignant du paysage de combats laissé par les soldats à la fin de la bataille.
L’ENJEU DE CONSERVATION DES SITES
Néanmoins, certains traces et vestiges sont volontairement conservés. Dès le lendemain de la guerre, des acteurs locaux affirment leur volonté de préserver les traces d’un événement qui a durablement marqué la Normandie et sa population. Parmi ces acteurs, Raymond Triboulet, nommé sous-préfet de Bayeux en juin 1944, crée le 22 mai 1945 le Comité du Débarquement.
Élu député, il fait voter, le 21 mai 1947, une loi donnant un caractère national aux commémorations du débarquement en Normandie, qui dispose que l’État prend en charge la conservation et l’aménagement des sites historiques et la construction de musées. Deux lieux sont particulièrement marquants en termes de conservation : la Pointe du Hoc (le syndicat d’initiatives de Grandcamp-les-Bains obtient dès 1945 que le site soit conservé en l’état et le classement au titre des sites est prononcé en 1955) et la batterie de Longues-sur-Mer qui a fait l’objet d’une préservation au titre des paysages et d’une protection de cinq de ses vestiges au titre des Monuments historiques. Partout, la dynamique côtière – recul des falaises, phénomènes d’engraissement ou de régression des dunes - modifie lentement l’empreinte visuelle des vestiges dans le paysage. Sur la partie orientale des Plages du Débarquement, la reprise de l’activité balnéaire a été un facteur de disparition des traces de l’événement dans le paysage. Pour certains, l’effacement des cicatrices était un objectif assumé. L’apparition rapide d’un autre tourisme dit "tourisme de mémoire " a néanmoins contrebalancé cette tendance. Les aménagements se sont faits nombreux au fil des décennies, depuis la création en 1954 du premier musée du Débarquement, à Arromanches-les-Bains, à l’initiative du Comité du Débarquement. Les nations autrefois belligérantes ont pris une large part dans la préservation et la mise en valeur de ce lieu de mémoire.
Aujourd’hui, ce paysage qui porte les traces d’un affrontement est incontestablement apaisé. La demande d’inscription des Plages du Débarquement au Patrimoine mondial, initiative partenariale concrétisée par le dépôt d’un dossier en janvier 2018, s’inscrit dans la continuité d’une volonté partagée de préserver ces sites en raison de la signification de l’événement du 6 juin 1944 : un combat pour la liberté et une victoire dont aucune nation n’a pu, seule, se prévaloir, permettant l’émergence d’une paix durable. Au fil des ans, les Plages du Débarquement sont ainsi devenues un lieu de mémoire partagé, un lieu de rassemblement mondial et citoyen autour d’un message universel de liberté et de paix. Les Plages du Débarquement, Normandie 1944 sont ainsi proposées à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial au titre des paysages culturels, comme paysage historique portant tout à la fois les traces d’un affrontement et une dimension associative.