Les prisonniers français au Vietnam
Sous-titre
Par Julien Mary - Doctorant en histoire militaire - Université Montpellier III
À l’issue de la guerre française d’Indochine, plus de 20 000 combattants français, légionnaires et africains, sont portés "prisonniers et disparus", auxquels il faut ajouter des dizaines de milliers d’indochinois. Un traumatisme encore vivace.
La plupart des prisonniers de guerre (PG) de
Les survivants sont majoritairement libérés à l’été 1954, malades et amaigris. Par ailleurs, près de 4 000 PG européens et africains ont été relâchés de manière anticipée au cours du conflit. Dans les camps improvisés par la RDV, débordée par le nombre, ils sont soumis à un régime alimentaire et sanitaire qui, s’il est proche de celui des populations vietnamiennes les entourant, fait des ravages dans leurs rangs européens ou africains, tout particulièrement dans les camps de sous-officiers et hommes de troupe.
Mais l’affreux rythme des morts n’est pas le seul choc qui les attend en captivité. "Celui-ci découle [d’abord] de l’humiliation, appartenant à une armée forte, de se voir vaincu par un peuple réputé faible, du passage physique dans un milieu humain et matériel totalement différent, comportant le retour à la vie primitive au sein de la forêt tonkinoise, de la surprise d’être traités dès l’abord en "amis" et non en ennemis, de la disparition des grades et des galons, supports de la confiance en soi", résume le colonel Bruge.
Il ajoute dans son livre Le Poison rouge : "C’est aussi un grave désarroi moral devant un tour d’esprit, un vocabulaire, une règle de pensée entièrement nouveaux et incompréhensibles."
"Faire semblant de jouer le jeu"
Taxés de "criminels de guerre" pour leur participation à une guerre coloniale "injuste", ils se voient cependant "graciés" par la "politique de clémence" du président Ho Chi Minh : le "prolétariat" militaire qu’ils forment aurait été trompé et exploité par le gouvernement colonialiste français à la solde des impérialistes américains. Abandonnés par ces "fauteurs de Guerre", la RDV leur offrirait la possibilité d’ouvrir les yeux sur leur condition et celle du peuple vietnamien, et de racheter leurs fautes via la signature de déclarations politiques. Ainsi pourraient-ils devenir des "combattants de la paix" ; avec l’espoir, d’abord, d’être libérés.
Désorientés par des marches particulièrement meurtrières vers les camps, la fatigue, les privations et les séances répétées d’éducation politique, les prisonniers de guerre voient leurs repères sociaux et moraux mis à l’épreuve de la captivité. Dans chaque camp, des microsociétés de captifs se reconstituent sur un mode sensiblement différent d’avant la capture, occasionnant d’importants clivages - encore sensibles aujourd’hui - entre résistants, tire-au-flanc, délateurs... Un climat de méfiance généralisée s’installe rapidement entre eux, poussant au renforcement de groupes primaires, dont les membres s’entraident, luttent contre l’épuisement et la désorientation, et élaborent de véritables stratégies de contournement visant à assurer leur survie..., en éprouvant le moins possible leur loyauté militaire.
Prisonnier français libéré par le Viêt-minh. © ECPAD
Leur apparente soumission à la propagande de
L’action psychologique de la captivité
Les différents registres potentiellement traumatiques de l’expérience de la captivité se combinent néanmoins en une alchimie propre à chaque prisonnier. Il serait ainsi faux de résumer l’expérience des prisonniers de guerre à celle, passive, de morts en suspens ou de simples objets de la propagande de la RDV ; en captivité, ils deviennent les sujets d’une expérience hors normes. Certains ont souligné le bénéfice qu’ils ont pu tirer de la rencontre avec la population vietnamienne ; d’autres ont conservé de leur captivité "une certaine vision enrichissante" selon C-J. Baylé.
Pour beaucoup, officiers en tête, il s’agit d’abord de comprendre l’extraordinaire expérience qu’ils viennent de vivre ; certains ont ainsi tenté de modéliser l’action psychologique subie en captivité, notamment dans la perspective de la contre-insurrection française en Algérie. Tous ou presque sont en tout cas ressortis de cette expérience dotés d’un si virulent anticommunisme qu’il contribue aujourd’hui encore à occulter, sous le seul masque d’un conflit internationalisé avec la "pieuvre" communiste, les luttes d’indépendance vietnamienne puis algérienne.
Arrivée à Trung Ha de prisonniers de l'Union française libérés © ECPAD
Un devoir de mémoire
Des années 1950 à nos jours, les témoignages d'ex-prisonniers de guerre français - relativement nombreux malgré ce que l’on trouve souvent écrit, mais peu audibles – se construisent autour de compositions, décompositions et recompositions d’un ordre sociopolitique complexe, variant au gré du contexte et du positionnement des témoins ; l’irréductible enjeu, cependant, fait preuve d’une remarquable stabilité : l’expérience des ex-prisonniers de guerre, soumis à d’importants traumatismes, ne fut pas reconnue à la hauteur de l’expertise acquise du "système communiste" et des souffrances endurées par eux "au nom de la France".
Ainsi, l’Association nationale des anciens prisonniers d’Indochine (ANAPI), créée en 1985, en appelle aujourd’hui, après avoir mené les combats pour la reconnaissance de leurs droits (loi du 31 décembre 1989) et de leur souffrance dans l'espace public ("affaire Boudarel"), à un devoir de mémoire. Son autre revendication est une réhabilitation du cadre sociopolitique dont la rupture, en Indochine puis en Algérie, apparaît précisément comme l’une des causes essentielles de leurs traumatismes. Ce faisant, via la réhabilitation de leur combat pour le "monde libre" et de "l’action civilisatrice" de la France en Indochine, c’est en définitive à la réparation de l’Histoire elle-même qu’ils souhaitent accéder.