Les soldats d'Algérie blessés
Sous-titre
Par la Professeure Claude d'Abzac-Epezy
Brancardage d'un blessé. © Zygmond Michalowski/ECPAD/Défense
"Comme un fétu de paille, je tombe à la renverse et suis immédiatement inondé de sang [...]. Je réagis promptement, me tourne sur le ventre et réussis à défaire ma musette, ce qui me soulage les épaules. Instinctivement, ma main gauche se porte au niveau de la mâchoire inférieure qui est largement ouverte sur une longueur de 7 à 8 cm. Je "sens" également que mon œil droit est éclaté, donc perdu. Malgré mon extrême faiblesse et l'engourdissement progressif de mes membres, je me rends compte que je peux m'en tirer, à la condition, me semble-t-il, de demeurer conscient Pendant tout le trajet, pour garder ma conscience, je récite une litanie : "J'ai 20 ans, je ne veux pas mourir Je vis !... J'ai 20 ans, je ne veux pas mourir !"
C'est ainsi que le sergent Jean Forestier décrit le souvenir traumatisant de la mort imminente qui accompagne très souvent la blessure au combat [1]. Des témoignages comme celui-ci sont très nombreux [2] et se ressemblent souvent dans leur narration de moments d'angoisse de la blessure ou de la mutilation. Celle-ci peut commencer avant même les premiers coups de feu, lors des discussions entre soldats.
"Parait que Baron, tu sais le grand frisé, qui était armurier et qui est parti en février avec la 56 1/C...
— Ouais ?
— Parait qu'il a sauté sur une mine. Il n'a plus de jambes [3]."
La blessure au combat
Le danger se précise lorsque les soldats reçoivent l'ordre de laisser le chapeau de brousse pour le casque lourd où sont attachés les pansements de première urgence. Si l'engagement a lieu en fin de journée, ils savent que l'hélicoptère ne viendra pas chercher les blessés et qu'il leur faudra attendre le matin. Lorsque les soldats sont atteints — le plus souvent de blessures par balles lors d'accrochages violents avec les rebelles, ou lors d'accidents de voiture — les infirmiers s'occupent des premiers soins : pose de pansements individuels, injection d'une ampoule d'antibiotique ou de morphine si l'état du blessé est critique. Deux fusils et deux vestes de treillis tendues entre eux servent de premier brancard. Pour aider le blessé à demeurer conscient, les camarades ou le personnel médical continuent à lui parler, tentent de le maintenir éveillé :
"Le médecin du bataillon, un lieutenant, décide compte tenu de ma blessure, de m'évacuer sur l'hôpital Laveran à Constantine. Il me fait plusieurs injections (antitétanique, morphine...) et je dors profondément, étendu sur un brancard recouvert d'une couverture de l'intendance, lorsqu'il me secoue violemment, m'asperge le visage avec de l'eau, et me fait boire. Il me fait mettre debout et l'air frais de la nuit achève de me réveiller. Où sommes-nous ? me demande-t-il avec insistance, tâchez de vous souvenir [4] !"
A l'arrière immédiat de la zone des combats, un infirmier épingle une fiche de premiers secours sur la couverture du blessé et place une toile de tente roulée sous sa nuque. L'attente de l'hélicoptère est parfois longue. Lorsqu'il se pose, le blessé est placé sur une civière, sous coquille de Plexiglas, extérieure à l'appareil. Quand la mort survient, le pilote de l'hélicoptère prévient par radio qu'il ramène un "blessé spécial", pour avertir qu'un simple fourgon suffira et qu'il est inutile de déplacer l'ambulance [5]. Les blessés sont ensuite conduits dans un hôpital militaire ou civil. L'hôpital Barbier-Hugo à Alger est spécialisé dans les blessures graves de la face. Les plus grands hôpitaux militaires, Maillot à Alger, Baudens à Oran, Laveran à Constantine, sont le sommet d'un réseau de dizaines d'hôpitaux civils dans les villes moyennes, qui ont signé des conventions avec le service de santé des armées pour réserver des salles, des blocs chirurgicaux et accueillir du personnel médical militaire.
Débarquement d'un blessé sur l'héliport d'Alger. © Georgetti/ECPAD/Défense
Le séjour à l'hôpital
L'expérience de l'hôpital est contrastée : les hommes du rang et les sous-officiers sont installés dans de grandes salles communes, les officiers dans des chambres à deux ou trois, seuls quelques officiers supérieurs ont droit à une chambre individuelle. Les infirmières suscitent des réactions contrastées, certaines, rapporte l'historien Jean-Charles Jauffret [6] deviennent des maîtresses ou des épouses, d'autres déçoivent. Paul Fortu décrit celle qui s'occupe de lui comme "un dragon" :
"L'infirmière revient avec un pyjama plié à la main.
- Je voudrais du papier à lettres et une enveloppe pour écrire à ma femme ainsi que des cigarettes, s'il vous plaît.
- Un blessé n'a pas le droit de fumer et je ne suis pas une agence postale ! Sur ce, elle sort [7]."
A l'hôpital, les blessés sont confrontés aux souffrances de leurs camarades et assistent parfois à la dégradation de leur état et à leur mort. Ils doivent soutenir ceux qui apprennent leur handicap définitif, et l'abandon des rêves :
"Je me penche vers mon compagnon d'infortune. Il a les yeux ouverts et j'y lis toute la détresse du monde. Nous nous présentons. C'est un sous-lieutenant d'active qui a ramassé une chevrotine dans la rotule de la jambe droite deux jours avant, dans une embuscade. Il me désigne un cliché radio sur sa table de chevet.
- Regarde mon vieux, j'ai un raccourcissement définitif de 4 cm de la jambe droite, je suis boiteux à vie. J'ai fait Saint-Cyr pour rien. Je ne sais même pas si on me gardera dans les services administratifs .
- Pauvre vieux, tu pourrais être aussi dans un cercueil, console-toi en te disant que tu es vivant [8] !"
La blessure et la mutilation provoquent parfois des pulsions suicidaires : infirmier parachutiste, Jean-Pierre Vittori cite le témoignage de Joseph Zabiégala, victime d'une mine le 26 mars 1960, amputé des deux jambes, il reste dix jours dans le coma.
"J'étais entièrement pris dans une coquille de plâtre et je me croyais condamné à la paralysie. Mon lit se trouvait contre la fenêtre. J'aurais voulu me jeter dehors, me suicider. Mais je ne pouvais pas bouger. À mes côtés, mes copains râlaient. C'étaient aussi de grands blessés. Je voulais également en finir pour ne plus les voir et les entendre [9]".
La rééducation et le droit à pension
En fonction de la gravité de leur blessure, les militaires bénéficient d'une longue permission de convalescence ou d'un rapatriement sanitaire. Parmi les plus grands blessés, certains sont pris en charge par l'Institution nationale des Invalides qui met en place un protocole de rééducation. En janvier 1958, à la demande du Médecin-chef de cette Institution, l'adjudant Pierre Clerc, maître d'éducation physique et sportive à l'Institut National des Sports (futur INSEP), est détaché aux Invalides pour conduire "des exercices rééducatifs à base sportive" au profit des grands blessés. Sur la lancée, le 10 octobre 1966 sous l'impulsion du Lieutenant Georges Morin, grand blessé de la guerre d'Algérie, le Cercle Sportif de l'Institution Nationale des Invalides (CSINI) est créé pour permettre à des militaires blessés de pratiquer différents sports en loisir ou en compétition. Au fil des années le CISNI devient l'un des plus importants clubs de la Fédération Française Handisport. Il est le plus vieil acteur de la reconstruction par le sport de nos militaires blessés.
Affirmé par la loi du 6 août 1955, le droit à pension permet à toutes les victimes de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie d'obtenir réparation du préjudice subi. La carte du combattant est accordée aux combattants en Afrique du Nord par la loi 74-1044 du 9 décembre 1974. Les conditions de base en sont d'avoir servi au moins 90 jours (consécutifs ou non) en unité combattante entre le 31 octobre 1954 et le 2 juillet 1962 [10], d'être titulaire d'une citation à titre individuel, d'avoir reçu une blessure de guerre homologuée par l'autorité militaire, d'avoir été évacué dune unité combattante pour une blessure reçue ou une maladie contractée en service. La blessure et sa reconnaissance sont donc des éléments importants pour faire valoir les droits des victimes. Des pensions sont accordées en fonction du taux d'invalidité, mais elles restent souvent considérées comme très modestes au regard du préjudice subi et nécessitent souvent de longues démarches tatillonnes où les appelés se font assister par des associations comme la FNACA. Amputé dune jambe suite à une rafale de FM en Kabylie en 1958, le caporal Serge Puygrenier, pensionné à 100 %, ne se voit attribuer qu'une pension de 3 500 F par mois, soit une soixantaine d'euros actuels. Les pensions d'invalidité seront revalorisées en 2012.
Blessés recevant des colis à l'hôpital Maillot d'Alger. © Jean Bouvier/ECPAD/Défense
Plus de 60 000 blessés dans l'armée française : d'abord des blessures par balle et par accident
Si la Convention de Genève de 1949 postule que tous les blessés "doivent être respectés et protégés, doivent recevoir les soins médicaux qu'exige leur état dans les délais les plus brefs, et sans aucune distinction entre militaires ou civils, alliés ou ennemis" ; cet idéal de prise en charge indifférenciée a subi de nombreuses entorses pendant la guerre d'Algérie. Il est cependant difficile de comparer le sort des blessés tombés du côté de l'armée française et ceux du côté du FLN, car les combattants pour l'indépendance de l'Algérie ne bénéficiaient pas des mêmes structures sanitaires. Certains blessés ou prisonniers blessés sont morts sur le terrain de leurs blessures, quand ils n'ont pas été achevés sommairement, comme l'attestent des témoignages [11]. Le souvenir de tous les blessés qui n'ont pas pu être soignés ni sauvés fait aussi partie des traumatismes de la guerre d'Algérie.
Si l'on ne prend en considération que les blessures corporelles, en excluant les irradiés ou les maladies, les blessés de l'armée française peuvent être estimés au nombre de 60 200 environ. Dans une note de 1995, le médecin général Forissier [12] , en partant des pertes globales en tués et blessés fournies par le Ministère des Anciens Combattants, évalue approximativement les pertes de la guerre d'Algérie de la façon suivante :
Tués au combat ou morts accidentellement : 23 196 dont,
- tués au combat ou par attentat : 15 152 (dont 14 226 pour l'Armée de Terre)
- tués par accident : 8 044 (dont 7 533 pour l'Armée de Terre)
Blessés au combat ou par accident : 60 188 dont,
- blessés au combat ou par attentat : 27 428 (dont 25 743 pour l'Armée de Terre)
- blessés par accident : 32 760 (dont 30 748 pour l'Armée de Terre)
Les blessures reçues en Algérie sont souvent des blessures graves avec une prédominance de blessures par balles : les médecins militaires ont constaté sur un échantillon de 1 029 blessés que 34,8% étaient des poly-blessés : les éclats d'artillerie ou de grenades ont provoqué 23,5% des blessures, les balles d'armes individuelles ou collectives 72,3%, les mines et pièges, 4% ; pendant la campagne de France les valeurs respectives sont : éclats d'artillerie ou de grenades : 58,5% ; balles d'armes individuelles ou collectives : 26,4%; mines et pièges : 10,4% . Une étude sur un échantillon de 4199 blessures survenues en Algérie a permis de déterminer que le seul pourcentage de blessures localisées à l'abdomen (12,7%) a été, pour cet échantillon, deux fois supérieur au pourcentage enregistré pour le même type de blessure au cours de la campagne d'Indochine et de la campagne de France de 1944-1945.
Les blessures au combat sont moins fréquentes (45,6%) que les blessures accidentelles (54,4%), dues essentiellement aux accidents de véhicule survenus sur des pistes difficiles et avec des conducteurs parfois inexpérimentés ou s'endormant au volant lors de déplacements longs et effectués de nuit, souvent en "black-out". Les accidents d'armes à feu sont la seconde cause des pertes accidentelles. Elles surviennent essentiellement au repos, lors du nettoyage des armes, effectué en ne respectant pas les consignes de sécurité, notamment lors du désapprovisionnement de l'arme en munitions et la mise de côté de son chargeur. La surconsommation d'alcool a été un facteur aggravant de ces accidents.
Les statistiques des tués et des blessés dans l'armée française régulière ne différencient pas ceux que l'on appelle alors soldats "Français de souche nord-africaine" (FSNA) — le plus souvent des appelés, qui forment près de 16% des soldats combattant en Algérie — et les "Français de souche européenne" (FSE). Les supplétifs volontaires en revanche (communément désignés sous le terme de harkis), au nombre fluctuant [13] ne font pas partie de l'armée régulière et ne sont donc pas décomptés dans les statistiques des blessés qu'il faudrait donc évaluer de façon plus large.
Professeure Claude d'Abzac-Epezy, historienne
[1] Forestier Jean, Une gueule cassées en Algérie, Témoignage d'un appelé, Paris, Pierre Saurat, 1987, p.37
[2] Sur l'expérience de la blessure de guerre, cet article a utilisé les travaux de Jean -Charles Jauffret, Soldats en Algérie : 1954-1962 : expériences contrastées des hommes du contingent, Paris, Autrement, coll. « Mémoires » (no 59), 2000, 365 p. et La guerre d'Algérie, les combattants français et leur mémoire, Paris, Odile Jacob, 2016
[3] Valero Georges , La Méditerranée traversait la France, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980, 226 p., p. 112
[4] Hourcade Louis, Au pied du djebel Sidi Driss: Algérie décembre 1956-juin 1958 , Nouvelles Editions Latines, 2006
[5] Jauffret Jean -Charles, Soldats en Algérie : 1954-1962, op.cit.
[6] Jauffret, La guerre d'Algérie, les combattants français..., op. cit.
[7] Fortu Paul, Un appelé en Kabylie, Paris, Grancher, 2001, 309 p., p. 116
[8] Ibid.
[9] Vittori Jean-Pierre, Nous, les appelés d'Algérie, Paris, Stock, 1997, 322 p., cf p.60
[10] Depuis le 1er janvier 2019, les militaires présents en Algérie entre le 3 juillet 1962 et le 1er juillet 1964, peuvent obtenir la carte du combattant au titre AFN, s'ils totalisent une durée de service durant cette période d'au moins 120 jours ou 4 mois (arrêté du 12 décembre 2018 modifiant l'arrêté du 12 janvier 1994).
[11] Grall Xavier, La génération du djebel, Paris, Le Cerf, 1962 128 p., p. 121
[12] Forissier Régis (Médecin général), les pertes humaines de la guerre d'Algérie, étude non publiée et non datée (1995), dactylogr. 33 p.
[13] En décembre 1958, quelque 72 000 Algériens servent dans les unités supplétives Un an plus tard, ils sont entre 100 000 et 120 000, auxquels s'ajoutent 40 000 à 50 000 réguliers. Les soldats de l'armée française blessés en Algérie comptent donc de nombreux Algériens.
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