Marc Bloch
Aussi illustre soit-il en tant qu'historien, la résistance de Marc Bloch, qui fut arrêté en mars 1944 par la Gestapo et fusillé, avec 29 autres résistants, le 16 juin à Saint-Didier de Formans, reste peu connue. L'historien Laurent Douzou relate l'action clandestine de cet intellectuel engagé, depuis l'année 1943 jusqu'à sa mort.
"On devrait se préoccuper davantage qu'on ne le fait de la façon dont meurent les universitaires, quand il leur arrive de ne pas mourir de maladie ou de vieillesse" écrivait le philosophe Georges Canguilhem à propos de Marc Bloch, dont l'extraordinaire notoriété d'historien a parfois occulté le rôle actif durant l'Occupation.
Professeur à la Sorbonne, le co-fondateur des Annales d'histoire économique et sociale était, quand la guerre éclata, une sommité scientifique. Alors qu'il entrait dans sa pleine maturité, il avait déjà une œuvre à son actif. Il avait, de surcroît, été exposé au feu au cours de la Grande Guerre qu'il avait terminée avec la Légion d'honneur à titre militaire et la Croix de guerre.
Âgé de 53 ans en 1939, ce père de six enfants demanda à combattre. Chargé du ravitaillement en essence de la 1re Armée, il remplit sa mission non sans constater avec stupéfaction que l'édifice qu'il avait cru solide était vermoulu. Disséquant dans une analyse rédigée à l'été 1940 et publiée en 1946 sous le titre de L'Étrange Défaite, les niveaux de responsabilité du désastre, il ne s'exonéra pas pour autant des siennes : "J'appartiens à une génération qui a mauvaise conscience. De la dernière guerre, c'est vrai, nous étions revenus bien fatigués. Nous avions aussi, après ces quatre ans d'oisiveté combattante, grande hâte de reprendre sur l'établi, où nous les avions laissé envahir par la rouille, les outils de nos divers métiers : nous voulions, par des bouchées doubles, rattraper le travail perdu. Telles sont nos excuses. Je ne crois plus, depuis longtemps, qu'elles suffisent à nous blanchir".
Touché par le statut des Juifs d'octobre 1940, Marc Bloch fut exclu de son poste de professeur détaché auprès de l'université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Au titre de l'article 8, qui prévoyait des exemptions pour les individualités ayant rendu des services exceptionnels à la France, il fut relevé de cette mesure, en janvier 1941, et affecté à Montpellier en juillet. Il renonça à user du visa qu'il avait obtenu pour les États-Unis parce qu'il ne voulait pas laisser les siens. Il exerça ses fonctions à Montpellier jusqu'à sa révocation le 15 mars 1943.
À cette date, la paisible vie de labeur du médiéviste avait bifurqué radicalement. Entré de plain pied en résistance, Marc Bloch était devenu "Narbonne" en nouant contact avec Franc-Tireur. Georges Altman, dirigeant de ce mouvement, a relaté cette rencontre : "Je revois encore cette minute charmante où Maurice [Pessis], l'un de nos jeunes amis de la lutte clandestine, son visage de vingt ans rouge de joie, me présenta sa "nouvelle recrue", un monsieur de cinquante ans, décoré, le visage fin sous les cheveux gris argent, le regard aigu derrière ses lunettes, sa serviette d'une main, une canne de l'autre ; un peu cérémonieux d'abord, mon visiteur bientôt sourit en me tendant la main et dit avec gentillesse : Oui, c'est moi le "poulain" de Maurice..."
Précieux témoignage qui suggère bien ce que put représenter pour l'universitaire Marc Bloch le saut dans une clandestinité où, les cartes rebattues, il lui fallut faire ses preuves comme un débutant. Tout ce qu'il eut dès lors à faire s'inscrivit en rupture avec sa vie antérieure comme le relevait Georges Altman : "Et l'on vit bientôt le professeur en Sorbonne partager avec un flegme étonnant cette épuisante vie de "chiens de rues" que fut la Résistance clandestine dans nos villes". Au "poulain de Maurice" on confia vite des tâches à la mesure de ses talents. Il collabora aux Cahiers politiques du Comité général d'Études et à La Revue libre, éditée par Franc-Tireur. Ces publications portent sa marque, notamment cette table méthodique des articles de la première année des Cahiers politiques dans le numéro 5 de janvier 1944 !
En juillet 1943, Marc Bloch devint un des trois membres du directoire régional des Mouvements unis de résistance, poste à la fois exposé et harassant. Conscient du danger, efficace et déterminé, "Narbonne" s'affirma comme un dirigeant légitime et respecté dans le petit monde si exigeant de la clandestinité. Son arrestation, par une Gestapo bien renseignée, au matin du mercredi 8 mars 1944 sur le pont de la Boucle à Lyon, bouleversa ses camarades. Torturé dans les locaux de l'École de santé militaire, interné à la prison de Montluc, Marc Bloch fut fusillé le 16 juin 1944 avec 29 autres résistants à Saint-Didier-de-Formans.