Opération « Bettina » : l’attaque allemande du maquis du Vercors

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Le plus grand affrontement entre maquisards et troupes allemandes sur le front occidental / 21-23 juillet 1944

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Résistance. Opération « Bettina » : l’attaque allemande du maquis du Vercors. 21-23 juillet 1944.

Le Vercors représente l’un des maquis français les plus connus, à la fois du fait du site choisi (un plateau à 1000 mètres d’altitude avec des défenses naturelles), parce qu’il concentra l’un des plus grands rassemblements de maquisards sur le territoire français en juin 1944 (4000 hommes) et parce qu’il fut le théâtre de la plus importante opération militaire allemande contre un maquis dans toute l’Europe de l’Ouest fin juillet 1944, l’opération "Bettina".
 

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Aux origines du maquis

L’histoire du maquis du Vercors se divise en plusieurs phases. Dès 1941, l’idée de faire du Vercors un site susceptible de servir de "réduit" est développée par l’architecte grenoblois Pierre Dalloz. C’est le "plan Montagnard", qui séduit Londres mais se heurte pour sa réalisation à un manque de moyen et de perspectives.
 

Le maquis du Vercors. Secteur D. Camp du Villard. 1ère et 2ème section.
Don du colonel Terrasson-Duvernon / © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale


Fin 1942, dans le contexte des premières réquisitions de main-d’œuvre pour l’Allemagne (loi du 4 septembre 1942), des groupes de réfractaires fuyant les principales villes de la région (Grenoble, Romans, Valence) cherchent à se cacher sur le plateau. En décembre 1942, le docteur Eugène Samuel, responsable du mouvement Franc-Tireur à Villard-de-Lans, prospecte le plateau pour trouver des caches et refuges. Il oriente les groupes de réfractaires vers la ferme d’Ambel, située près du col de la Bataille. L’adoption de la loi sur le STO (Service du travail obligatoire) en février 1943 accélère le phénomène.  A la suite de la "cellule mère", la ferme d’Ambel, qui devient le Camp n°1, cinq autres camps voient le jour sur le plateau en février et mars 1943.

Après ce "premier Vercors", qui se caractérise par le développement de "camps refuges" entre décembre 1942 et mars 1943, la période dite du "second Vercors", à partir d’avril-mai 1943, marque un changement important en matière d’organisation des camps qui font l’objet d’un encadrement et d’une militarisation. Nommé chef militaire, le capitaine Le Ray s’efforce de transformer les réfractaires en combattants. Un message est transmis à tous les chefs de camp le 10 avril pour leur préciser qu’ils doivent désormais appliquer des règles nouvelles, imposer aux maquisards une certaine "tenue" et leur fournir les bases d’une instruction militaire. Eugène Chavant, chef civil, cherche pour sa part à mobiliser la population locale pour qu’elle apporte son aide au maquis. Les maquisards bénéficient d’importantes complicités, y compris de la part d’institutions comme l’Église, les municipalités et même la brigade de gendarmerie de la Chapelle-en-Vercors.


La "République" du Vercors

La période la plus connue de l’histoire du maquis débute avec le 6 juin 1944. A l’annonce du débarquement, les volontaires affluent vers le plateau. En quelques jours, le nombre de maquisards dans le Vercors passe de 400 à 4 000. Deux tentatives d’incursion allemande menées les 13 et 15 juin dans le secteur de Saint-Nizier sont stoppées. Le plateau fait l’objet d’un bouclage complet et le comité départemental de la libération (CDL) met en place une administration locale. Eugène Chavant est nommé préfet. Les services civils du nouveau pouvoir s’installent à Saint-Martin-en-Vercors pour la partie iséroise du plateau, à la Chapelle-en-Vercors pour sa partie drômoise. Le drapeau tricolore qui flotte à Saint-Nizier, et que l’on peut voir depuis Grenoble, constitue, aux yeux de tous, la preuve que le Vercors est sous le contrôle de la Résistance. La République est officiellement restaurée à l’occasion d’une prise d’armes organisée à Saint-Martin pour la venue d’Yves Farge, commissaire de la République de la R1 (actuelle région Rhône-Alpes).
 

L'organisation militaire des maquis. Maquis du Vercors. Maquisards en action.
Keystone / © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale


A l’initiative du commandant Huet, chef militaire du Vercors, les maquisards sont enrégimentés dans des unités militaires reconstituées avec trois bataillons de chasseurs alpins, un régiment de cuirassier et même une section de tirailleurs africains composées de 53 tirailleurs sénégalais délivrés le 23 juin de la caserne de la Doua. Cette organisation nouvelle s’accompagne de mesures caractéristiques d’une armée régulière avec une très forte discipline, le port obligatoire de l’uniforme, le respect des grades. Certains termes trop apparentés à la période du maquis sont révolus. On ne parle plus de "camp", mais de "section" pour désigner l’unité de base à laquelle on appartient.


L'attaque allemande

Alors que la perspective d’un débarquement en Provence se précise, le plateau du Vercors revêt une importance stratégique nouvelle du fait de sa position surplombant le couloir rhodanien, dont le contrôle est essentiel pour les Allemands afin de maintenir leurs moyens de transports et de communications. Dans une note du 8 juillet 1944, le général Niehoff, commandant le secteur de la zone sud en France, précise les objectifs de "l’opération Bettina". Évoquant "la concentration de puissantes forces ennemies dans la région du Vercors", il explique vouloir éviter la constitution d’un "réduit" solidement défendu et susceptible de servir de base à des entreprises permettant de libérer Valence, Grenoble et une grande partie de la vallée du Rhône. Il demande à la 157ème division de réserve commandée par le général Pflaum "de prendre immédiatement toutes ses dispositions" pour rassembler dans la région de Grenoble tous les effectifs disponibles.

L’attaque allemande débute le 21 juillet 1944. Pflaum dispose d’environ 9 000 hommes. Le fer de lance de l’attaque au sol est représenté par quatre bataillons de chasseurs de montagne (Gebigsjäger), deux bataillons de grenadiers et trois bataillons d’Ostlegion formés de troupes auxiliaires, bien appuyés par des unités d’artillerie et une escadrille de la Luftwaffe. Des éléments du Sipo/SD sont également engagés sur le terrain, comme le montre la présence de Werner Knab, le supérieur hiérarchique de Klaus Barbie à Lyon. Mais ce qui fait de "Bettina" une opération unique en France, c’est le recours côté allemand à une unité aéroportée de parachutistes commandée par le lieutenant Friedrich Schäfer et chargée de mener l’assaut au cœur même du dispositif du maquis à Vassieux.

Au matin du 21 juillet, les premiers soldats allemands arrivent depuis Grenoble à l’entrée du village de Lans. Les différents barrages de maquisards sont vite débordés par la supériorité ennemie. Vers midi, les Allemands franchissent le col de la Croix-Perrin. Le "verrou" du nord du plateau ayant sauté, les hommes de Pflaum tiennent en fin de journée les communes de Villard-de-Lans, Autrans et Corrençon. Mais c’est surtout du ciel que vient le coup décisif dans la matinée du 21 juillet, avec l’atterrissage, à la surprise générale et au cœur même du plateau, de 22 planeurs d’où jaillissent 200 parachutistes qui investissent le village de Vassieux et le hameau de la Mure où ils se retranchent.

Dans la soirée du 21 juillet, Chavant lance un véritable appel de détresse à Londres et Alger, ne dissimulant guère sa rancœur devant le sentiment d’être abandonné : "La Chapelle, Vassieux, Saint-Martin bombardés par l’aviation allemande. Troupes ennemies parachutées sur Vassieux. Demandons bombardement immédiat. Avions promis de tenir trois semaines ; temps coulé depuis la mise en place de notre organisation : six semaines. Demandons ravitaillement et hommes, vivres et matériel. Moral de la population excellent mais se retournera rapidement contre vous si vous ne prenez pas dispositions immédiates et nous serons d’accord avec eux pour dire que ceux qui sont à Londres et à Alger n’ont rien compris à la situation dans laquelle nous nous trouvons et sont considérés comme des criminels et des lâches".

Le 23 juillet, la situation est partout compromise. Les contre-attaques menées pour tenter de reprendre Vassieux et la Mure échouent. En l’absence d’artillerie, les combattants du Vercors ne peuvent déloger les Allemands solidement retranchés dans les habitations. Cette enclave tenue par l’ennemi au cœur même du plateau fixe toutes les réserves, empêchant les unités qui se battent aux portes d’accès du plateau de recevoir des renforts. Les dernières poches de résistance tombent les unes après les autres. Au col de Valchevrière, le lieutenant Chabal et ses chasseurs alpins avaient réussi au cours des deux jours précédents à tenir leurs positions. Chabal envoie un peu avant 14 heures son dernier message : "je suis presque complètement encerclé. Nous nous apprêtons à faire Sidi-Brahim. Vive la France !". Quelques instants plus tard le lieutenant, qui tirait sans relâche avec son fusil-mitrailleur, est atteint d’une première balle, puis d’une seconde qui lui fracasse le crâne.

Huet donne dans la soirée du 23 juillet l’ordre de dispersion. La tactique choisie consiste à "maquiser le maquis" : les unités doivent éclater et se disperser à l’intérieur du Vercors. Le massif offre suffisamment de couverts forestiers pour s’y éparpiller et s’y dissimuler, grâce à la connaissance du terrain. Pendant plusieurs jours et jusqu’au départ des Allemands en août, les rescapés du Vercors vont ainsi chercher à se sortir de la nasse et à survivre par petits groupes, dans des conditions très difficiles du fait de la rareté des points d’eau dans le Massif.

 

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Un lourd bilan

Le bilan de ces journées est très lourd[1]. 200 résistants tombent en combattant, notamment lors des combats de Saint-Nizier (21 morts), de Valchevrière (7 morts), de Vassieux (83 morts). 150 maquisards environ perdent également la vie au cours des journées qui suivent la prise du plateau par les Allemands, victimes d’exécutions sommaires. Du côté allemand, l’état officiel des pertes dénombre 65 tués, 18 disparus et 133 blessés.
 

La vie quotidienne dans les maquis. Maquis du Vercors. Un maquisard blessé vient d'être apporté sur un brancard dans la grotte de la Luire qui servait d'infirmerie de fortune. Tous les blessés y seront massacrés par les Allemands en juillet 1944.
Origine inconnue / © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale


Les populations civiles ont également payé un lourd tribut, d’autant qu’un déchaînement de violence s’est manifesté dans les rangs allemands, sans doute encouragé par plusieurs facteurs comme la présence d’hommes du Sipo/SD, le comportement des troupes auxiliaires de l’Ostlegion et l’application de méthodes destinées à terroriser les populations, comme celles qui étaient en vigueur sur le front de l’Est. Théâtre des combats les plus intenses, Vassieux perd 72 de ses habitants, assassinés dans des conditions odieuses. Parmi les autres exactions perpétrées, il faut aussi citer les 16 otages civils abattus le 25 juillet à la Chapelle-en-Vercors, le massacre les 27 et 28 juillet des 25 blessés qui se trouvaient dans la grotte de la Luire, aménagée en hôpital militaire. Les deux médecins et l’aumônier, présents aux côtés des blessés, seront également exécutés quelques jours plus tard à Grenoble tandis que les sept infirmières seront déportées à Ravensbrück. 130 civils environ perdent la vie lors de "l’opération Bettina". Lorsque les troupes allemandes se retirent du Vercors en août, le plateau est dans un état de complète désolation, avec plusieurs communes totalement en ruine comme Vassieux ou La Chapelle-en-Vercors.


Le Vercors, maquis abandonné ?

Le drame du Vercors ne cessera de susciter après la guerre de nombreuses polémiques, autour notamment de la controverse concernant "l’abandon" ou la "trahison" du maquis par les Alliés et/ou par les services français d’Alger. Si elle a pu être amplifiée dans le contexte de la Guerre Froide, cette controverse s’est posée au cours même des événements comme le montrent le télégramme expédié par Chavant évoquant "l’attitude criminelle et lâche" d’Alger ou les témoignages de nombreux combattants persuadés qu’ils recevraient le renfort de parachutistes alliés.

Ce ressenti d’avoir été "abandonné" s’explique par une forme de "malentendu" provoqué par les parachutages d’armes et de commandos alliés sur le plateau survenus entre le 6 juin et la mi-juillet 1944, interprétés au sein du maquis comme annonciatrice d’une aide plus importante alors qu’il n’a jamais été dans l’intention de l’état-major allié d’utiliser les maquis autrement que dans une stratégie de guérilla, sans jamais envisager la constitution de réduits où seraient envoyées des troupes. Les Alpes ne constituent par ailleurs, pour le haut commandement allié, qu’une préoccupation mineure au cours de la seconde quinzaine de juillet alors que se joue, à la même période, le sort de la bataille de Normandie. Et si le fameux "plan Montagnard" avait bien reçu l’aval du général de Gaulle, il devait être complémentaire d’un débarquement dans le Midi, qui n’a pas eu lieu avant la mi-août, alors que la mobilisation sur le plateau se développe dès les premiers jours de juin, de façon beaucoup trop précoce par rapport à l’usage stratégique du Vercors tel qu’il avait été pensé par les services français d’Alger, dont les possibilités d’action militaire dépendaient de toute façon entièrement du commandement allié.
 

Le maire de Vassieux-en-Vercors (Jules Martin ou Paul Bec ?) présente la Croix de la Libération que Georges Bidault, président du CNR (conseil national de la Résistance), vient de lui remettre à l'occasion de la première commémoration des combats du Vercors.
© Jean Jabely/ECPAD/Défense


Après la répression du maquis des Glières en mars 1944, du Mont Mouchet ou de Saint-Marcel en juin, le démantèlement du maquis du Vercors fin juillet venait à nouveau confirmer l’impuissance de la Résistance, faute de moyens, pour mener des combats ouverts contre les Allemands dans le cadre de batailles conventionnelles qui ne soient pas de simples actions de guérilla. Mais le sacrifice des maquisards permettait à la Résistance intérieure d’avoir ses propres "batailles". Les Glières ou le Vercors ont souvent été comparés au rôle qu’ont pu jouer les combats de Bir Hakeim en 1942 pour asseoir la légitimité militaire de la France libre auprès des Alliés et permettre de ranger la France dans le camp des vainqueurs à la fin de la guerre.


Par Fabrice Grenard, historien spécialiste des maquis, directeur scientifique de la Fondation de la Résistance
Auteur de "Ils ont pris le maquis", Tallandier, ministère des Armées, 2022


[1] Les pertes provoquées par les événements de la fin juillet dans le Vercors ont donné lieu à plusieurs estimations, avec parfois des écarts assez importants et certains chiffres fantaisistes. Nous reprenons ici les chiffres avancés par l’historien Gilles Vergnon, dont les travaux scientifiques sur le maquis du Vercors font autorité (Gilles Vergnon, Le Vercors, histoire et mémoire d’un maquis, Paris, L’Atelier, 2002). 


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