Le tourisme numérique de mémoire

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« Insurrection 1944 » :  la visite en réalité mixte du PC  de Rol Tanguy au Musée de la  Libération de Paris  - musée du général Leclerc  - musée Jean Moulin
« Insurrection 1944 » : la visite en réalité mixte du PC de Rol Tanguy au Musée de la Libération de Paris - musée du général Leclerc - musée Jean Moulin - © © Pierre Antoine

Sommaire

    En résumé

    SUJET : Tourisme de mémoire

    OBJECTIF : Innovation numérique

    ACTEURS : Lieux de mémoire, notamment musées

    Depuis près de 30 ans, le numérique investit progressivement nos musées. Alors que la crise de la Covid-19 n’a fait qu’accroître ce phénomène, le « tourisme de mémoire 2.0 » permet une meilleure compréhension de l’histoire, tout en renforçant l’attractivité des destinations et sites de mémoire des conflits contemporains.

    Théâtre notamment des conflits mondiaux du XXe siècle, notre pays possède aujourd’hui une grande densité de musées, mémoriaux et ouvrages fortifiés. Les cycles commémoratifs de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale ont suscité un grand intérêt du public pour les lieux de mémoire, où les visiteurs français, mais aussi étrangers, sont en nombre croissant.

    Ainsi, en 2019, la fréquentation des lieux de mémoire a atteint 15,2 millions d’entrées. Les lieux et sites de mémoire captent donc un très large public désireux d’en apprendre davantage sur son passé. Afin de répondre à cette demande, sont mis en place de nombreux outils d’aide à la visite et de médiation, dont une offre numérique innovante et étoffée.

    Des lieux pionniers

    La fin des années 1980 est marquée par l’émergence de plusieurs dispositifs numériques qui apparaissent comme des supports de diffusion de savoirs et connaissances, et servent, en ce sens, les politiques culturelles et mémorielles. Le numérique permet ainsi de rendre accessibles au public des bases de données de musées. Par la suite, afin d’apporter une dimension didactique aux actions culturelles, des bornes interactives voient le jour dans des sites culturels et patrimoniaux. D’autres dispositifs numériques se développent tels que les cédéroms. La numérisation offre la possibilité de conserver et de répertorier de nombreux témoignages sur les conflits contemporains. Ces démarches représentent un premier pas vers l’instauration de nouvelles pratiques culturelles et touristiques liées aux mémoires.

    En effet, l’essor du numérique offre de nombreuses possibilités aux sites et acteurs mémoriels. Dans la plupart des lieux de mémoire, le premier dispositif de médiation multimédia qui apparaît est la vidéo, diffusée sur un écran classique disposé sur le mur ou incrusté dans les vitrines d’exposition. Ainsi, dans le sas d’entrée du musée du Général Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris – musée Jean-Moulin, alors situé à proximité de la gare Montparnasse, de brèves séquences de récits de résistants sont diffusées à l’aide d’outils de visionnage. Les lieux mémoriels sensibilisent de façon nouvelle le visiteur aux conflits contemporains. Plusieurs supports, mettant à profit des technologies plus avancées, sont également employés, à l’instar du Centre Juno Beach. Précurseur dans l’installation de dispositifs novateurs, le musée propose de "vivre" le Débarquement de Normandie comme si le visiteur y était, à travers la salle "Courseulles". Le public prend place dans une barge stylisée pour voir un film. Des images de la guerre, d’entraînements des bataillons et du Jour-J sont projetées aux murs, tandis que les soldats canadiens et leurs familles expriment leurs pensées et sentiments de l’époque. À travers une médiation innovante et souvent marquante dans le parcours de visite, les lieux de mémoire répondent au double objectif de sensibilisation et de transmission de l’histoire.

    Ces dispositifs numériques, apparus relativement tôt dans certains lieux mémoriels, mobilisent des technologies assez simples, afin de proposer des expériences immersives et sensibles aux visiteurs. Véritables outils de transmission de l’histoire, ils constituent également un levier de développement pour les territoires et sites liés aux conflits contemporains, permettent de diversifier l’offre de tourisme de mémoire et répondent aux attentes des visiteurs, en particulier celles des jeunes générations.

    Cartographier l’existant

    Dans les années 2010, l’offre touristique des lieux de mémoire s’enrichit de nombreux dispositifs innovants. Cette décennie marque un tournant dans la médiation culturelle, car des mécanismes de diffusion du savoir, plus modernes, font leur apparition au sein des institutions. S’appuyant sur des technologies innovantes de géolocalisation, de réalité virtuelle ou immersive, ces outils sont de précieuses aides à la visite mais aussi de véritables facteurs d’attractivité pour certains acteurs comme les collectivités. Le conseil départemental des Ardennes a par exemple lancé en 2016 l’application "Ardennes, terre de mémoire". Dans une logique de parcours, le touriste est amené à se rendre sur différents sites du territoire marqués par les conflits contemporains. Une fois sur place, des fiches descriptives sont accessibles via l’application, ainsi qu’un très vaste contenu, allant de textes à des balades urbaines en passant par des jeux ludiques.

    Les outils de médiation novateurs répondent aux besoins des acteurs mémoriels, qui ont pour mission de transmettre l’histoire et la mémoire des conflits contemporains. Le numérique tend à faciliter ce travail, grâce à ses différentes fonctionnalités (géolocalisation, réalité augmentée, immersive, vidéo, contenus audio).

    En plus de guider le touriste dans sa visite, les supports numériques apportent également des connaissances de manière ludique, notamment par le biais d’applications mobiles. Très populaires, elles sont développées par des institutions mémorielles, telles que le musée de la Résistance de Limoges avec "Résistance en poche", qui se destine au jeune public (8-12 ans). Ce dernier suit, à son rythme et en autonomie, trois enfants lors de leur découverte du musée. Ce type de dispositif, qui prend la forme d’un "serious game" (jeu sérieux - activité qui combine une intention "sérieuse" — de type pédagogique, informative — avec des ressorts ludiques), est également développé par d’autres lieux de mémoire. L’apprentissage de l’histoire des conflits contemporains est dès lors favorisé par ces dispositifs, qui ne cessent de se développer depuis la crise sanitaire de la Covid-19.

    Le numérique en temps de crise

    La crise sanitaire a contraint les institutions culturelles à se réinventer et à imaginer de nouveaux dispositifs numériques. Fermés lors des confinements successifs, les lieux de mémoire ont mis en place plusieurs actions afin de mener à bien leurs missions. S’appuyant tout d’abord sur des contenus existants, puis en innovant pour toucher davantage d’internautes, ils sont restés en contact et ont même renforcé les liens avec leurs visiteurs habituels, tout en développant des interactions avec de nouveaux publics. Une des caractéristiques de l’offre numérique proposée est son adaptation à tous les publics, à la fois ceux habitués à fréquenter les lieux de mémoire, mais aussi les autres.

    L’idée a été de répondre au mieux aux attentes de chacun (anciens, parents, enfants, enseignants ou simples curieux), autour de plusieurs objectifs : commémorer, se souvenir, découvrir, se divertir, apprendre et instruire. Les lieux et sites de mémoire ont valorisé leurs contenus à travers de nombreuses opérations menées sur les réseaux sociaux, à l’instar de la programmation « Restez à bord, la mer s’invite chez vous » lancée par le musée national de la Marine. En plus des différentes ressources mises en ligne sur les sites Internet, ils ont mis à disposition des outils pédagogiques.

    Plusieurs rendez-vous hebdomadaires sur les réseaux sociaux étaient également donnés aux publics, à travers des formes de médiations innovantes et plus interactives. Dans le même but, le musée de l’Ordre de la Libération a engagé un partenariat avec le Youtubeur Nota Bene, suivi par plus d’un million d’abonnés, afin de faire découvrir ses collections et transmettre l’histoire de la Libération de la France aux plus jeunes.

    De nouvelles manières d’aborder le tourisme de mémoire ont donc vu le jour durant cette crise. Le public ne pouvant plus se rendre sur place, les institutions sont venues à lui grâce à des visites virtuelles, dématérialisées. L’internaute a pu découvrir des hauts lieux de la mémoire nationale du ministère des Armées grâce à des visites 360°, mises en ligne sur YouTube durant les confinements. Par ailleurs, la plupart des commémorations ont été maintenues dans des formats restreints, obligeant les lieux de mémoire et leurs partenaires à imaginer d’autres pratiques commémoratives. Afin que les Français puissent les suivre, elles ont été retransmises sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, YouTube…) de plusieurs institutions, telles que le mémorial de la Shoah et le Mont-Valérien mais aussi du ministère des Armées, pratique pérennisée depuis le début de l’année pour la majorité des cérémonies nationales. De nombreux internautes ont donc découvert ces différents sites mémoriels à ces occasions, leur donnant ainsi envie de s’y rendre.

     

    Anne Franck

    Image extraite de l’expérience "Anne Frank House VR". © FeelU

     

    Quelles perspectives ?

    La crise de la Covid-19 a changé les manières de voyager et, par conséquent, les pratiques liées au tourisme de mémoire. Le tourisme de proximité s’est très largement développé, ce qu’ont pris en compte les lieux de mémoire. Afin de satisfaire la curiosité d'une clientèle toujours plus élargie, de nouvelles innovations voient le jour.

    Par exemple, le musée de l’Armée a conçu une application sur smartphone qui permet aux familles de découvrir l’institution par des jeux ludiques, tout comme l’Historial de la Grande Guerre de Péronne – Thiepval. S’appuyant sur la réalité superposée, le dispositif de l’Historial tend à faire vivre l’expérience de la Première Guerre mondiale à ses visiteurs à travers l’histoire de personnages marquants. Enfin, la région Normandie a mis en place l’application "TimeTravel" qui montre le patrimoine présent dans la baie du Mont-Saint-Michel en s’immergeant dans une époque donnée.

    Les lieux de mémoire sont ainsi reliés à d’autres monuments historiques, et contribuent à l’émergence du slow tourism (tourisme lent, qui tend à privilégier les formes d’itinérance douce pour découvrir un pays ou une région afin de limiter son impact environnemental), grâce à ces différentes innovations numériques. En ce sens, de nouvelles formes de visites virtuelles sont en cours d’élaboration, afin que les touristes étrangers puissent découvrir ces sites, sans pour autant émettre un impact carbone en se déplaçant. Il s’agit de s’adapter aux nouvelles attentes des voyageurs, en s’appuyant sur le numérique pour leur faire vivre des expériences inédites.

    En effet, le visiteur, plus jeune, désire vivre des moments forts et authentiques. Le « tourisme expérientiel » est, de fait, très fortement recherché et apprécié par les voyageurs en quête de sensations et d’émotions. Or le tourisme de mémoire fait appel à l’affect, que le numérique peut provoquer. Les nouvelles technologies sont donc mobilisées par les acteurs de ce secteur pour faire vivre un instant unique, plein de sens, au voyageur. À titre d’exemple, le musée Jean et Denise Letaille – Bullecourt 1917 propose de découvrir la bataille d’Arras grâce à un casque de réalité augmentée. Les acteurs du tourisme de mémoire doivent donc faire face à ces changements induits par les nouvelles technologies. Afin d’appuyer l’ensemble de ces transformations, le ministère des Armées, acteur et partenaire du tourisme de mémoire, apporte son soutien aux professionnels en mettant en place de nombreuses actions (séminaires professionnalisants, appels à projets "Services numériques innovants", etc.).

    Le développement de dispositifs numériques innovants au sein des lieux de mémoire constitue désormais l’un des axes prioritaires de la politique de structuration du tourisme de mémoire. La France se positionne comme une destination de mémoire et d’histoire attractive auprès des jeunes publics et concurrentielle à l’international. Les dispositifs développés par les lieux de mémoire sont de plus en plus pluridisciplinaires, intégrant souvent en amont les publics (notamment les jeunes), la dimension de développement durable et la notion de mise en réseau des acteurs concernés. Par ailleurs, la crise sanitaire interroge leurs modes de financement. Leur monétisation fait débat. Bien que très appréciés par le grand public, celui-ci ne semble pas envisager de payer pour y avoir accès.

    Ce point de vue est partagé par une grande majorité de sites de mémoire qui développent divers modèles économiques afin de financer ces outils numériques assez coûteux. De fait, si les grosses institutions mémorielles ont les moyens de développer de tels appareils, de plus petites structures peuvent rencontrer des difficultés pour les acquérir. En plus de payer le support numérique, les sites doivent également faire appel à divers professionnels, tels que des historiens, des acteurs ou encore des développeurs, qu’ils doivent rémunérer. Par ailleurs, il est nécessaire d’entretenir le matériel pour qu’il ne devienne pas obsolète. Afin de compresser les dépenses, les dispositifs numériques peuvent être compris dans le prix du billet ou faire l’objet de subventions publiques. Plus que la rentabilité, le but premier de ces outils est avant tout l’attractivité et le renouvellement des publics. Cela implique également une phase d'évaluation de ces dispositifs, pour répondre au mieux aux attentes et aux évolutions technologiques.

     


    Visiter le musée de la Grande Guerre de Meaux à distance

     

    musée Grande Guerre Meaux

    © Musée de la Grande Guerre, Meaux

     

    Depuis 2014, le musée de la Grande Guerre de Meaux propose aux groupes scolaires de suivre depuis leur classe, via une plateforme accessible depuis le web et un tableau numérique interactif (ou un vidéoprojecteur), une visite animée et guidée par un médiateur culturel au coeur de ses 3 000 m² d’exposition permanente. À l’aide de caméras fixes et embarquées sur un support mobile, le dispositif offre la possibilité d’échanger en direct avec les élèves de l’autre côté de l’écran. Pendant la crise sanitaire, des visites guidées à distance ont également été organisées pour le grand public.

     


    Le dispositif audiovisuel immersif du Mémorial du Mont-Faron

     

    Mémorial-MontFaron

    © Patrick Palmesani

     

    Haut lieu de la mémoire nationale du ministère des Armées situé sur les hauteurs de Toulon (Mont-Faron), le mémorial du débarquement et de la libération en Provence accueille depuis 2017 une nouvelle muséographie. Le parcours de visite propose différents dispositifs innovants dont un grand spectacle audiovisuel immersif. Sur un écran géant de 17 mètres de long, ce fi lm didactique plonge le visiteur au coeur des combats, dès les premiers jours du débarquement jusqu’à la libération de la Provence. Cette expérience immersive, d’une durée de 10 minutes et projetée simultanément sur de multiples écrans, permet de mieux comprendre les enjeux et les faits militaires qui contribuèrent à la libération de la Provence.

     


    Les InstaLive du Mémorial de la Shoah

     

    Brochoire expo perm

    © Photo Florence Brochoire/Mémorial de la Shoa

     

    Pendant les confinements successifs, le mémorial de la Shoah a choisi de maintenir sa programmation culturelle en l’adaptant aux canaux de communication disponibles. En sus des conférences organisées via Zoom et Youtube, ou de la mise à disposition de films sur son site Internet, le mémorial a proposé une trentaine de rencontres virtuelles sur Instagram (InstaLives) lors desquelles des personnalités étaient invitées à lire en direct des textes faisant partie des fonds archivistiques. Face au succès rencontré, cette initiative se poursuit encore occasionnellement.

    Auteur

    Lise Denis - pôle "tourisme de mémoire" à la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives