Un centenaire franco-allemand ?

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Cérémonie du jour du deuil national en Allemagne, en présence d’Emmanuel Macron et Angela Merkel, Berlin, 18 novembre 2018. © Abdulhamid Hosbas/AFP

La commémoration sans précédent à laquelle a donné lieu le centenaire de la Grande Guerre s’est traduite par une floraison d’événements franco-allemands. Si la France a semblé impulser et piloter le 100e anniversaire du premier conflit mondial, son partenaire outre-Rhin a volontiers accompagné la dynamique et mobilisé ses réseaux institutionnels et culturels pour faire du cycle commémoratif un événement franco-allemand.

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Le 100e anniversaire de la Grande Guerre a donné lieu à une longue séquence mémorielle (2014-2018) d’une ampleur tout à fait inédite. Les spécialistes pronostiquaient une intensité variable dans l’ardeur commémorative selon les pays, à la fois fonction de l’histoire nationale de chacun et de leur tradition propre en matière de politique mémorielle. C’est pourquoi l’analyse du centenaire demande à être resituée au sein d’un faisceau complexe de facteurs géopolitiques dans lequel les histoires nationales ont pesé de tout leur poids. Quel rôle ont joué la France et l’Allemagne dans le centenaire ? Bien que la perception de la Grande Guerre diffère dans l’un et l’autre des deux pays, est-on fondé à parler d’un centenaire franco-allemand ?

Des temps forts franco-allemands

Le centenaire français avait été orchestré de longue date, avec notamment la création à un niveau interministériel d’une Mission du centenaire impulsée dès 2012 par le président Sarkozy. Rien de tel en Allemagne, où le gouvernement fédéral a tout juste jugé opportun de nommer le diplomate Andreas Meitzner "coordinateur" des commémorations au département culturel du ministère des affaires étrangères. La Mission du centenaire dirigée par Joseph Zimet, opérationnelle entre 2013 et 2019, a abordé ce centenaire de façon aussi totale qu’avait pu être la guerre elle-même, n’en négligeant aucun des aspects (culturel, diplomatique, militaire, territorial, scientifique et médiatique). L’organisation des commémorations nationales comme internationales impulsées par la France s’y est en grande partie adossée. C’est une partition riche et intense qu’a jouée la France sur cette période de cinq ans, accompagnée par l’Allemagne à chaque moment où cela apparaissait opportun.

Les rendez-vous franco-allemands officiels pour commémorer la Grande Guerre entre 2014 et 2018 doivent être évoqués ici dans le détail, aussi bien pour souligner leur caractère fréquent que pour relever les inflexions significatives des politiques mémorielles dont ils sont révélateurs.

Ces commémorations officielles binationales s’insèrent dans la désormais longue trame de l’histoire franco-allemande de la réconciliation, amorcée en 1962 avec la rencontre de Reims entre de Gaulle et Adenauer. Cette dernière avait atteint son point d’orgue avec l’invitation remarquée d’Angela Merkel en 2009 à Paris pour la commémoration du 11 novembre.

Pour en revenir à la période 2014-2018, une séquence importante, dans la mesure où elle s’est déroulée sur un temps assez long, a été celle relative au projet d’Historial franco-allemand du Hartmannswillerkof. La rencontre entre François Hollande et Joachim Gauck en août 2014 a donné lieu à une pose de première pierre, et le projet a vu sa concrétisation avec la rencontre d’Emmanuel Macron et de Frank-Walter Steinmeier en novembre 2017. La réalisation de cette institution binationale consacrée à la Grande Guerre est une première et témoigne de façon probante d’une "convergence des mémoires".

En reprenant le cours de la chronologie à compter d’août 2014, il faut ensuite rappeler en mai 2015 la rencontre entre les ministres des affaires étrangères Laurent Fabius et Frank-Walter Steinmeier autour de l’inauguration des nouveaux vitraux de la cathédrale de Reims, ville martyre de la Première Guerre s’il en est. Il n’était guère imaginable de ne pas commémorer Verdun, où Angela Merkel a retrouvé François Hollande le 29 mai 2016. De nouveau l’unité mémorielle y est énoncée, puisque la chancelière déclare alors qu’"il n’y a plus de tombes qui nous séparent".

 

cathédrale de Reims

Inauguration des vitraux de la chapelle Sainte-Jeanne d’Arc de la cathédrale de Reims : Frank-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne, et Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du Développement international, aux côtés d’Imi Knoebel, maître-verrier qui a réalisé les vitraux (Marne, région Champagne-Ardenne), 11 mai 2015. © MEAE/F. de la Mure

 

Un point d’aboutissement de la trajectoire de réconciliation

Enfin, les cérémonies de novembre 2018 clôturent tout cela de façon très solennelle avec l’itinérance mémorielle voulue par le président de la République française. En dehors de la grande cérémonie du 11 novembre où sont représentés plus de 70 chefs d’État dont la chancelière allemande, ce sont deux rendez-vous franco-allemands qui encadrent ladite itinérance : le 4 novembre à Strasbourg, Emmanuel Macron rencontre de nouveau Frank-Walter Steinmeier et le 10 novembre après-midi le président français, accompagné d’Angela Merkel, commémore l’armistice à Compiègne.

La cérémonie de Compiègne, dont la vidéo intégrale est consultable sur le site Internet de l’Élysée, mérite qu’on s’y attarde. Elle marque en quelque sorte un point d’aboutissement de la trajectoire franco-allemande de réconciliation autour de la Grande Guerre. D’abord, cette cérémonie se déroule dans un bilinguisme quasi parfait. Elle honore le fait militaire, mais sans ostentation, avec un passage en revue par les deux chefs d’État de soldats de la Brigade franco-allemande. Les hymnes allemand et français sont successivement joués, auxquels fera écho un peu plus tard un chœur d’enfants interprétant l’hymne à la joie de Beethoven, qui est aussi l’hymne européen. Angela Merkel et Emmanuel Macron se rendent ensuite devant la dalle sacrée pour y inaugurer une plaque sur laquelle est gravée l’inscription suivante : "À l’occasion du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918, Monsieur Emmanuel Macron, président de la République française, et Madame Angela Merkel, chancelière de la République fédérale d’Allemagne, ont réaffirmé ici la valeur de la réconciliation franco-allemande au service de l’Europe et de la paix". Ici, la symbolique initiale de la dalle sacrée, censée marquer l’antagonisme indépassable entre la France et l’Allemagne, s’en trouve totalement renversée. Enfin les deux chefs d’État sont accueillis par un représentant de l’association du Mémorial de la clairière de l’armistice, ce qui est une manière subtile de rendre hommage à tous ces "animateurs de la mémoire" que sont les représentants associatifs, bénévoles, etc. La chancelière et le président ont l’honneur de clôturer le livre d’or du célèbre Wagon de l’armistice. Cette scène finale, dans laquelle l’émotion se veut palpable, est en tout point conforme aux rencontres analogues qui l’ont précédée depuis 2014, avec les duos François Hollande – Joachim Gauck, Frank-Walter Steinmeier – Emmanuel Macron : le rapprochement des deux nations y est également signifié par un rapprochement physique entre les dirigeants. Dans le cas d’Angela Merkel et Emmanuel Macron, cette proximité se manifeste dans de petits gestes tâtonnants, qui paraissent presque maladroits (il lui prend la main sous les flashes des photographes), et qui laissent à penser que la spontanéité s’est invitée dans ce grand moment d’histoire.

 

Merkel Macron

Célébration de la réconciliation franco-allemande en présence du président Emmanuel Macron et de la chancelière allemande Angela Merkel,
Rethondes, 10 novembre 2018. © Soazig de la Moissonniere/Présidence de la République

 

Un centenaire révélateur des traditions commémoratives

Même si l’on a pu noter avec justesse une certaine "convergence des mémoires" entre la France et l’Allemagne à l’occasion de ce centenaire, il convient toutefois de prendre note des petites spécificités qui témoignent de différences de point de vue dans le processus. Il est d’abord notable que les rendez-vous commémoratifs se passent surtout en France, et à l’invitation de celle-ci. Ceci est bien sûr compréhensible dans la mesure où le territoire français, dans ses parties Nord et Est au premier chef, a été très fortement et durablement marqué par le conflit, et où l’Allemagne de son côté ne cultive pas de tradition commémorative de la Première Guerre mondiale. Ainsi donc, exception faite de la remarquable séance qui s’est tenue au Bundestag le 3 juillet 2014, où se trouvaient pour la partie française l’ambassadeur de France en Allemagne et l’ancien président de la République

Valéry Giscard d’Estaing, la France se rend peu en Allemagne pour y commémorer 14-18. Ce même 3 juillet, le "passeur" franco-allemand Alfred Grosser y retrace d’ailleurs plus un siècle de relations bilatérales qu’il n’y commémore la Grande Guerre. En novembre 2018, un peu plus d’une semaine après la commémoration internationale qui s’est tenue à Paris, Emmanuel Macron se rend à Berlin dans le cadre du Volkstrauertag (jour du deuil national allemand), mais là encore, c’est davantage pour y évoquer l’importance du couple franco-allemand dans l’Europe, et la nécessité de surmonter les différences pour mener une politique commune à grand rayonnement international.

 

Cérémonie jour du deuil
Cérémonie du jour du deuil national en Allemagne, en présence d’Emmanuel Macron et Angela Merkel, Berlin, 18 novembre 2018.
© Abdulhamid Hosbas/AFP

 

Cet écart est de nouveau perceptible à l’aune de deux manifestations officielles qui ont lieu à un très court intervalle l’une de l’autre.

La première est la cérémonie internationale du 11 novembre 2018 à Paris. Sans tomber dans les excès patriotiques, les symboles nationaux français y sont néanmoins fort présents : patrouille de France libérant un panache "bleu, blanc, rouge" au-dessus de l’Arc de Triomphe, discours du président français faisant l’éloge d’une France porteuse de valeurs pour laquelle "le patriotisme se distingue du nationalisme", citant Clemenceau et convoquant de nombreuses références culturelles faisant certes aujourd’hui consensus, mais très franco-françaises : Julien Benda, Jules Romains, etc. Le poète Apollinaire, naturalisé Français en 1916, qui clôt le discours présidentiel, permet, il est vrai, de rééquilibrer quelque peu le propos dans un sens plus "cosmopolite". Angela Merkel, pas plus que les autres chefs d’État n’est invitée à prendre la parole à cette occasion.

En revanche, on peut l’entendre quelques heures plus tard dans le cadre du Paris Peace Forum, lancé cette même année à l’initiative du président Macron. Elle y prend la posture que l’on qualifierait de "typiquement allemande" en une telle circonstance où il s’agit de se souvenir de la guerre : après un rappel de l’arrogance passée des Allemands, elle pointe les dangers de l’isolationnisme et du manque de communication entre les plus hauts dirigeants. Surtout elle met en perspective la problématique de la réconciliation franco-allemande en évoquant assez longuement la non moins difficile réconciliation germano-polonaise d’après 1945. Ce coup d’oeil et cet "élargissement" à la fois vers l’Est et à la Seconde Guerre sont révélateurs en ce sens qu’ils distinguent les sensibilités allemande et française sur la question commémorative.

Des projets dans la diversité des territoires français et allemand

Bien que la majorité des très nombreux projets relatifs au centenaire organisés de part et d’autre du Rhin l’aient été dans des perspectives locales ou nationales, il faut toutefois faire mention d’un certain nombre d’initiatives franco-allemandes significatives. Celles-ci ont essentiellement pu voir le jour grâce à la vivacité des réseaux institutionnels implantés dans le pays partenaire. Les régions frontalières y ont naturellement joué un rôle particulier, mais pas exclusif.

Ce constat de la richesse et de la diversité des projets franco-allemands proposés dans le cadre de ces commémorations est sans doute le signe le plus tangible de la bonne santé de l’amitié franco-allemande. On ne reviendra pas ici sur le lancement de l’Historial franco-allemand de la Grande Guerre (Vieil-Armand) qui est le principal et plus pérenne témoignage de cette étroite coopération. Parmi les réalisations les plus importantes, on peut signaler le cycle d’expositions et le programme culturel qui l’a accompagné dans la région tri-nationale du Rhin supérieur. Stimulée par la mise en place du "Réseau des Musées 2014", cette entreprise a permis de déployer pas moins de 35 expositions d’importances diverses dans 25 villes ou localités de France, de Suisse et d’Allemagne.

Durant l’année 2014, l’Institut français d’histoire en Allemagne de Francfort (IFHA) a proposé sous l’intitulé Rück/Blick un cycle de manifestations fort étoffé incluant exposition, conférences, colloques, cycles de films avec débats et ateliers. Plus modestement, l’université de la Sarre a accueilli un cycle de trois conférences sur le thème de l’histoire ouvrière dans le contexte de la Grande Guerre à l’automne 2014. Eu égard au fait que ces deux villes se trouvent fort éloignées de la frontière française, les projets binationaux développés respectivement à Osnabrück (Basse Saxe) et à plus forte raison à Francfort-sur-l’Oder (Brandebourg) avaient de quoi surprendre. Le premier, à forte vocation pédagogique, intitulé "Le regard de l’autre", mené par le musée culturel de la ville en partenariat avec le département des Hautes-Alpes (Gap) visait à faire aboutir les collégiens qui s’y sont investis à une vision commune du conflit. Dans le second cas, c’est sans doute la présence opportune de Nicolas Offenstadt, professeur invité à l’université Viadrina durant cette période, qui a permis la tenue d’un Symposium franco-allemand portant sur les villes dans la Première Guerre mondiale couplé à l’exposition locale (juin 2015). Une autre initiative binationale intéressante a été le projet mené par un groupe d’étudiants franco-allemand autour de la cote 108 de Berry-au-Bac sous la responsabilité de l’historien Fabien Théofilakis. Enfin, la question particulière des prisonniers de guerre a pu donner lieu à des développements muséaux intéressants, à l’instar de Giessen dans la Hesse.

De leur côté, les opérateurs scientifiques et culturels allemands en France ont également pris leur part dans les activités de commémoration de la Grande Guerre : l’Institut Goethe et surtout l’Institut historique allemand (IHA) ont ainsi proposé à un public spécialisé ou plus large de nombreux rendez-vous.

 

Youth for Peace 2018

Youth for Peace, Berlin, 2018. © Jennifer Sanchez vonZynski.com

 

La jeunesse au coeur du centenaire

L’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), qui reste l’opérateur incontournable en termes de coopération franco-allemande, a accompagné les grands rendez-vous officiels bilatéraux durant les cinq années en organisant des rencontres de jeunes au Vieil-Armand (2014) et à Verdun (2016). Un appel à projets intitulé "100 projets pour la paix en Europe" a été lancé, et l’ensemble du cycle s’est clôturé à la mi-novembre 2018 par une rencontre internationale de 500 jeunes d’Europe et des pays voisins autour du thème "Youth for Peace – 100 ans après la Première Guerre mondiale, 100 idées pour la paix". Les jumelages franco-allemands entre collectivités des deux pays ne semblent pas avoir donné lieu à grand nombre de manifestations autour du centenaire, en dépit du fait que l’année 2013 avait marqué un autre rendez-vous commémoratif notable avec le cinquantenaire du Traité de l’Élysée. Parmi les grandes expositions artistiques organisées à cheval sur les deux pays, celle associant Rouen et Cologne autour du thème des cathédrales est à mentionner, de même que celle qui a vu coopérer le musée des Beaux-Arts de Reims avec le Von der Heydt-Museum de Wuppertal (exposition "L’abattoir humain"). Du point de vue des réalisations éditoriales et audiovisuelles, outre les actes de colloque et catalogues des expositions susmentionnées, il faut rappeler la parution des deux ouvrages suivants : La Grande Guerre vue d’en face - 1914-1918, Nachbarn im Krieg : vue d’Allemagne, vue de France Deutsche Sicht, Französische Sicht (Albin Michel) et Une guerre des images : 1914-1918, France-Allemagne (La Martinière). Une bande dessinée destinée aux enfants à partir de douze ans a également vu le jour dans les deux pays sous le titre Carnet 14/18 : quatre histoires de France et d’Allemagne (Buveur d’encre/ Tinter Trinker). Enfin, la chaîne Arte a diffusé en 2013 un documentaire-fiction issu d’une production franco-allemande intitulé 14, des armes et des mots, dont le propos était de s’intéresser "à hauteur d’homme" au destin de quatorze protagonistes entraînés dans le cours tumultueux du conflit.

Ce panorama non exhaustif des principaux projets et réalisations binationaux conduits dans le cadre du centenaire reflète le dynamisme des réseaux franco-allemands, qu’ils soient institutionnels, académiques, culturels ou associatifs.

Le centenaire de la Grande Guerre n’a pas fondamentalement modifié les lignes de force du partenariat franco-allemand autour des questions de mémoire. On pourrait dire qu’il a été une occasion propice de confirmer des tendances déjà observées ces dernières années vers une "convergence des mémoires" entre les deux pays et une ouverture sur l’Europe. Il reste certes quelques particularismes nationaux propres à l’un et l’autre des pays, mais ils apparaissent marginaux. Ce qui demeure le plus marquant est sans doute le fait que, dix ans après la disparition des derniers survivants de la "catastrophe originelle", on commémore certes la guerre, mais on célèbre surtout la paix. Et cette célébration de la paix passe notamment par une attention soutenue portée à la jeunesse. Une jeunesse dont on constate la forte présence aussi bien lors des commémorations officielles qu’à travers les projets pédagogiques ou culturels.

Finalement, Alfred Grosser, interviewé par la télévision allemande en 2018, n’a sans doute pas tort lorsqu’il déclare qu’"en matière de souvenir de 14-18, les Français en font peut-être un peu trop". On se dit cependant que si cela peut aider par effet d’entraînement le voisin allemand à revisiter un peu plus assidument la période, de concert avec l’ennemi d’hier, ce n’est pas une si mauvaise chose.

 

Dominique Bouchery - Chargé des fonds de langue allemande à La Contemporaine