La nuit au Mort Homme
Le sergent Robert Perreau, un jeune sous-officier du 203e d'Infanterie, raconte la bataille du Mort-Homme ...
"Je me suis attardé cette nuit au P.C. du capitaine à qui j'ai porté des renseignements. Le jour est venu et il me faut rejoindre ma section en première ligne. Le boyau a été comblé par le bombardement et je n'ai d'autre ressource que de me glisser de trou d'obus en trou d'obus. J'ai une centaine de mètres à parcourir. La tranchée allemande de Feuillères domine légèrement la nôtre sur la gauche. D'abord, tout va bien, j'ai déjà franchi la moitié du parcours. Au moment où je vais sortir d'un entonnoir, une balle claque et soulève un peu de terre près de moi. Un guetteur boche m'a vu. Je reste au fond de mon trou pendant quelques secondes, puis je me précipite d'un bond vers un autre entonnoir. Deux coups de feu sont partis sans m'atteindre Je me suis jeté à plat ventre m main s'est accrochée dans un barbelé et saigne. Je n'ose plus faire un mouvement. Je suis devenu le gibier que guette le chasseur. Je reste un long moment immobile, pensant ainsi lasser mon adversaire. Puis je m'écarte dans une autre direction pour tromper le tireur, n tire tout de même mais me manque encore. Je suis essoufflé et me colle au sol. Une odeur épouvantable m'assaille aussitôt. Je suis blotti contre une forme humaine à moitié enfouie dans la boue.
Le drap de la vareuse a pris la couleur de la terre et seuls quelques détails de l'équipement m'indiquent que c'est un cadavre allemand. Je rampe pour éviter l'affreux contact: mais partout la terre est jonchée de débris horribles. Je passe près d'un cadavre français dont les mains crispées, noires, décharnées se dressent vers le ciel comme si le mort implorait encore la pitié divine.
Aussi loin que mon regard peut porter, le sol est couvert de cadavres, amis ou ennemis, restés figés dans les poses les plus invraisemblables. Le sommet du Mort-Homme ressemble par endroits à un dépôt d'ordures où s'amoncellent des lambeaux de vêtements, des armes mutilées, des casques déchiquetés, des vivres qui pourrissent, des chairs putréfiées.
Enfin, je saute dans notre tranchée, mes mains, ma capote, tout sent le cadavre. L'odeur de mort nous est devenue si familière dans ce secteur de Verdun, qu'elle ne m'empêche pas de manger avec mes mains souillées un croûton de pain que réclame mon estomac affamé. Une source au sommet du Mort-Homme est à portée des Allemands dont la position surplombe légèrement la nôtre. Habilement endiguée par l'ennemi et dirigée vers nos lignes, l'eau a envahi bientôt notre tranchée. Grossi par les pluies, le fleuve s'insinue entre nos remparts de terre et mine nos parapets qui s'effondrent. La tranchée n'est plus maintenant qu'une mare de boue d'où monte une odeur intolérable. On se réfugie sur les rares banquettes qui tiennent encore. Les caisses de grenades constituent des perchoirs sur lesquels on s'agrippe et où Ton cherche à grouper les couvertures, les musettes les grenades et les armes. Toute tête qui dépasse le parapet est une cible pour le guetteur d'en face. Il faut rester accroupi sur son socle pour ne pas s'enfoncer dans la boue jusqu'au ventre ou rester enlisé.
Au bout de quelques heures cette position cause une souffrance atroce. Il est impossible de communiquer entre nous pendant le jour. Tout objet qui échappe des mains est irrémédiablement perdu dans la boue liquide. Le moral est plus bas que je ne l'ai jamais vu devant de telles misères physiques. La pluie tombe sans arrêt et traverse nos vêtements. Le froid nous pénètre, les poux nous sucent, tout le corps est brisé. Je vois des hommes de quarante ans pleurer comme des enfants. Certains voudraient mourir. Les grenades, les cartouches, les fusées sont noyées. La boue a pénétré dans le canon et le mécanisme des fusils, les rendant hors d'usage. Nous serions incapables de résister à une attaque allemande. La nuit nous permet de quitter une position que nous avons dû garder pendant douze heures.»