L'année 1918 : la rupture de l'équilibre
Sous-titre
Par Anne Duménil, chercheuse en histoire contemporaine
L'année 1918 : la rupture de l'équilibre militaire
1918 voit se rompre l'équilibre stratégique et tactique qui, sur le front occidental, avait transformé le conflit en une interminable guerre de position. L'Allemagne initie le retour à la guerre de mouvement, espérant exploiter la fenêtre d'opportunités ouverte par l'effondrement du front russe. Le formidable effort engagé lors des offensives du printemps 1918 expose l'Entente à un risque maximal. Mais, à l'été, l'équilibre des forces bascule de nouveau, et définitivement : brisée par un engagement qui n'apporte pas la décision espérée, l'armée allemande est acculée à la défaite.
L'Hôtel de ville à Béthune (Pas-de-Calais), mai 1918. Source : ECPAD
Au début de 1918, les puissances centrales bénéficient d'un apparent avantage stratégique : au lendemain des mutineries, les qualités offensives de l'armée française demeurent médiocres, le front italien est affaibli après Caporetto et, malgré le sursaut de Cambrai (20 novembre 1917), l'armée britannique sort exsangue de la longue bataille d'Ypres. Et surtout, le front russe a disparu.
Chars d'assaut Renault FT17, Aisne, août 1918. Source : ECPAD
Le 15 décembre 1917, le gouvernement bolchevik a conclu un armistice et la paix de Brest Litovsk est signée le 3 mars 1918. La stratégie de Ludendorff vise à arracher la décision militaire avant que l'arrivée des troupes américaines ne renverse de nouveau, en sa défaveur, l'équilibre des forces. Il entend exploiter son avantage en lançant au printemps 1918 une offensive de grande ampleur.
Au début de l'année ont éclaté en Allemagne de puissants mouvements de grève. Mais, au printemps 1918, civils et soldats se remobilisent en vue de l'ultime effort : l'aspiration à la paix est réinvestie dans l'espoir d'une victoire. En vue de l'offensive de mars 1918, 52 divisions mobiles sont formées et puissamment équipées. L'instruction de ces troupes est une priorité : retirés pendant plusieurs semaines du front, soldats et officiers sont envoyés en camps d'entraînement afin d'assimiler les principes tactiques et les techniques de combat élaborés par les troupes d'assaut.
Le 21 mars 1918, l'offensive Michael est lancée sur un front de 70 kilomètres entre la Scarpe et l'Oise. En quelques heures, les troupes allemandes s'emparent de la zone avancée anglaise. Si la 3e armée de Byng oppose une forte résistance, les 12 divisions de la 5e armée britannique affrontent 43 divisions allemandes : enfoncé, son 3e corps fait retraite vers le canal Crozat. Les jours suivants, le fléchissement se poursuit. Renonçant à effectuer le mouvement tournant vers le nord initialement prévu, Ludendorff ordonne aux XVIIIe et IIe armées d'attaquer vers le sud/sud-ouest afin de provoquer une brèche entre les armées adverses.
Attaque et prise de Cantigny par les troupes américaines, 28 mai 1918. Source ECPAD
Le 24 mars, les Allemands franchissent la Somme et rompent la liaison entre la 5e armée britannique et la 3e armée française. La coopération entre alliés est un moment ébranlée : Haig entend assurer la liaison avec les ports de la Manche mais Pétain privilégie la liaison entre les armées françaises et refuse de dégarnir le front de Champagne où il redoute une nouvelle offensive. Instaurer une direction unique de la guerre sur le front occidental devient indispensable : le 26 mars, lors de la conférence de Doullens, la mission est confiée au maréchal Foch.
Fusil mitrailleur en première ligne, Le Monchel (Somme), 8 mai 1918. Source : ECPAD
Soldats fraternisant, Creil (Oise), fin mai 1918. Source : ECPAD
Dans le secteur de la XVIIIe armée, l'avancée allemande atteint 60 kilomètres mais l'offensive est stoppée le 5 avril : au coeur du champ de bataille de 1916, les troupes allemandes ne progressent plus, la logistique est défaillante. Quatre jours plus tard, une nouvelle attaque allemande perce le front britannique entre Armentières et La Bassée. La 2e armée britannique abandonne Passchendaele conquise au prix de gigantesques pertes en 1917. L'offensive allemande échoue cependant à repousser vers la mer l'aile droite du dispositif anglais et elle est à son tour suspendue. Alors que la coopération franco-britannique s'améliore, la préoccupation de Ludendorff est d'empêcher les troupes françaises de renforcer le front de Flandre : c'est l'objectif de l'opération Blücher lancée le 27 mai 1918.
Dès le premier jour, le front français sur le Chemin des Dames est enfoncé sur 15 à 25 kilomètres de profondeur. L'offensive de diversion devient une opération de grande ampleur en direction de la Marne et de Paris. En trois jours, les troupes progressent de 65 kilomètres et retrouvent les positions de septembre 1914. Paris est de nouveau directement menacée. Lancée le 9 juin entre Montdidier et Noyon, l'opération Gneisenau permet encore à la XVIIIe armée de progresser de 8 kilomètres mais elle est arrêtée par la contre-offensive franco-américaine. Le 15 juillet, Ludendorff tente un ultime effort entre Reims et l'Argonne et sur le front de la Marne mais la contre offensive Mangin le contraint à abandonner l'essentiel du terrain conquis : l'emploi de 225 chars et la combativité des troupes, notamment les 1ère et 2e divisions américaines, sont décisifs. Ludendorff refuse cependant d'engager le mouvement de repli suggéré par le général von Lossberg, le spécialiste de la bataille défensive. C'est seulement le 2 août qu'il en donne l'ordre, renonçant à l'opération prévue en Flandre. À ce moment-là, les Allemands ont perdu l'initiative.
Premières lignes devant Villers-Bretonneux (Somme), 6 mai 1918. Source : ECPAD
L'échec de Ludendorff était-il inéluctable ? Le déséquilibre croissant entre les ressources économiques, industrielles et humaines des deux coalitions ne le laissait-il pas anticiper ? Il importe ici d'écarter toute lecture rétrospective. Au début de 1918, les responsables de l'Entente estiment impossible de remporter la victoire avant 1919, un délai indispensable à la montée en puissance du concours américain. Mais ils redoutent aussi que les sociétés françaises et britanniques ne puissent maintenir aussi durablement leur cohésion. À Paris comme à Londres, les journées du printemps 1918 sont dramatiques, l'éventualité d'une défaite est envisagée. L'échec des offensives allemandes du printemps 1918 ne peut occulter les succès qu'elles ont enregistrés : la progression des troupes, sur des distances inconnues sur le front occidental depuis la stabilisation du front en 1914, a ébranlé le front franco britannique.
Mais l'armée allemande ne parvient à provoquer un effondrement complet du front allié car elle n'exploite pas assez rapidement la percée et échoue à désorganiser complètement les armées adverses. Le transport de l'artillerie sur le terrain bouleversé du champ de bataille, sur la Somme puis en Flandre, est lent alors que le manque d'artillerie lourde impose de déplacer les pièces d'un front d'attaque à l'autre. Les offensives ne s'enchaînent pas assez rapidement laissant aux Alliés le temps de réorganiser leurs réserves. Or, les pertes atteignent des niveaux comparables aux pires périodes du conflit alors que les réserves en hommes sont épuisées. Le pari de l'offensive repose sur une prise de risque maximale et impose un succès décisif et rapide. L'échec, même partiel, démultiplie les faiblesses d'une machine de guerre dont les ressorts sont tendus à l'extrême.
Le point de rupture est atteint le 8 août, lorsque la 4e armée britannique attaque à l'est d'Amiens : selon Ludendorff, ce fut le " jour de deuil " de l'armée allemande. Ses troupes perdent 27 000 hommes, dont beaucoup de prisonniers : la cohésion de l'armée allemande est décisivement affaiblie. À partir de l'été 1918, les phénomènes d'insubordination se multiplient : entre 750 000 et un million de soldats se soustraient au service armé. Le 14 août, le haut commandement reconnaît que la guerre ne peut plus être gagnée. Un retrait est opéré sur une ligne fortifiée appuyée sur la Somme au sud, le canal du Nord et la ligne Drocourt-Quéant. Mais deux coups de boutoir interdisent aux troupes allemandes de s'établir sur ce front : le 31 août, le corps australien les repousse au-delà de la Somme et, le 2 septembre, le corps canadien rompt la ligne Drocourt-Quéant au sud-est d'Arras. Ludendorff ordonne alors le retrait sur la ligne Hindenburg : en quatre semaines, la totalité du terrain conquis au printemps est abandonnée.
Lors de la bataille des Cent jours, Haig et Foch substituent à la percée stratégique, un progressif mouvement de refoulement : des attaques coordonnées se succédant à court intervalle sur différents secteurs du front doivent priver l'ennemi de toute initiative, le contraindre à des mouvements de retraite successifs et, à terme, à la reddition. L'Entente privilégie ainsi une stratégie combinant le mouvement et l'usure, dans une coopération étroite des différentes armées de la coalition.
Le 26 septembre, 15 divisions américaines et 22 divisions françaises attaquent entre la Meuse et l'Argonne et vers les monts de Champagne. Si la progression demeure lente dans les paysages ravagés du nord de Verdun, ces opérations fixent un nombre important de divisions allemandes. Simultanément, les 1ère et 3e armées britanniques se portent à l'ouest de Cambrai. Le corps canadien, sous le commandement de Sir Arthur Currie, franchit le canal du Nord. En Flandre-Occidentale, le groupement interallié commandé par le roi Albert rompt, dès le 28 septembre, le saillant d'Ypres. Le 29 septembre, la 4e armée britannique de Rawlinson lance, une offensive de grande envergure contre la position Hindenburg.
L'Entente exploite sa supériorité en hommes et en matériels, ainsi que la supériorité d'emploi. L'avantage en effectifs tient à la montée en puissance des troupes américaines et, aussi, à l'emploi stratégique - notamment sur le front d'Orient - des troupes de l'Empire britannique. En septembre 1918, un million et demi de soldats américains ont rejoint l'Europe, ils seront presque deux millions à la veille de l'armistice. Certes, les unités opérationnelles sont encore peu nombreuses : leur contribution à la victoire de 1918 n'est pas immédiatement décisive mais elles constituent une "marge décisive" (A. Kaspi). Grâce aux programmes d'armements lancés en 1916 et 1917, la fabrication de chars et d'avions augmente rapidement, la qualité et la disponibilité des matériels d'artillerie s'améliorent.
Evacuation d'un blessé, Westouter (Flandre occidentale), 30 mai 1918. Source : ECPAD
La maîtrise du système d'armes permise par le développement de l'artillerie, l'augmentation des moyens de feu de l'infanterie et leur étroite coordination sont déterminantes. À la fin de septembre, le haut commandement allemand reconnaît la gravité de la crise. Au plan stratégique, le déséquilibre des forces en présence est manifeste en termes aussi bien quantitatifs que qualitatifs. L'Allemagne paraît d'autant plus isolée que la situation des fronts périphériques s'est irrémédiablement détériorée. L'armée d'Orient provoque l'effondrement du front bulgare, ce qui conduit à la signature de l'armistice du 30 septembre 1918. Puis elle se retourne contre la Turquie alors que les forces d'Allenby rompent le front de Palestine. À l'ouest, l'assaut généralisé du front allemand fait redouter une catastrophe militaire. Ludendorff craint un scénario analogue à celui de la Russie en 1917 : une défaite militaire suivie d'une révolution. Le 29 septembre, il exige que des démarches de paix soient engagées par un gouvernement ayant le soutien de la majorité parlementaire : les politiques endosseront la responsabilité de la défaite. Dans la nuit du 3 au 4 octobre, une première note est adressée au président Wilson. Mais après la deuxième note américaine (14 octobre 1918) exigeant la destruction de la puissance militaire allemande, Ludendorff envisage de conduire la bataille finale (Endkampf) au printemps 1919. Il veut voir proclamée la levée en masse et élabore un projet de mobilisation totale et une tactique des "opérations défensives en zone profonde" qui anticipe une guerre à outrance contre les populations civiles.
Les dernières semaines de combat sont d'ailleurs marquées en France et en Belgique par des destructions systématiques des zones abandonnées à l'adversaire, y compris les infrastructures civiles. Mais dans les deux dernières semaines d'octobre, la situation de l'armée allemande se dégrade rapidement. Le 26 octobre, le front austro hongrois, mal défendu par une armée minée par le mouvement des minorités nationales, s'effondre, exposant le flanc sud de l'Allemagne aux opérations de l'Entente. À Kiel, le 3 novembre, et à Munich, le 7, éclatent des mouvements insurrectionnels. Alors que l'offensive alliée contraint les forces allemandes à un retrait général sur la ligne Anvers-Meuse, Erzberger reçoit le 7 novembre lecture des conditions d'armistice. Le 9, la révolution éclate à Berlin, Guillaume II renonce à la couronne impériale : la République est proclamée. Deux jours plus tard, l'armistice est signé.
Anne Duménil, chercheuse en histoire contemporaine. Revue "Les Chemins de la Mémoire n° 184" - juin 2008 pour MINDEF/SGA/DMPA
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