Newsletter

La société allemande face à son passé autoritaire

Sous-titre
Oubli, mémoire et catéchisme

Les accusés dans leur box au procès de Nuremberg. © U.S. federal government

La mémoire allemande de la Seconde Guerre mondiale apparaît fragmentée. Loin de faire consensus, le récit du nazisme, modelé à la fois par les institutions et l’opinion publique, a fait l’objet de multiples inflexions. Si l’Allemagne réunifiée tente, depuis quelques décennies, de regarder son passé avec lucidité, il n’en reste pas moins que la lecture qui en est faite n’est pas dénuée d’ambiguïtés.

Corps 1

En Allemagne de l’Ouest, on est frappé par la prégnance des cadres juridiques de la mémoire, des cadres de type fortement pénal ou criminel, qui structurent, orientent et norment les rapports collectifs au passé. Depuis 1945 cependant, ce cadrage connaît de fortes tensions internes entre une approche pénale classique, tournée vers la délinquance « ordinaire » et ses pratiques déviantes, et une approche pénale plus ambitieuse visant des crimes de type bureaucratique.

La première approche rend acceptable ou supportable, à une majorité largement complice, le poids des crimes systémiques, attribués à une minorité délinquante. Appliquée, en RFA, au nazisme, cette approche a contribué à forger le récit mémoriel rassurant élaboré dans les années 1950 : la majorité des Allemands aurait été abusée par une poignée de criminels fanatisés.

Mémoires du nazisme à l'Ouest

Une société démocratique et pluraliste est certes née, à l’Ouest, sur les ruines du IIIe Reich, mais cette trajectoire a été imposée de l’extérieur et le processus a pris plus de temps qu’on l’imagine. De plus, il n’est pas certain que les politiques de la mémoire impulsées par l’État en ont été le facteur décisif, en raison de leur nature juridique et de leurs objectifs ambigus.

En 1959, Theodor W. Adorno notait le hiatus, en Allemagne de l’Ouest, entre le souvenir public du nazisme et la mémoire privée des années 1933-1945, cultivée dans le cercle familial, amical ou professionnel. Tout en se démarquant du passé autoritaire, le gouvernement fédéral exprimait alors sa volonté de tourner la page, d’aller de l’avant. L’édification d’un ordre démocratique sur fond de miracle économique s’accommodait de la réintégration des nombreux Allemands compromis et d’un pesant silence enveloppant les crimes du passé. Les grands médias, quoique pluralistes, ne questionnaient guère ce positionnement.

Selon Adorno, la mémoire privée, celle de la majorité silencieuse, était bien différente : « l’opinion non-publique » entretenait un souvenir positif, mâtiné de nostalgie, de la période du Troisième Reich. Au fond, ce qui manquait, c’était un travail individuel et collectif sur soi-même, à même de vaincre les mécanismes de défense psycho-sociaux inculqués par douze année de régime autoritaire.

Le terme d’Aufarbeitung, littéralement « remise à neuf » d’un objet usé, un vieux vêtement par exemple, reflète à lui seul les contradictions de la mémoire du nazisme, qu’elle soit publique ou privée. Initialement synonyme d’effacement du passé, le mot a progressivement changé de sens, finissant par désigner un « travail » collectif et public d’élucidation de ce même passé.

De fait, la décennie qui suit la fondation de la République fédérale est marquée par la « politique du passé » de l’ère Adenauer, pour reprendre l’expression de l’historien Norbert Frei. Cette politique du passé poursuit deux objectifs en apparence contradictoires : elle entend, d’un côté, mettre fin à la dénazification, en réintégrant massivement les Allemands sanctionnés par les Alliés, et en renonçant à poursuivre pénalement les criminels nazis. De l’autre, cette politique impose un consensus démocratique et interdit toute mise en cause publique du nouvel ordre républicain. Toutefois, le premier volet de cette politique du passé est contesté à partir de la fin des années 1950 par la nouvelle gauche ainsi que par des personnalités isolées comme le procureur de Hesse Fritz Bauer.

De plus, la jeune République est soucieuse de son image à l’étranger. Or, des inquiétudes se font jour dans les pays alliés, qui ont connu l’occupation allemande. Les critiques adressées par la République démocratique allemande (RDA), au nom de l’antifascisme, font le reste. Ces facteurs favorisent un réexamen du passé national-socialiste au tournant des années 1960. Mais ce réexamen est ambigu : il tend à présenter les crimes du régime comme des « excès » attribuables à une minorité fanatisée. Ainsi les procès de criminels nazis, comme le premier procès d’Auschwitz à Francfort (1963-1965), entretiennent la fiction d’une « délinquance » individuelle aux marges d’un État dont les grandes institutions seraient restées indemnes de toute compromission. Cette grille de lecture erronée des crimes de masse du nazisme n’a favorisé ni l’introspection, ni la reconnaissance des responsabilités individuelles.

 

Roemer

Ouverture du procès d’Auschwitz au Römer, l'Hôtel de ville de Francfort AP. Source : Hessisches Landesarchiv

 

En 1961, la fameuse salle 600 du Palais de justice de Nuremberg où avait siégé le Tribunal militaire international était rendue à son état bavarois d’origine, avec son estrade sévère surmontée d’une imposante croix.

Cet effacement symbolique des traces du procès des leaders Nazis à Nuremberg coïncidait avec le rejet du droit pénal international esquissé dans l’immédiat après-guerre. L’empressement à tourner la page des procès alliés conduisit à appliquer, avec bienveillance, le droit pénal ordinaire à des auteurs de crimes extraordinaires : le Zeitgeist (littéralement « esprit du temps ») préférait les contorsions juridiques rassurantes conduisant à exonérer les criminels de bureaux et à condamner les exécutants directs à des peines légères.

Les critiques adressées à ce régime mémoriel rassurant se sont multipliées à la fin des années 1960 : militants et intellectuels de gauche ont reproché aux politiques publiques du passé de faire l’économie du travail individuel sur soi, nécessaire à surmonter les mécanismes de défense psycho-sociaux consécutifs au nazisme. En témoigne, par exemple, le succès du livre publié par les psychanalystes Alexander et Margarete Mitscherlich en 1967 sous le titre Le deuil impossible (Die Unfähigkeit zu trauen). Vingt ans plus tard, Ralph Giordano prolongeait cette réflexion dans un livre intitulé La seconde culpabilité ou Du poids d’être Allemand (Die Zweite Schuld, 1987).

La délégitimisation de la RDA ou la « vie des autres »

Les choses changent avec l’unification allemande, car le cadrage juridique du passé, dont la dimension pénale reste centrale, sert des objectifs désormais différents : il s’agit de disqualifier globalement la RDA, présentée comme État « totalitaire », dirigé par des criminels de bureau, suivant une perspective presque inversée par rapport à celle qui prévalait en RFA vis-à-vis du passé nazi. Dans les nouveaux Länder, cette image collective suscite le malaise : peu d’Allemands de l’Est se reconnaissent en elle, pas même, le plus souvent, les anciens opposants au régime autoritaire de Berlin-Est.

Lorsque survient l’unification, le 3 octobre 1990, le premier régime mémoriel est clairement en crise. Avec cet événement majeur, que nul ne pouvait anticiper quelques mois plus tôt, s’ouvre un nouveau champ d’Aufarbeitung, aussi ample qu’ambitieux. Ce qui frappe d’emblée, c’est le zèle et l’empressement des Allemands de l’Ouest à disséquer la RDA, ses institutions, son parti, sa sécurité d’État, ses idées, son antifascisme. Rien ne doit rester de cette autre Allemagne, qui avait été édifiée comme envers de l’Ouest au plan moral, politique, social, économique. On effacera jusqu’au nom des rues. Celles et ceux qui firent le choix conscient de la RDA après la guerre, parmi eux des survivants juifs du génocide, ne seront pas épargnés.

Depuis 1990, l’effacement juridique des traces de la RDA va de pair avec la délégitimation de l’antifascisme, idéologie officielle et fonctionnelle de la RDA, qui se présentait comme le seul État ayant résolument rompu, « sur le sol allemand », avec le nazisme et son héritage. Et de fait, à la différence de la RFA, la RDA a entretenu quarante années durant le souvenir des crimes du nazisme, célébré ses victimes et héroïsé la résistance communiste. Dans le contexte de la guerre civile froide qui opposa les deux États allemands, le gouvernement de Berlin- Est n’a eu de cesse de dénoncer la réintégration des cadres nazis dans l’appareil d’État ouest-allemand, et ce jusqu’à l’échelon gouvernemental. En atteste par exemple le procès intenté in abstentia à Hans Globke, conseiller du chancelier Adenauer et ancien rédacteur des lois raciales de Nuremberg (1963).

 

Hans_Globke
Hans Globke, 2 mars 1963. Source:Bundesarchiv/ Renate Patzek

 

Les ambitieuses politiques publiques du passé communiste initiées au lendemain de l’unification ont rencontré un succès mitigé. Par leur prisme juridique, en particulier pénal, elles ne rencontrent guère les aspirations à l’élucidation (Aufklärung) du passé des Allemands de l'Est, davantage désireux d’ouvrir les archives de la Stasi que de sanctionner les dirigeants de la RDA. D’ailleurs, au grand désarroi des magistrats ouest-allemands en charge des nombreux procès d’épuration, peu de victimes déposent plainte contre ceux qui, du temps de la RDA, les ont persécutées.

De plus, la grille de lecture sommairement « totalitaire » du régime politique est-allemand et le principe d’équivalence entre les deux dictatures allemandes du XXe siècle, communément admis par les élites issues de l’ancienne République fédérale, ont été la source de tensions entre citoyens de l’Ouest et de l’Est, ces derniers ayant le sentiment d’être des citoyens de seconde classe. Les lourdes peines prononcées contre les membres du bureau politique du parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) pour leur responsabilité dans la mort de fugitifs au Mur de Berlin a accrédité l’idée, en partie fictive, d’une RDA trahie par une classe dirigeante composée de « criminels de bureau ».

Le catéchisme mémoriel

La « querelle des historiens » (1987) marque la fin du premier régime mémoriel, fondé sur une lecture rassurante du nazisme comme régime imposé par une minorité fanatique à une majorité abusée. L’examen critique du rapport ouest-allemand au nazisme qui s’en suivit est perturbé en quelque sorte par l’unification allemande : la recherche d’une identité historique nouvelle, intégrant et assumant le passé autoritaire, est facilitée par la mise au pluriel de ce passé et par la symétrie postulée entre les « deux dictatures allemandes » du XXe siècle.

L’inauguration du mémorial des juifs assassinés d’Europe au cœur de la capitale allemande (2005) signale l’entrée dans une nouvelle ère où le génocide perpétré par les nazis devient le marqueur identitaire majeur de la nouvelle Allemagne. Dans un contexte où l’on assiste à un regain de violence néonazie et à l’institutionnalisation d’une extrême-droite parlementaire (AFD), le gouvernement fédéral reprend à son compte le leitmotiv de l’exceptionnalité et de l’incomparabilité du génocide des juifs. Cette sacralisation bien tardive des crimes du passé confine au catéchisme comme l’a récemment souligné l’historien Dirk Moses qui montre combien la mémoire officielle du nazisme relève aujourd’hui d'une forme de théologie politique.

Ce catéchisme est source de distorsions multiples: toute tentative de situer le projet nazi dans un cadre plus large, impérial et colonial, est rejetée. On ne doit ainsi pas comparer, ni identifier des filiations. Philosémitisme et soutien inconditionnel à Israël sont de rigueur. Ce qui au départ procédait d’une volonté de regarder en face les crimes sans précédent du nazisme s’est mué progressivement, depuis deux décennies, en un dogme paradoxalement ethnocentrique, occidentalo-centré, confortant le récit traditionnel d’un monde sous domination blanche. Le cas de la Namibie illustre ces difficultés : malgré leurs efforts, les descendants des victimes du premier génocide du XXe siècle, Namas et Hereros du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), méthodiquement assassinés sur ordre du général prussien Lothar von Trotha (1904-1908), n’ont pas obtenu la reconnaissance pleine et entière de ce crime par le gouvernement allemand. Si en 2015, le président du Bundestag Norbert Lammert a qualifié ces crimes coloniaux de « génocide » (Völkermord), le gouvernement fédéral s’est évertué à limiter la portée de cette déclaration, qui, selon lui, n’emporte aucune conséquence juridique. Un premier cycle de négociations entre Allemands et Namibiens a d’ailleurs été interrompu en 2016 lorsque le représentant de la République fédérale a déclaré qu’il fallait cesser de comparer les « incidents » de Namibie avec d’autres génocides du XXe siècle.

 

bivouac allemand
Bivouac de l'armée allemande pendant la campagne contre les Héréros (1904). Source : Bundesarchiv

 

En définitive, la mémoire du nazisme en Allemagne de l’Ouest a connu de multiples inflexions : après la phase d’oubli et d’amnistie des années 1950, l’exigence d’un travail public sincère sur le passé est née de multiples mobilisations au cours des années 1960, 1970 et 1980. L’unification est venue perturber ce mouvement en offrant aux élites ouest-allemandes une épuration « par substitution », c’est à dire en permettant à la génération née pendant et après la guerre d’accomplir la confrontation lucide à un passé autoritaire que la génération précédente, compromise sous le nazisme, avait soigneusement évitée. Mais la RDA n’était pas, loin s’en faut, le Troisième Reich : la dissection méticuleuse de son appareil répressif, la délégitimation de son idéologie antifasciste, la mise en équivalence convenue des deux dictatures allemandes ne pouvaient que susciter le malaise.

À partir de la fin des années 2000, un collectif d’artistes a tenté de transgresser les normes mémorielles ambivalentes de l’Allemagne unifiée en s’inspirant de l’agit-prop et du théâtre politique : prenant au mot les injonctions au devoir de mémoire, le « Centre pour la beauté (du geste) politique » (Zentrum für Politische Schönheit, ZPS, créé en 2009)  a souhaité en tirer toutes les conséquences politiques pour le présent : une nuit, le ZPS a ainsi secrètement subtilisé les croix blanches de fugitifs abattus au Mur de Berlin qui se dressent à proximité du Reichstag, et les a provisoirement installées aux frontières de l’Union Européenne. Quelques années plus tard, il édifiait dans le plus grand secret une copie du mémorial des juifs assassinés d’Europe sous les fenêtres du leader du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), Björn Höcke, qui avait mis en doute le bien fondé d’un tel monument. Néanmoins, ces performances politico-artistiques n’ont qu’indirectement pris pour cible le rigide catéchisme de la mémoire qui proscrit toute mise en perspective coloniale et impériale des crimes du nazisme.

 

Bornhagen

Réplique du Mémorial de l'Holocauste de Berlin à Bornhagen. Source : Zentrum für Politische Schönheit

 

Guillaume Mouralis - Directeur de recherche au CNRS,
membre de l’Institut des sciences sociales du politique, Nanterre, associé au Centre Marc Bloch, Berlin

Références
Adorno Theodor W., « Was bedeutet: Aufarbeitung der Vergangenheit », Ibid. (dir.). Gesammelte Schriften, 1959, vol. 10, p. 555‑572.
Frei Norbert, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996.
Giordano Ralph, Die Zweite Schuld oder Von der Last Deutscher zu sein, Hamburg, Rasch und Rohring, 1987.
Mitscherlich Alexandre et Mitscherlich Margarete, Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif [1967], traduit par Laurent Jospin, Paris, Payot, 1972.
Moses A. Dirk, « The German Catechism », Geschichte der Gegenwart, 2021.
Mouralis Guillaume, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
Mouralis Guillaume, Une épuration allemande. La RDA en procès. 1949-2004, Paris, Fayard, 2008.