Bobigny : des traces au lieu de mémoire
Sous-titre
Par Thomas Fontaine - Historien, commissaire de l’exposition de préfiguration de l’ancienne gare de déportation de Bobigny
Depuis plusieurs années, la ville de Bobigny souhaite valoriser le site de l’ancienne gare de déportation à travers un programme d’aménagement paysager et scénographique. L’ambition du projet est de révéler un lieu d’histoire et de mémoire peu connu du grand public en préservant sa topographie d’origine et en l’inscrivant dans son paysage urbain.
Dessin de la gare de Bobigny. © E. Martin/Ville de Bobigny
À l’origine une banale gare de la Grande ceinture de la région parisienne, inscrite dans un paysage fait surtout de petits pavillons et de parcelles agricoles..., une petite gare de banlieue parisienne devenue à partir de juillet 1943 et jusqu’en août 1944 le lieu de départ en déportation, en 21 convois, de plus de 22 500 Juifs de France sortis du camp de Drancy, situé non loin. Comme le raconte Ida Grinspan dans son témoignage de déportation, elle qui partit pour Auschwitz-Birkenau depuis la gare de Bobigny le 10 février 1944, cette "petite gare vieillotte" fut pour beaucoup de victimes la "dernière vision d’un monde civilisé".
D’UNE GARE DE LA GRANDE CEINTURE À UNE GARE DE DÉPORTATION
Le premier regard est sans doute celui que l’on porte au bâtiment des voyageurs construit en 1928, sur un modèle architectural d’inspiration rationaliste emprunté aux gares de la ligne de Saintes à Royan, en Charente-Maritime. Un bâtiment qui n’accueille les usagers de la ligne que jusqu’en mai 1939, date de sa fermeture, pour cause d’un trafic insuffisant. L’édifice sert ensuite à loger les cheminots de la gare de marchandises, car un site industriel reste en fonctionnement pendant toute l’Occupation.
Cette gare de marchandises fonctionnait autour de la grande halle, bâtie au début des années 1930 pour faciliter les relations entre les embranchements privés et le réseau ferré du Nord et de l’Est. Ces voies desservaient le fort militaire d’Aubervilliers et les usines alentours, dont l’imprimerie du journal L’Illustration. Elles servaient aussi aux exploitants maraîchers de Bobigny et des environs. Une halle qu’il faut imaginer avec son quai découvert, des surfaces de stockage et des voies de garage, des installations techniques (balance et grue) et des bureaux. Mais un quai qui, en 1943-1944, était "envahi par les uniformes vert-de-gris", poussant les déportés dans les wagons de marchandises, comme le raconte Simone Lagrange, déportée le 30 juin 1944. Une halle discrète d’un site industriel fermé au public, moins exposé que celui du Bourget-Drancy qui servit du printemps 1942 à l’été 1943 à la formation des convois de déportation, une voie de chemin de fer raccordé au réseau de l’Est, permettant le stationnement pendant de longues heures d’un train : toutes les caractéristiques étaient réunies pour Aloïs Brunner, celui à qui Eichmann confie, en juin 1943, l’organisation de la "solution finale" depuis la France occupée, pour faire du site de Bobigny la nouvelle gare de déportation des Juifs de France.
Dessin de la gare de Bobigny. © E. Martin/Ville de Bobigny
À partir du convoi n° 57, formé le 18 juillet 1943, les trains partent donc de la gare de Bobigny, qui devient alors une gare du génocide des Juifs d’Europe. La nouvelle logistique mise en place par Brunner repose sur ce site en lien évidemment avec le camp de Drancy, installé dans la cité de la Muette. Sous l’Occupation, depuis Bobigny, les grandes tours aujourd’hui détruites de la cité étaient visibles au loin. C’est là que les déportés commençaient leur parcours, en montant dans des autobus qui partaient en direction de la gare. Ils arrivaient au site par la route des Petits-ponts, aujourd’hui avenue Henri Barbusse, et les bus entraient grâce à une route d’accès, une rampe, conduisant devant le bâtiment des voyageurs, dans une cour pavée. Une barrière séparait cette partie du site de la gare de marchandises et une fois franchie, les autobus venaient se positionner près du train arrivé généralement la veille sur la voie située devant la halle. Il était constitué d’au moins 20 wagons de marchandises réservés aux détenus, où étaient embarquées le plus souvent 1 000 personnes. Des wagons et des voitures étaient aussi ajoutés pour l’escorte SS et leurs bagages. Une fois le départ donné, le train passait devant le poste d’aiguillage situé au bout du site et se raccordait à la ligne de la Grande ceinture, puis prenait la direction du nœud ferroviaire de Noisy-le-Sec et du réseau de l’Est.
UN LIEU DE CÉRÉMONIES
À ces bâtiments et voies de chemin de fer, d’autres traces sont venues s’ajouter après la guerre : industrielles, parce que le site a été utilisé ; ou plaques commémorant les événements tragiques qui s’y sont déroulés. En effet, la SNCF continue d’utiliser le site jusqu’à la fin des années 1970 et, à partir de 1954, des espaces de la gare de marchandises sont loués à une entreprise de récupération de métaux. Elle finit par occuper tout le site dans les années 1980 et cela jusqu’au début des années 2000. La route d’accès au site est supprimée, un vaste promontoire est réalisé pour mieux verser la ferraille dans des wagons de marchandises ouverts stationnés sur la voie utilisée sous l’Occupation. C’est ce qui explique la présence de ce long mur gris de soutènement du promontoire face à la halle. Et c’est donc en plein cœur d’un site toujours en activité, à partir des années 1970, au milieu d’amoncellements de ferraille, que les premières cérémonies en hommage aux victimes se sont déroulées.
Ancienne gare de déportation de Bobigny. © H. Perrot
Les premières ont lieu dès l’immédiat après-guerre lorsque les familles et associations de victimes, le Consistoire, commémorent à Drancy le souvenir des déportations. À Bobigny, trois plaques sont apposées en 1948 sur le bâtiment des voyageurs par des associations d’anciens déportés, en présence du ministre des anciens combattants et du président de la SNCF. Elles rendaient hommage aux 100 000 déportés "partis de cette gare" - un chiffre erroné donc -, "dont la plupart ont péri dans les camps d’extermination nazis", et aux cheminots résistants. Elles n’évoquaient pas le fait que les déportés de cette gare étaient uniquement des Juifs, désignés comme tels par les nazis et assassinés. Les commémorations du génocide se déploient ensuite surtout rue Geoffroy-l’Asnier à Paris, au Mémorial du martyr juif inconnu, et de manière renouvelée à partir de 1976 à Drancy, devant la statue de Shlomo Selinger. À Bobigny, l’activité industrielle empêche la mise en place d’un rituel commémoratif et complique chaque cérémonie. En 1992, la mairie appose une nouvelle plaque sur le bâtiment voyageurs, faisant cette fois explicitement référence à la déportation depuis cette gare de plus de 22 000 Juifs de France ; alors qu’une autre plaque, voulue par l’association du convoi n° 73, rend spécifiquement hommage aux victimes de ce transport particulier, parti le 15 mai 1944 vers les territoires baltes occupés par les nazis.
Ancienne gare de déportation de Bobigny. © H. Perrot
PRÉSERVER LES TRACES DANS UN ENVIRONNEMENT URBAIN
Longtemps, l’écho laissé par ce site et par toutes ces traces, architecturales, industrielles et commémoratives, n’a pas été assez fort pour susciter l’émergence d’un lieu de mémoire. À l’initiative de la Ville de Bobigny, a commencé, il y a près de dix ans, une véritable réflexion sur le statut à donner à ce site, sur la nécessité de préserver les traces qu’il recèle et, précisément, de leur donner un écho, dans un tissu urbain aux alentours totalement transformés et densifiés.
Ces traces ne sont généralement pas intégrées aux constructions mémorielles. Elles sont au cœur du projet d’aménagement de l’ancienne gare de déportation de Bobigny porté par la Ville et soutenu notamment par le ministère des armées, la région Île-de-France, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et la SNCF. Il s’agit, grâce à une visite en extérieur d’un site très largement conservé, dans toutes ses époques, et centré sur la mémoire des déportations des Juifs de France, de pérenniser ces matériaux fragiles, de les mettre en lumière et en perspective, pour mieux cerner et comprendre les événements qui s’y sont déroulés. Il s’agit de créer un parcours sensible, rappelant le souvenir des victimes et expliquant l’idéologie et les processus qui ont conduit au génocide.
On y entendra les mots du poète Benjamin Fondane, déporté de Bobigny le 30 mai 1944, lorsqu’il s’imaginait être un "bouquet d’orties sous [nos] pieds" et qu’il s’adressait aux citoyens de demain, ceux qui découvriront bientôt le site de Bobigny : "quand vous foulerez ce bouquet d’orties qui avait été moi, dans un autre siècle, en une histoire qui vous semblera périmée, souvenez-vous seulement que j’étais innocent et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là, j’avais eu, moi aussi, un visage marqué par la colère, par la pitié et la joie, un visage d’homme, tout simplement.