De Gaulle et l'Algérie
Sous-titre
Par Maurice Vaïsse, historien
Membre du comité scientifique qui a animé le colloque sur "De Gaulle et l'Algérie" organisé par la DMPA aux Invalides les 9 et 10 mars 2012, l'historien Maurice Vaïsse fait la synthèse des principales réflexions des participants sur le "mystère algérien" du Général.
Cinquante ans après l'indépendance de l'Algérie, on pouvait raisonnablement espérer que des questions aussi douloureuses que celles du 8 mai 1945 ayant trait aux émeutes de Sétif et Guelma, au drame des harkis ou à celui des pieds-noirs seraient abordées sereinement. Tel fut le pari, réussi, de ce colloque où sont intervenus des chercheurs confirmés, français et étrangers, en particulier algériens, réunis grâce au concours du comité scientifique composé de Georgette Elgey, Chantal Morelle, Jacques Frémeau, Jean-Pierre Rioux, Benjamin Stora et moi-même. Que ressort-il de ces contributions dont les historiens du comité scientifique ont été partie prenante ? D'abord un constat : il est clair que pour un homme comme de Gaulle, dont les références historiques sont marquées par la Première Guerre mondiale et le combat pour la défense du territoire, la Seconde Guerre mondiale fut une révélation. La France n'était pas seule, l'Empire constituait un facteur essentiel de sa renaissance et de sa reconquête. Ce contexte inédit, où l'Algérie devient la plate-forme idéale pour la libération du territoire national, explique que de Gaulle ne sera guère enclin, dans un premier temps, à remettre en cause la présence française. Ainsi, les émeutes dans le Constantinois, en 1945, lui apparaissent bien plus comme des manifestations suscitées par des manipulations venues de l'étranger que comme révélant un problème de fond. Entre temps, de Gaulle a ressenti la réserve des Français d'Algérie, plutôt favorables au régime de Vichy, mais il a aussi constaté la ferveur avec la quelle ces "Africains" (Français d'origine et musulmans confondus) avaient à cœur de libérer le territoire français. Le "mystère de Gaulle" réside donc dans la question du projet gaullien. Pour l'Algérie. Quand il revient au pouvoir, sait-il vraiment ce qu'il veut faire? A-t-il la conviction que l'indépendance est inévitable ? Mais pourquoi alors avoir attendu quatre ans pour mettre fin à la guerre ? A ce sujet, ce colloque apporte des éclairages nouveaux et instructifs.
Le général de Gaulle en visite à Aziz et au poste de Souaghi, 6 mars 1960. © Ecpad
Première évidence : on a souvent décrit de Gaulle comme un homme seul, décidant de tout. Or, cette affirmation doit être relativisée. Son entourage politique jouait très probablement un rôle considérable. Non seulement à l'Elysée, notamment du fait de l'influence d'hommes comme Bernard Tricot, le conseiller pour les Affaires algériennes mais aussi à Matignon. A ce sujet, le choix du Général de nommer Michel Debré Premier ministre en 1959 est par ailleurs énigmatique. Si de Gaulle voulait l'indépendance de l'Algérie, pourquoi avoir promu comme chef du gouvernement l'ancien directeur du Courrier de la Colère, journal que Michel Debré avait transformé, sous la IV République, en tribune militante en faveur de l'Algérie française ?
Le général de Gaulle en visite dans la région d'Alger après le putsch des généraux, avril 1961. © Ecpad
Deuxième évidence : on imagine de Gaulle, non seulement décidant de tout, mais maitre de tout, doté d'un pouvoir absolu. Or, c'est le contraire qui est vrai. Si l'on en croit ses archives personnelles, déjà publiées en partie dans les Lettres, notes et carnets (1), on sait que les injustices commises en Algérie n'ont pas cessé dès le retour du Général au pouvoir. Pire, celui-ci s'est trouvé confronté à des oppositions considérables. Notamment en métropole, de la part des partisans de l'Algérie française et de ceux de "la Paix en Algérie", mais aussi de la part des Français d'Algérie, qui, montrés du doigt comme les "empêcheurs de paix", le stigmatiseront du temps de l'OAS. Il y a enfin les oppositions provenant de l'armée et de la pression internationale. Dans une telle guerre, le combat n'a pas lieu seulement sur le terrain, mais aussi dans les esprits et les enceintes internationales, notamment celle de l'ONU. La parole du Général, souvent ambiguë, est, selon les cas, amplifiée ou tronquée par certains éléments d'une armée bien décidée à ne pas se laisser arracher sa victoire sur le terrain. Pour les militaires, toute démarche politique doit être exclue avant le cessez-le feu ; tandis que pour de Gaulle, la solution du problème algérien ne peut être exclusivement militaire. D'où ses différentes initiatives, qui le mettent en porte-à-faux vis-à-vis des chefs de l'armée qui se sont engagés à assurer la présence française en Algérie. La confrontation est donc à terme inévitable. Mais il convient de préciser que la plus grande partie de l'armée n'est pas engagée politiquement en faveur de l'Algérie française. Elle se trouve plus proche de l'opinion métropolitaine. Sur le plan international, enfin, l'attitude des "super grands" que sont les États-Unis et l'URSS a été mise en exergue par les intervenants. Concernant les Américains, en particulier, qui souhaitaient que l'Algérie accède à l'indépendance, différentes études ont tendu à démontrer l'importance de l'influence de ce pays sur la politique algérienne de la France. Toutefois, si cette action est indéniable sous la IV Ré publique et aboutit d'ailleurs à sa chute, elle est plus problématique du temps de De Gaulle.
Affiche en faveur de la paix au moment des accords d'Evian, Alger, mars 1962. © Ecpad/Grimaud
Troisième évidence mise en exergue par le colloque : la volonté permanente de De Gaulle de trouver une solution politique, soit par des négociations, soit par la création d'une "troisième force" politique qui, en Algérie, puisse se démarquer des jusqu'au-boutistes des deux camps. De ce point de vue, le général de Gaulle privilégie le contact direct avec les nationalistes algériens, qui sera constamment réitéré, soit par des émissaires, soit à travers ses propres discours. Souvenons-nous, par exemple, de l'extraordinaire affaire Si Salah, nationaliste algérien que de Gaulle va rencontrer en 1960 et qui, a contrario de la ligne dure du FLN, était favorable à la "paix des braves". En outre, quand commencent les vraies négociations à Evian, De Gaulle va les suivre pas-à-pas et harceler les négociateurs n ‘était de plus en plus impatient d'aboutir, et ce, au prix de concessions qui peuvent nous paraitre exorbitantes. En fin de compte, pourquoi a-t-il été si difficile d'en finir ? Parce que le FLN, puis le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) sont hésitants et divisés, ce que révèlent les tiraillements au sein de l'ALN (Armée de libération nationale). Au cours de passionnants débats, le docteur Chawki Mostefaï a raconté que, représentant du GPRA à Rabat, il a demandé à l'ethnologue française vivant en Algérie, Germaine Tillion, qui à l'instar de Camus, refusait le terrorisme d'où qu'il vienne, d'expliquer à de Gaulle que plus le temps passait, plus le courant radical risquait de se renforcer au sein du mouvement nationaliste algérien. Et qu'à Ferhat Abbas allaient succéder des dirigeants intransigeants, ce qui d'ailleurs fut le cas. En outre, sur la question du Sahara, les dirigeants algériens se méfiaient de leurs "frères" marocain et tunisien qui auraient pu être tentés d'entrer dans le jeu gaullien d'une coopération en vue de l'exploitation des richesses sahariennes.
Départs pour la France, Algérie, avril 1962. © Ecpad/Creuse
Quatrième évidence rappelée au cours de ce colloque : le poids du temps. Aboutir à une solution négociée apparaît tellement difficile que plus les mois passent, plus de Gaulle s'impatiente. Le général Challe veut aller jusqu'au bout de son plan de pacification qui met l'ALN à genoux. De son côté, Michel Debré souhaite disposer de plus de temps pour mettre en place une "troisième force". Mais le GPRA esquive toute vraie négociation. Les espoirs de paix s'évanouissent alors et de Gaulle, qui souhaite remettre la France au premier rang en Europe, lance son projet d'Europe politique, fondée sur un axe franco-allemand. Dans ce contexte, que pèsent les piedsnoirs et les harkis ? L'impuissance de l'État face aux exactions terroristes, l'insuffisance de l'accueil des réfugiés en métropole ou ce qui a pu apparaitre comme de la négligence face à un tel traumatisme historique, suscitent une rancune obstinée qui perdure malgré les années, ce qui explique aussi la difficulté de réconcilier les mémoires au sujet de la politique algérienne du général de Gaulle.