Des archives du BCRA au Livre blanc
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Par Sébastien Albertelli - Agrégé, docteur en histoire
Avant même la libération du territoire national, le besoin d’expliquer et de justifier l’action du BCRA se fait sentir. Fin 1944, cette tâche est confiée à Daniel Cordier, qui s’en acquitte dans des conditions parfois rocambolesques. Aidé par Vitia et Stéphane Hessel, il réalise bientôt l’importance de son travail : rédiger le Livre blanc du Bureau central de renseignements et d’action.
Les archives du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) sont exploitées à Paris dès l’automne 1944, avec deux objectifs bien différents : la Direction générale des études et recherches (DGER), héritière du BCRA, exploite les documents venus de Londres et d’Alger dans un but opérationnel et administratif . mais l’idée surgit très vite de les utiliser aussi pour produire une histoire officielle du BCRA. Tout au long de la guerre, le service du colonel Passy (André Dewavrin) a en effet été accusé des pires crimes sans pouvoir s’expliquer. À la Libération, ces attaques s’intensifient et le général de Gaulle donne son accord pour qu’un Livre blanc du BCRA soit rédigé afin de défendre l’action de ses services secrets.
Un entretien accordé par Daniel Cordier au Service historique de l’armée de Terre, le 26 janvier 1999, offre un récit inédit des conditions dans lesquelles une partie des archives du BCRA a été rapatriée à Paris pour être utilisée dans le cadre de ce projet. Parachuté en France en juillet 1942, Daniel Cordier avait rejoint les bureaux du BCRA à Londres, en mai 1944. Au cours de l’été suivant, il avait regagné Paris et s’était installé avec le service dans l’immeuble du 2 boulevard Suchet, dans le 16e arrondissement. La DGER était alors toujours dirigée par Jacques Soustelle. C’est André Manuel, alors responsable des sections opérationnelles du service, qui confia à Daniel Cordier le soin de rédiger le Livre blanc du BCRA.
"Ça consistait en deux choses. Il fallait retrouver les archives du BCRA dont personne ne savait où elles étaient, les installer dans un local et puis faire un tri, d’abord pour illustrer le texte. Avec beaucoup de mal, j’ai réussi à me faire donner un local, qui était un assez beau local. Ce devait être une ancienne salle à manger. Je crois que c’était au 4e étage. Il n’y avait pas de chaise. Il n’y avait pas de table. Il n’y avait rien."
"Vous êtes le défenseur de l’honneur du BCRA"
"Il fallait trouver les archives. Finalement, je suis allé interroger des gens. Et on me dit : elles sont au Havre ou à Cherbourg, je ne me souviens plus très bien [NDLR : initialement prévu à Cherbourg, le déchargement a finalement eu lieu à Isigny-sur-Mer]. Elles sont sur le quai. Effectivement, elles étaient arrivées dans des paniers du déménagement d’Angleterre et avaient été mises sur un quai, simplement sous un hangar, mais sans mur, sous un toit. Je m’organise pour trouver des camions. J’étais toujours tout seul. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais faire. Je ne savais pas ce que c’est un Livre blanc. Je ne savais pas ce que c’est une archive. Ça ne m’intéressait pas du tout. Mais c’est ça l’armée."
"Comme je ne comprenais pas à quoi ça servait et à quoi on voulait en venir, Manuel m’avait dit : ‘Vous savez, c’est très important, c’est une mission de confiance, parce que le BCRA est traîné dans la boue. Vous êtes le défenseur de l’honneur du BCRA’. Quand on était dans Paris, qu’on rencontrait des gens au restaurant, dans la rue ou n’importe où, il valait mieux ne pas dire qu’on était du BCRA."
"Un des moments les plus noirs de ma vie"
"Un jour, la secrétaire de Manuel me dit : ‘On vous cherche partout. Les archives sont en bas. Le camion est en bas’. C’était dans des espèces de paniers. Je m’installe dans la pièce. Il n’y avait rien. J’avais trouvé une chaise. C’est tout ce que j’avais. Ils arrivent avec leurs paniers. Je vois le premier qui arrive, se penche et renverse le panier par terre.
Moi : ‘Mais qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? Je vous ai dit de poser le panier’.
Lui : ‘Ah mais non, le panier c’est à nous, etc.’.
Un spectacle... Je me dis : je vais être fusillé, je suis un homme perdu. J’arrive simplement à ce qu’il y ait des tas. Finalement, à la fin, ils ont tout mis au milieu et ça faisait une espèce de montagne qui dégoulinait. Je crois que c’est un des moments les plus noirs de ma vie. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était une archive, mais en tout cas j’étais sûr que ce n’était pas comme ça que ça se faisait. Il y a une chose malheureusement que je n’ai jamais pu obtenir, c’est des classeurs. La France était un pays ruiné. Il n’y avait rien. Il n’y avait rien. Je ferme la porte et je m’aperçois qu’il n’y avait pas de serrure. Je vais partout demander une serrure. Je finis par trouver un bout de chaîne, un cadenas. Je remonte. Il y avait 3 ou 4 personnes dans la pièce en train de regarder. Ce n’était que le début. Parce que quand les gens, les amis, Schmidt, Fassin [NDLR : En fait, Raymond Fassin, dit Sif, est mort en déportation], les radios etc., ont su que je m’occupais de ça, les gens venaient me voir et puis les types partaient avec leur dossier. Je m’enfermais avec mon cadenas.
Je me suis mis à quatre pattes et j’ai commencé par un bout. Une fois que c’était un peu en tas, par blocs qui se trouvaient ensemble, c’était relativement homogène. Mais les tas n’étaient pas homogènes entre eux, c'est-à-dire qu’on passait du renseignement au contre-espionnage, à l’action, à la radio, etc. Tout était mélangé, mais par tas. Au fond, j’ai essayé de regrouper ces tas dans les coins."
"J’ai fini par trouver Moulin"
"J’ai fini par trouver Moulin, les télégrammes, les rapports de Sif [Fassin], de Kim [Schmidt], de Pichard, les gens que je connaissais. Je retrouvais mes télégrammes. Je retrouvais des rapports que j’avais codés, etc. Ça a commencé à me remonter un peu le moral. Toute cette partie de l’action, petit à petit, je me suis retrouvé là-dedans, parce que ça, quand même, je connaissais bien la question parce que au fond ça avait vraiment commencé avec le secrétariat. Il y avait cinq ou six rapports de Moulin et puis trois ou quatre rapports des officiers avant mon arrivée. Point à la ligne. Et puis peut-être dix télégrammes. Je suis arrivé au bon moment. Tout ce que je trouvais comme document pour la zone sud et pour la zone nord, c’était ma partie, je connaissais.
Très rapidement, j’ai compris que je n’étais pas capable d’écrire quoi que ce soit pour les archives du renseignement. Manuel m’a dit : ‘Mme Hessel va s’occuper de la partie renseignement’. C’est comme ça que Vitia Hessel est venue me rejoindre. Avant sa mort, elle m’avait dit : ‘Je ne suis pas venue te rejoindre avant le mois de décembre’. À Londres, elle avait cherché à me rencontrer. Elle avait entendu parler de moi par Stéphane Hessel que j’avais rencontré avant mon départ. C’était une femme merveilleuse. On passait notre vie ensemble. On allait prendre notre petit déjeuner chez Jacqueline Boulloche, qui était la sœur de Boulloche qui avait été un délégué militaire. Elle me parlait de choses que j’ignorais sur Londres parce qu’elle connaissait tout le monde avant l’arrivée des hordes sauvages de pétainistes. C’est là où j’ai appris à connaître non seulement les gens du BCRA mais le Commissariat à l’Intérieur. Elle m’aidait. Elle, elle avait une formation universitaire. Elle m’expliquait ce que c’était un Livre blanc, ce qu’il fallait faire, comment il fallait présenter ça.
Je ne savais pas ce qu’il fallait faire avec tous ces rapports, ces télégrammes. Elle m’a expliqué que ce qu’il fallait sortir, c’étaient les choses qui prouvaient l’action du BCRA pour aider la Résistance. Dans le renseignement c’est autre chose. Mais dans ma partie, il fallait trouver les preuves de l’action du BCRA pour organiser la Résistance, pour la financer et pour l’armer. J’ai commencé à lire tout ce que je trouvais une fois que j’ai eu classé par ordre chronologique. Quand je voyais quelque chose d’intéressant, je le sortais du dossier et je le mettais de côté. J’ai fait une rédaction pour raconter la mission de Moulin. J’ai fait ça dans cet esprit.
Tout cela a continué jusqu’au mois d’avril, jusqu’à la nomination de Passy comme directeur. C’est là où j’ai revu Passy."
En avril 1945, Passy succède en effet à Jacques Soustelle à la tête de la DGER et demande à Daniel Cordier d’être son chef de cabinet. Quelques semaines plus tard, le 8 mai 1945, Stéphane Hessel revient de déportation. C’est un miraculé. Il aidera sa femme et Daniel Cordier à rédiger le Livre blanc. Dans ses mémoires, il ne fait qu’une rapide mention à ce qu’il considère comme une "œuvre prématurée tant les archives sont encore dispersées" (Stéphane Hessel, Danse avec le siècle, Paris, Seuil, 1997, p. 100).
Le livre blanc du BCRA, rédigé mais jamais publié
Finalement, les trois premières parties du Livre blanc sont effectivement présentées au général de Gaulle fin novembre 1945. Le chef du gouvernement donne alors son accord de principe pour qu’il soit publié chez Gallimard. Il désigne une commission, composée de Diethelm, Billotte et de Courcel, pour valider le texte. Mais sa démission, en janvier 1946, puis celle de Passy, quelques semaines plus tard, mettent un terme à ce projet éminemment politique.
Tombé dans l’oubli, le Livre blanc du BCRA a toutefois fourni une solide base documentaire au colonel Passy lorsque celui-ci, en 1946, s’est lancé dans la rédaction de ses mémoires avec, toujours, l’idée de défendre son bilan à la tête du BCRA pendant la guerre. Ces trois volumes de mémoires et les études historiques menées depuis sur le BCRA ont atténué l’intérêt d’un document rédigé dans l’urgence. Il a malgré tout été question à plusieurs reprises de le publier, notamment à partir des années 1990. Jusqu’ici sans succès.
Sébastien Albertelli - Agrégé, docteur en histoire