La naissance des associations d'anciens combattants
Sous-titre
Par Antoine Prost, Professeur émérite, Université Paris I
La Première Guerre mondiale a profondément marqué les hommes, leur corps comme leur esprit.
Les premières associations naissent dès 1916 en réponse aux problèmes dramatiques des blessés qui s'entassent dans les hôpitaux en attendant d'être rendus à la vie civile. Dans le même temps, des mutilés en permission ou des réformés, confrontés à de grandes difficultés matérielles et morales, créent aussi des associations pour apporter conseils et secours. Après 1918, le retour à la vie civile est difficile. Le climat social est tendu.
Apparaissent alors des associations de combattants, expression d'une protestation de citoyens qui demandent justice.
Défilé des mutilés lors des fêtes de la Victoire, le 14 juillet 1919. Source : Carte postale. DR.
Des associations d'anciens combattants existent dans tous les pays. Les associations françaises présentent des caractères originaux. Elles sont puissantes - trois millions d'adhérents dans les années 1930 -, très dispersées - on en compte plusieurs milliers, même si les deux plus grosses à l'époque, l'Union fédérale des mutilés (UF) et l'Union nationale des combattants (UNC), réunissent plus de la moitié des effectifs -, démocratiques dans leur structure et leur direction.
Surtout, elles entretiennent avec l'État républicain un rapport particulier : celui de citoyens qui s'organisent pour faire reconnaître leur droit et prendre eux-mêmes en mains les actions qui en découlent. Ce ne sont pas des vétérans qu'assistent des organisations charitables mais des citoyens fiers de l'être, des électeurs qui demandent justice.
Fanion de l'Union nationale des combattants. Bannière en tissu, composée de trois bandes bleu, blanc, rouge portant les trois lettres UNC.
Source : Archives Départementales de Lot-et-Garonne
On peut distinguer deux vagues successives d'associations d'anciens combattants. Les premières se constituent pendant la guerre de 1914-1918 même : ce sont des associations de mutilés et réformés. La procédure de réforme est celle par laquelle l'armée décide qu'un blessé ou un malade ne peut plus la servir, soit provisoirement, soit définitivement. La réforme est prononcée par une commission de médecins militaires.
Cette procédure fonctionnait très mal et créait chez les blessés un mécontentement profond. D'abord, il leur fallait très souvent attendre longtemps, dans un hôpital militaire ou dans un dépôt, avant de passer devant la commission de réforme. Ces commissions étaient débordées, car les blessés étaient très nombreux, et les médecins disponibles au contraire en tout petit nombre. En outre, l'armée attendait pour présenter les blessés en commission que leur état sanitaire soit stabilisé, dans l'espoir d'éviter peut-être la réforme. Il y avait donc des milliers de militaires inactifs, en attente de réforme, qui constituaient des groupes où couvait le mécontentement.
Les mutilés se mobilisent pour une reconnaissance morale
Une fois rendus à la vie civile, les réformés affrontaient mille difficultés. Beaucoup ne savaient comment vivre. L'État, en effet, ne leur versait que des allocations ridicules. La loi des pensions en vigueur pendant la guerre datait de 1831. Elle avait été conçue pour une armée de métier, pas du tout pour une armée de conscription et pour une guerre mobilisant huit millions d'hommes.
Un groupe de grands mutilés de la Fédération nationale. Carte postale en noir et blanc.
Source : Collection Catrou, Archives Départementales de Lot-et-Garonne
Ceux qui ne pouvaient pas reprendre leur métier, pas exemple les cultivateurs amputés d'une jambe, risquaient de devenir une charge pour leur famille. Certains étaient même réduits à la mendicité. Indépendamment de ces difficultés financières, ils avaient bien des revendications à faire valoir auprès des maires et des préfets : par exemple de pouvoir s'asseoir dans les tramways ou le métro.
Ces difficultés, plus ou moins grandes, étaient avivées par le contexte. D'une part, entendre chaque jour l'éloge des héros, avoir perdu un bras ou une jambe et se retrouver chômeur ou mendiant était proprement insupportable. Le contraste entre le discours officiel d'une part, et la réalité des souffrances et le vécu quotidien de l'autre était trop vif.
D'autre part, à l'arrière en temps de guerre, un homme dont la blessure ne se voit pas passe aisément pour un embusqué. L'une des premières revendications des réformés en 1917 fut d'obtenir un insigne pour éviter ces confusions blessantes. Le désir de reconnaissance morale est unanimement partagé. Plus encore que les revendications matérielles, c'est lui qui pousse les mutilés à se grouper pour exister collectivement comme tels dans l'espace public.
La naissance des associations locales de mutilés - le terme désigne en fait l'ensemble des réformés - est relativement précoce : en février 1916 à Saint-Etienne, en mars à Aix en Provence, avec René Cassin, en avril à Nancy.
Elles se mobilisent pour aider des camarades en difficulté, et elles se font recevoir par le maire et par le préfet. D'autres se fondent dans des centres de rééducation ou des hôpitaux, comme aux Invalides l'Association générale des mutilés de guerre, qui prend pour président le général commandant cette institution.
La création du Journal des Mutilés en mai 1916 leur donne une tribune, même si pour ses fondateurs il s'agit aussi d'une affaire. L'audience de ce journal s'élargit rapidement, et il est en mesure de convoquer à Paris au Grand Palais, le 11 novembre 1917, un congrès de toutes les associations qui réclame avec force que le droit à réparation soit le fondement de la loi des pensions en cours de discussion. Dans l'esprit de ses promoteurs, ce premier congrès devait déboucher sur la création d'une union nationale, mais d'importantes associations locales, craignant de se faire manipuler par des Parisiens, convoquèrent un second congrès à Lyon, du 24 au 26 février 1918. Il en sortit l'Union fédérale.
Quand la guerre prit fin, les associations de mutilés étaient donc déjà en place. Elles étaient alors absorbées par les dernières discussions de la loi des pensions du 31 mars 1919 et la mise en place des comités départementaux de l'Office national des mutilés prévus par la loi du 2 janvier 1918 pour organiser leur rééducation et leur placement. Les anciens combattants étant beaucoup plus nombreux que les mutilés, les accueillir présentait pour elles le risque d'être submergées par d'autres revendications et de perdre leur identité. Certaines choisirent de s'ouvrir, comme celles du Havre, de Lyon ou de Grenoble, qui connurent de ce fait une croissance rapide. D'autres, qui avaient fait le même choix, ne résistèrent pas à la tension entre des intérêts différents et éclatèrent en deux associations distinctes, sans nécessairement s'opposer. Ainsi dans le Loiret. D'autres enfin n'acceptèrent pas les combattants et virent se constituer à côté d'elles des associations de combattants.
Le mécontentement gronde parmi les démobilisés
Le contexte politique joue ici un rôle majeur. La fin de la guerre voit, en France comme en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne, éclater une crise sociale qui couvait et qu'aggrave la reconversion des usines de guerre.
La révolution russe a suscité un immense espoir. De tous les côtés éclatent des grèves, qui prennent parfois une allure révolutionnaire, comme celle des métallos parisiens en juin 1919. Clemenceau met en place un plan de protection des édifices publics. Il fait quadriller Paris par la troupe le 1er mai 1919 où les bagarres font un mort et de nombreux blessés. Le risque existe que les anciens combattants ne viennent grossir les rangs des rouges, car le mécontentement gronde parmi les démobilisés. Le gouvernement lâche du lest : il exonère les militaires et les veuves des impôts dus pour les années de guerre, si leur revenu est inférieur à 5 000 F. Il institue une prime de démobilisation de 250 F, majorée de 20 F par mois de séjour au front.
Mais la parade la plus efficace consiste à organiser les démobilisés avant que la gauche ne le fasse : d'où la création de l'UNC. A la différence de l'UF, qui vient d'en-bas, et lentement, l'UNC vient d'en-haut, et vite.
Père Daniel Brottier, aumônier militaire pendant la Première Guerre mondiale.
Source : Journal de guerre Le pays de France
C'est l'idée d'un aumônier militaire, le Père Brottier - il dirigera après la guerre la fondation des orphelins apprentis d'Auteuil - avec autour de lui des hommes d'oeuvres et des catholiques sociaux. L'UNC bénéficie du soutien des milieux conservateurs. Clemenceau a encouragé le Père Brottier et lui a donné 100 000 F de subvention. L'armée a autorisé l'UNC, que préside un général, à faire sa propagande dans les foyers du soldat.
Plusieurs évêques conseillent à leur clergé d'encourager la création de sections UNC. Des banques l'épaulent : l'un de ses premiers arguments de propagande est d'offrir à ses adhérents de leur verser en espèces sans commission le montant de leur prime de démobilisation, en échange des bons du trésor qu'ils ont reçus. Derrière l'opération, il faut une banque. Inversement, l'UNC a aidé le PLM (1) à surmonter la grève des cheminots de 1920 et a reçu de lui 100 000 F à cet effet.
L'appui du gouvernement, de l'armée, de l'église et des milieux d'affaires permet à l'UNC de mobiliser des réseaux existants, et donc de se développer rapidement, notamment dans l'Ouest. Déclarée le 11 novembre 1918, elle touche déjà 72 départements et compte près de 100.000 membres à sa première assemblée générale, en février 1919. En 1921, avec 317 000 cotisants, elle devance l'UF qui compte 255 000 votants à son congrès (2).
Affiche sur les mutilés de guerre. Rappel du Préfet à l'office national des mutilés et réformés de la guerre pour qu'ils s'inscrivent afin de leur assurer protection, 20 janvier 1919, RS 105.
Source :Girons Alain pour les Archives - Conseil général des Landes
Par la suite, l'UNC sera assez forte pour se passer de ses soutiens initiaux et l'UF se renforcera au point de la dépasser. Sans disparaître, les clivages politiques s'estompent dans un contexte moins conflictuel. Le développement d'associations rivales à la droite de l'UNC comme à la gauche de l'UF leur donne une orientation plus consensuelle. Au demeurant, les autonomies locales restent fortes, et les réalités communales sont souvent décalées par rapport aux affiliations nationales.
A côté de ces deux grosses associations, d'autres se constituent dès la guerre. Des associations de mutilés généralistes, comme l'Association générale des mutilés de guerre, l'Union nationale des mutilés et réformés, la Fédération nationale dont Maginot prend la présidence à la fin de 1918. Des associations spécialisées, comme celles des aveugles, des blessés du poumon, des amputés, des mutilés de la face, d'autres plus corporatives, comme celles des postiers ou des enseignants, sans compter des associations politisées, comme l'ARAC de Barbusse ou la Fédération ouvrière et paysanne.
Emblème de la Fédération Nationale André Maginot des Anciens Combattants. Source : DR.
André Maginot en avril 1924. Source : The United States Library of Congress's. Libre de droit
Cette multiplicité d'associations a-t-elle affaibli le mouvement combattant ? Les comparaisons internationales invitent plutôt à répondre par la négative, si l'on s'en tient aux effectifs. Et quant à l'efficacité, elle ne l'a pas entravée car toute l'action sociale a été conduite en partenariat avec l'État par des Offices nationaux (mutilés, pupilles, puis anciens combattants) et des comités ou offices départementaux où les associations étaient équitablement représentées. Cet alliage de diversité démocratique et de paritarisme gestionnaire a fait toute l'originalité du mouvement combattant en France.