La place des femmes dans la mémoire nationale française
En France, l’étude de la place des femmes dans la mémoire combattante peut difficilement se passer d’une mise en perspective plus large, incluant une analyse du rôle des femmes dans l’histoire contemporaine et de la place qu’elles occupent parmi les grands symboles nationaux, tel le Panthéon. Cette histoire est aussi celle des féministes dont le combat a permis aux femmes de conquérir peu à peu l’espace public mémoriel.
"Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante". Tels sont les mots inscrits sur le fronton du Panthéon, église reconvertie par les révolutionnaires en mausolée. La première femme à y entrer est, en 1907, Sophie Berthelot, femme du chimiste et homme politique Marcelin Berthelot : le couple très uni dans la vie ne pouvait, selon la famille, être séparé dans la mort. Sophie Berthelot n’est rejointe qu’en 1995 par Marie Curie, puis en 2015 par les résistantes et déportées Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, enfin en 2018 par Simone Veil. Cinq femmes seulement, soit environ 6 % des panthéonisés. Cependant, si la politique mémorielle a longtemps été dissymétrique, elle est plus attentive aux femmes depuis les années 1980, et plus particulièrement depuis le nouveau siècle. Plusieurs facteurs concourent à cette évolution.
Entrée de Simone Veil au Panthéon, 1er juillet 2018. © Ghislain Mariette/Présidence de la République
Une politique mémorielle longtemps dissymétrique
Après la Révolution, le bâtiment du Panthéon change de fonction selon le régime politique en place et redevient à plusieurs reprises un lieu du culte catholique. La Troisième République, qui, en mai 1885, offre à Victor Hugo des funérailles nationales et un tombeau au Panthéon, en fait définitivement la nécropole des grands hommes, scientifiques, écrivains, politiciens. Pour les républicains, il ne saurait y avoir, sauf quelques héroïnes comme Jeanne d’Arc, de "grandes" femmes méritant la reconnaissance nationale. Dénuées de droits civiques, soumises aux rigueurs du code civil napoléonien, les femmes doivent être avant tout de bonnes mères de citoyens, transmettant à leurs enfants les valeurs républicaines et l’amour de la patrie. Elles peuvent alors – ce n’est pas un paradoxe – symboliser la République.
La figure de Marianne trône au sommet des monuments qui glorifient le régime, sur les timbres ou les pièces de monnaie. La politique mémorielle passe aussi par la statuaire et la toponymie, objet de combats entre familles politiques. La Troisième République orne les communes de monuments aux grands hommes ou aux évergètes locaux. Aujourd’hui, alors que des résistants ont rejoint le Panthéon sous la Cinquième République, les personnalités les plus présentes sur les plaques de rue sont les suivantes, toutes masculines : dans l’ordre décroissant, Charles de Gaulle, Louis Pasteur, Victor Hugo, Jean Jaurès, Jean Moulin, Léon Gambetta, général Leclerc, Jules Ferry, Maréchal Foch, Georges Clemenceau. La mémoire des guerres du XXe siècle et de ses combattants est particulièrement présente, chaque commune s’étant dotée, dans les années 1920, d’un monument aux morts devant lequel se déroulent, depuis lors, les cérémonies annuelles du 11 Novembre et du 8 Mai.
Il y a peu d’exceptions à l’omniprésence masculine dans la statuaire. Certes, Paris compte, pour près d’un millier de statues, quelques dizaines de reines ou de saintes et le monument à Jeanne d’Arc, inauguré en 1874 place des Pyramides, connaît de nombreuses répliques. Mais, acquise par l’État, la statue de la philosophe et scientifique Clémence Royer exposée par Henri Godet au salon des artistes de 1912 est gardée dans les réserves. Rejeté à Paris, un buste en l’honneur de la communarde Louise Michel est finalement érigé, en 1907, à Levallois-Perret où elle est enterrée. Le cas de la féministe, libre penseuse et franc-maçonne Maria Deraismes (1828-1894) apparait alors remarquable. Sa soeur et ses amis obtiennent l’autorisation et font ériger un buste à Pontoise (1895) et une statue de bronze en pied à Paris où elle est majestueusement campée en oratrice (square des Epinettes, 1898). Dans les décennies qui suivent, des commémorations se succèdent et le monument est le lieu de manifestations féministes et suffragistes.
Plaque en hommage à Bertie Albrecht, co-fondatrice du mouvement de Résistance Combat (MLN), située 16 rue de l’Université, Paris 7e.
© Fondation de la Résistance
Les féministes françaises dites de la première vague – fin XIXe siècle-1939 – ont en effet été soucieuses de transmettre de génération en génération la mémoire de leurs combats pour la liberté et l’égalité. Elles collectent et conservent des documents sur les actions contemporaines du mouvement pour éviter qu’elles ne tombent dans l’oubli. Parmi les fonds et bibliothèques constitués, concurrents à l’époque, deux existent toujours : le fonds Marie-Louise Bouglé recueilli en 1946 par la Bibliothèque historique de la ville de Paris ; la bibliothèque Marguerite-Durand, seule bibliothèque spécialisée sur les femmes et les féminismes en France. Les collections, constituées à l’origine par le don fait en 1932 à la Ville de Paris par Marguerite Durand (1874-1936), sont redécouvertes dans les années 1970 où émerge l’histoire des femmes.
De l’histoire à la mémoire collective : l’histoire des femmes et sa transmission
Sculpté par David d’Angers pour le fronton du Panthéon, La Patrie couronnant les hommes célèbres représente, à droite, la Liberté conduisant les grands hommes et, à gauche, l’Histoire qui inscrit leurs noms sur ses tablettes. L’histoire, et notamment l’histoire enseignée, est un vecteur essentiel de la mémoire collective. Or, héritière du "roman national" promu par la Troisième République, l’histoire écrite et enseignée s’est longtemps déclinée au masculin, considérant les hommes comme les seuls acteurs dans l’espace public et reléguant les femmes à la "petite histoire". Les années 1950 et 1960 semblent aussi marquées par une rupture dans la transmission de la mémoire des combats féministes antérieurs, rupture paradoxalement favorisée par la démocratisation et la féminisation de l’enseignement secondaire et supérieur. "Nous qui sommes sans passé, les femmes / Nous qui n’avons pas d’histoire", chantent les militantes du mouvement de libération des femmes.
L’histoire des femmes, qui se développe à l’Université depuis les années 1970, rend visibles les femmes du passé, actrices à part entière de l’histoire, et analyse toutes les formes de division sexuée mises en oeuvre à telle ou telle époque. Cependant, le savoir acquis ne peut rendre plus mixte la mémoire collective que s’il est diffusé dans le corps social : par le livre, les conférences publiques et plus encore par l’école. Depuis les années 1990, des rapports institutionnels observent la place des femmes dans l’histoire enseignée et diverses initiatives sont prises pour l’élargir. Elle reste toutefois modeste et surtout soumise aux aléas politiques : tantôt promue, tantôt négligée. Pour tenter de modifier le regard historien des enseignants et donc celui des élèves, une association née en 2000 – Mnémosyne, pour le développement de l’histoire des femmes et du genre – a conçu un outil pédagogique. Publié en 2010, La Place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte propose, sur toutes les grandes questions au programme d’histoire de l’enseignement secondaire, un regard qui n’oublie pas les femmes et les questions de genre. L’histoire des femmes a aussi été au coeur du premier 8 Mars officiel en France.
Le 8 mars 1982, un tournant ?
Peu de journées annuelles concernent spécifiquement les femmes. À côté de la fête des mères, la journée internationale des femmes s’inscrit dans une tout autre tradition mais n’est longtemps célébrée que par une fraction de la société française. Son principe en est posé au congrès de l’Internationale des femmes socialistes en 1910. Le 8 mars devient ensuite une fête communiste, célébrée officiellement en URSS puis en Europe de l’Est, commémorée ailleurs et de façon de plus en plus routinière par les partis communistes et les syndicats affiliés. Les féministes des années 1970 lui redonnent de l’éclat en l’inscrivant dans leurs nouveaux combats pour la libération des femmes.
Ministre des Droits de la femme du gouvernement Mauroy nommé après l’alternance politique de mai-juin 1981, féministe et socialiste, Yvette Roudy entend traduire en mesures politiques les revendications des militantes et faire de son ministère celui "du déconditionnement des femmes et des hommes". Le 8 mars 1982 doit faire bouger les mentalités, marquer le féminisme du "sceau de la légitimité" et inscrire les femmes dans la mémoire collective. La journée comprend notamment la publication d’une promotion féminine de la Légion d’honneur, l’exposition, gare Saint-Lazare, de soixante portraits géants de femmes "qui ont marqué l’histoire du féminisme", la réception à l’Élysée de 400 Françaises, travailleuses de tous les secteurs d’activité et représentantes d’associations féminines. Dans les années suivantes, les recherches sur les femmes sont encouragées. En 1983, la statue parisienne de Maria Deraismes, fondue pendant l’occupation allemande, est remplacée avec le soutien de la Ville de Paris et de la loge du Droit humain.
Inauguration de l’exposition Les Femmes au travail dans les locaux du ministère des Droits de la femme, le 8 mars 1982. © Keystone France/Gamma Rapho
Si les 8 mars postérieurs à 1982 sont moins grandioses, la journée garde depuis lors un caractère officiel, objet d’une attention médiatique. Chaque année, des municipalités et plus encore des associations se mobilisent sur la question des droits des femmes mais aussi sur celle de la mémoire. La panthéonisation d’Olympe de Gouges, auteure en 1791 de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, est demandée.
Vers une politique mémorielle plus égalitaire
Le rôle des associations et de la société civile est fondamental pour bousculer les routines mémorielles et donner une plus grande place aux femmes. Ainsi, des groupes recensent les noms de rue au féminin pour rendre vivantes les figures citées, par un ouvrage ou par des tours de ville – à Rennes, par exemple –, ou pour dénoncer la surmasculinisation de la toponymie urbaine. D’autres rebaptisent symboliquement certaines voies. De nombreuses municipalités, désormais sensibilisées, adoptent une politique de féminisation. Ainsi, entre 2014 et 2019, la proportion de voies parisiennes portant le nom d’une femme double, passant à 12 %. Une même attention est portée à la dénomination des établissements scolaires publics, où la part des femmes, à l’échelle nationale, n’est encore en 2018 que de 14 %. Personnalité la plus citée, Louise Michel (190 établissements) est loin derrière Jules Ferry (599 établissements).
Le 8 mars 2008, le travail de recherche des historiennes et le travail de sensibilisation effectuée par les associations portent leurs fruits. À l’initiative conjointe de la Ville de Paris et des Monuments nationaux, une exposition "Aux grandes femmes, la Patrie reconnaissante" est tendue entre les colonnes du Panthéon. Neuf femmes considérées comme emblématiques des luttes pour l’égalité sont mises à l’honneur pendant dix jours : Simone de Beauvoir, au centre, Olympe de Gouges, l’esclave combative Solitude, George Sand, Maria Deraismes, Louise Michel, Marie Curie, Colette, la résistante Charlotte Delbo. Prélude de l’entrée, évoquée en introduction, d’autres femmes au Panthéon.
Les manifestations du centenaire de la Grande Guerre ne manquent pas également d’évoquer la mobilisation des femmes à l’arrière : publications diverses, production de films documentaires diffusés à une heure de grande écoute à la télévision – le film Elles étaient en guerre est projeté à l’Élysée le 8 mars 2014 –, colloque organisé au Sénat par la Délégation aux droits des femmes (18 octobre 2018). Un monument "en hommage aux femmes des territoires pendant les guerres" est même inauguré à Verdun en juin 2016. L’initiative en revient à l’Association des membres du Mérite agricole de la Meuse qui a lancé une souscription nationale.
Monument en honneur aux femmes du monde rural pendant les deux Guerres Mondiales,
sous l’égide de l’AMOMA (Association des Membres de l’Ordre du Mérite Agricole) de Meuse. © Camille Florémont/Tourisme Grand Verdun
De son côté, l’association HF Île-de-France, dont le but est de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes dans le monde de l’art et de la culture, fait connaître les artistes et créatrices du passé. Leurs oeuvres constituent un matrimoine à préserver et à transmettre, notion réhabilitée. Depuis 2015, l’association propose des "focus Matrimoine" en regard des grandes manifestations culturelles et organise les journées du Matrimoine en parallèle des journées européennes du Patrimoine. Plus centrée sur la production scientifique, l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), née en 2014, entend à la fois valoriser la jeune création d’artistes femmes et réécrire une histoire de l’art plus paritaire.
Quelques mots enfin sur France Mémoire, service de l’Institut de France chargé depuis janvier 2021 de sélectionner chaque année une cinquantaine d’anniversaires à commémorer, permettant à la fois de souligner le chemin parcouru et celui qui reste à parcourir pour une mémoire collective et politique mémorielle réellement mixtes. Un sixième des anniversaires programmés pour l’année en cours concerne une figure féminine ou un événement lié à l’histoire des femmes comme le manifeste des 343 du 5 avril 1971, proportion plus élevée dans les dossiers d’information proposés sur le site. Parmi les six temps forts du programme, l’un est consacré à la cantatrice et compositrice Pauline Viardot, née en 1821, figure fondatrice de l’Europe culturelle. À suivre…