La Victoire... et ensuite ?
et le baron Sonnino sont réunis à Londres, le 7 décembre 1918,
pour préparer la future Conférence sur la paix. Source Droits réservés.
La Victoire... et ensuite ?
Entre le 17 et le 22 novembre, les troupes françaises font leur entrée à Mulhouse, Metz et Strasbourg. Le 1er décembre, les Alliés entrent en territoire allemand et le 9 les Français occupent Mayence. Cette avance victorieuse, au son de la musique militaire, au rythme des cérémonies, des proclamations des généraux et sous les acclamations des populations libérées ne masque pas le lourd bilan de la guerre.
La Victoire écrite par les Poilus. Source : carte postale. Collection privée
Un énorme gâchis : plus de 8 millions de morts, dont 1 400 000 pour la France, 2 000 000 pour l'Allemagne, 1 700 000 pour la Russie, plus d'un million pour l'Autriche-Hongrie, 850 000 pour l'empire britannique, 600 000 pour l'Italie, environ 320 000 pour la Serbie et la Turquie, 50 000 pour la Belgique, et 114 000 pour les USA . chiffres auxquels il faut ajouter les millions de blessés, de mutilés et d'invalides (1).
Toutes ces vies gâchées appartiennent aux générations masculines actives, de 18 à 50 ans : la France a ainsi perdu 10 % de sa population masculine active, et ces pertes ne seront pas compensées. Les dommages matériels sont énormes : en France, où près de 300 000 maisons ont été détruites, en Belgique, en Italie, en Pologne, en Russie, en Roumanie, des millions d'hectares de terres sont rendues incultes pour de longues années.
Lens dévastée. Source Photo Schutz Group Photographers. Library of Congress - libre de droits
L'économie de la plupart des belligérants est désorganisée, les dettes publiques de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Italie ont ainsi presque décuplé. Ces pays ont emprunté à leurs propres nations, mais aussi et surtout à l'étranger, essentiellement aux États-Unis. Relativement épargnés malgré d'importantes pertes humaines, les USA deviennent les véritables créanciers de l'Europe. Le vieux continent a perdu avec la guerre, sa suprématie économique : nombre de marchés sont ainsi passés aux mains des hommes d'affaires américains ou japonais.
Un monde bouleversé
Le conflit a bouleversé toute la société européenne, d'abord du fait des opérations militaires elles-mêmes. En France, comme en d'autres pays, certains groupes sociaux ont été décimés, comme les instituteurs et les professeurs servant le plus souvent dans les régiments d'infanterie française (2) ou les paysans qui ont fourni les plus gros contingents de la "reine des batailles". Des fortunes rapides ont été bâties par les fournisseurs aux armées, fabricants de matériel de guerre et intermédiaires de toutes sortes. Ces "profiteurs de guerre", peu touchés par les ponctions fiscales, étalent un luxe insolent. De leur côté, les ouvriers ont bénéficié d'une relative protection à partir de 1915 du fait des "affectations spéciales" et ont vu leurs salaires augmenter.
Les revenus de leurs ménages ont été améliorés par le salaire de l'épouse qui a souvent trouvé du travail dans les ateliers d'armement. Quant aux exploitants agricoles, ils ont largement bénéficié de la croissance du prix des denrées et des allocations allouées par l'État. Les plus touchées sont les classes moyennes à revenus fixes : rentiers, petits propriétaires ont été laminés par le blocage des loyers, les moratoires de dette et la hausse des prix à partir de 1916 (3).
Le traitement des fonctionnaires n'a jamais suivi le renchérissement de la vie. De plus, ces groupes sociaux ont largement participé aux emprunts et surtout à la "campagne de l'or", échangeant leur métal précieux contre un équivalent de papier monnaie. Le recours à l'inflation pour financer la guerre entraînant la hausse des prix, la baisse du cours du franc, puis l'abandon de l'étalon or, vont achever de les ruiner. Ce sont ainsi beaucoup d'habitudes qui devront changer : l'avant-guerre avait confiné la femme chargée de l'éducation des enfants aux emplois à domicile . or, l'absence de l'homme a fait porter sur leurs épaules une partie de l'économie de guerre de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne.
Des centaines de milliers d'entre elles ont remplacé avec succès la main-d'oeuvre masculine dans les usines, les services de l'État ou les exploitations agricoles et peu d'entre elles sont prêtes à aliéner cette nouvelle indépendance pour retrouver leur situation d'avant-guerre.
Les hommes démobilisés pour les classes les plus anciennes, dès la fin de l'année 1918, pour les autres en 1919, vont devoir affronter cette concurrence sur le marché du travail. D'ailleurs les anciennes valeurs elles-mêmes ont changé : que peut signifier en novembre 1918 l'amour du travail bien fait et l'épargne sou après sou ? Trop de certitudes se sont effondrées. Certains artistes, des penseurs choisissent maintenant une "traversée des apparences" vers le surréalisme, d'autres versent dans la totale dérision.
Les bases de la paix
Dès octobre 1918, avant même que soit signé l'armistice sur le front Ouest, se dessinent les caractères de l'Europe d'après guerre : une mosaïque d'États, proclamant la république à la suite de leur indépendance. Trois États co existaient en Europe centrale avant la guerre : les empires russe, allemand et austro-hongrois . ils se sont émiettés en dix États dont sept nouveaux : la Lituanie, la Lettonie, l'Estonie, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
Laminés par la défaite ou transformés par la révolution, les vieux empires européens se sont effondrés. Ce n'est d'ailleurs pas pour autant qu'ont été résolus tous les problèmes politiques de la paix : les bouleversements constitutionnels de l'automne 1918 ne constituant pour les Alliés qu'un préalable à l'armistice. Ainsi l'Allemagne restait-elle, pour la Grande-Bretagne comme pour la France, totalement responsable du conflit : "Cette paix doit être une paix juste, sévèrement juste, inexorablement juste (...), il faut punir les responsables de la guerre. Nous devons faire en sorte que la récidive de ce crime soit impossible." En prononçant ces paroles lors d'un discours à Newcastle fin novembre 1918 (4), Lloyd George érige les Alliés en juge et partie.
Le corollaire est évident : si l'Allemagne est responsable elle "doit payer les frais de la guerre dans toute la mesure de ses capacités de paiement" (5). Le raisonnement est à peu près partout identique : les Alliés doivent empêcher le vaincu de se relever trop vite en prenant les garanties traditionnelles de sécurité, l'occupation des rives du Rhin, plus ou moins démilitarisées, mais aussi des garanties économiques :"il faut que les Alliés s'appliquent à rester unis pour empêcher l'Allemagne de prendre une revanche immédiate sur le terrain des affaires" (6). Il est clair que les vainqueurs redoutent une future concurrence allemande, déjà très dangereuse avant guerre.
Peu de contemporains distinguent clairement les difficultés d'une telle attitude, d'abord en ce qui concerne les marchés commerciaux : le véritable concurrent n'est pas l'Allemagne, mais les États-Unis et le Japon qui ont d'ailleurs déjà largement profité du conflit pour supplanter les Européens . ensuite parce qu'empêcher l'Allemagne de se relever tout en exigeant d'elle le règlement de la note de la guerre est totalement contradictoire.
Les Alliés ne se rendent pas compte de son exacte situation : en demandant au gouvernement de signer l'armistice, Hindenburg et les chefs militaires ont évité aux armées allemandes une capitulation, mais surtout ils ont déplacé la responsabilité de la défaite sur le plan politique et l'ont reportée sur le nouveau régime. Celui-ci est, à la fin de 1918, déjà en proie aux attaques des révolutionnaires d'extrême gauche. De plus il est certain que les populations d'Outre-Rhin ne sentent aucunement le poids de la défaite. Certains correspondants ou journalistes s'en aperçoivent mais les politiques n'en tirent aucune conclusion quant à l'attitude à adopter face au nouveau régime. A moyen et à long terme, l'intransigeance du vainqueur ne peut donc que favoriser l'émergence de forces nationalistes prêtes à la revanche. Ce sont d'ailleurs toutes les données de la politique internationale qui ont été bouleversées : "Devant cette décomposition de l'Allemagne, les Alliés auraient l'esprit et les mains tout à fait libres s'ils savaient réorganiser la Russie. Le problème de Moscou complique singulièrement celui de Berlin", écrit un journaliste du Temps, en décembre 1918. De fait, si les vainqueurs redoutent la "contagion révolutionnaire", ils hésitent sur l'attitude à adopter : faut-il poursuivre les tentatives directes comme l'envoi d'un corps expéditionnaires ou bien jouer la politique du "fil de fer barbelé" qui sera plus tard celle du "cordon sanitaire" de Clemenceau et Pichon ? En tout état de cause, ils saisissent mal des mécanismes (guerre révolutionnaire, principes de négociation) différents des leurs.
C'est soumis à la pesanteur de ces hypothèses et de ces contradictions que les négociateurs vont tenter de construire la paix à partir de 1919. Les combattants français veulent croire qu'ils ont souffert pour la dernière des guerres. Il reste aux hommes politiques à apporter la preuve que ce voeu peut être exaucé.