Le 11 septembre 2001, une rupture

Sous-titre
Dr. Karen A. Ritzenhoff - Professor, department of Communication, Central Connecticut State University, USA

Partager :

World Trade Center, Oliver Stone, 2006. © Collection ChristopheL/COLL ROSEN/SUNRGIA

Le traumatisme du 11 septembre et son effet sur la conscience américaine perdurent, vingt ans après que deux avions détournés ont percuté les tours jumelles de Lower Manhattan. Au lendemain des attaques terroristes, les spécialistes du cinéma ont réfléchi au fait que l’événement lui-même était cinématographique, mis en scène pour être largement rapporté dans le monde entier.

Corps 1

La représentation à l’écran des événements américains du 11 septembre 2011 s’apparente à un spectacle iconique de carnage et de souffrance. La réponse des cinéastes face à cet épisode est toutefois hétérogène et leur travail peut être classé en trois ensembles distincts : premièrement, les films qui traitent des événements réels survenus le 11 septembre. Ensuite, les films qui décrivent les effets secondaires et les retombées, à savoir le changement d’aspect de la guerre axée sur la lutte contre le terrorisme. Enfin, les allégories du 11 septembre qui ne montrent pas les tours jumelles en flammes mais traduisent la vulnérabilité que les Américains ont ressentie grâce à des images métaphoriques. Ces films, beaucoup plus courants, sont des "films catastrophe" marqués par une vision dystopique du monde et la représentation de l’apocalypse. Cet article soutient que le 11 septembre a constitué une rupture, une sorte de blessure qui ne s’est pas refermée pour les Américains.

Le 11 septembre à l’écran

Lors des attentats du 11 septembre 2001, 3 000 innocents sont morts sur les écrans des médias, dans des retransmissions en direct accessibles de manière synchrone dans le monde entier.

Le spectacle d’êtres humains précipités vers la mort, sautant parfois volontairement dans l’abîme depuis les étages supérieurs en feu des tours jumelles, a laissé des traces, entraînant la formation d’une sorte de traumatisme visuel. La photo largement reproduite de "l’homme qui tombe", qui a sauté des tours, prise par le photographe de l’Associated Press Richard Drew, a ainsi provoqué un tollé d’indignation.

Ces réactions révèlent que l’horreur de cette attaque n’était pas censée être représentée par des images non fictives, mais plutôt par une allégorie. Il était possible de montrer les tours jumelles et l’impact des avions, frappant les bâtiments encore et encore. Il était également acceptable de montrer un drapeau américain en lambeaux ou les décombres qui restaient après l’effondrement des tours jumelles, les squelettes des structures ou les papiers des bureaux détruits. Mais les êtres humains qui ont été victimes de l’attentat ne devaient pas être montrés. Du reste, la plupart des personnes qui sont restées piégées dans les étages supérieurs n’ont laissé aucune trace et leurs restes n’ont jamais été découverts : les cercueils ont été enterrés vides, une histoire qui est abordée dans le roman de 2005 de Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, adapté au cinéma par le réalisateur Stephen Daldry en 2011.

 

Extremement_fort_et_incroyablement_pres

Extrêmement fort et incroyablement près, Stephen Daldry, 2012. © Collection ChristopheL/Warner Bros Picture France

 

Le 11 septembre, les policiers, les pompiers et les secouristes ont inhalé la poussière et les fumées, et leurs corps étaient couverts de cendres grises. Ces images mémorables sont inscrites dans la conscience populaire, tout comme les regards des passants qui levaient les yeux vers les tours, complètement incrédules.

Ce qui est remarquable dans le mémorial du 11 septembre de New-York, ainsi que dans les films tournés à la suite des attaques, ce sont les représentations des "ennemis" ou des membres du groupe terroriste d’Oussama ben Laden. Bien que les États-Unis aient lancé dès 2001 la plus longue offensive militaire contre l’Afghanistan, qui ne s’est terminée que récemment par un retrait désordonné des troupes de Kaboul, l’islamophobie qui a émergé dans la rhétorique politique américaine n’est pas représentée. Il a en effet fallu plusieurs années avant que les réalisateurs osent visualiser les attaques terroristes et les stratégies politiques subséquentes de contre-terrorisme et de sécurité intérieure.

Comme l’a fait valoir la chercheuse Aimée Pozorski dans son recueil d’essais intitulé Falling After 9/11 : Crisis in American Art and Literature, la catastrophe télévisée a été difficile à représenter. Alors que les écrivains ont tenté de saisir l’horreur des morts dans différentes langues et scénarios, les cinéastes ont évité de dépeindre ce qui s’est passé le 11 septembre dans des longs métrages. Les documentaires sont beaucoup plus courants. L’une des exceptions est le film World Trade Center (2006) d’Oliver Stone. Le réalisateur choisit un microcosme sur lequel il se concentre : le point de vue d’un pompier piégé dans l’une des premières explosions et enseveli dans les décombres. De cette façon, Oliver Stone laisse de côté le contexte des attentats du 11 septembre et les coupables restent invisibles, au profit de la souffrance humaine et du doute sur la survie.

 

World_Trade_Center

World Trade Center, Oliver Stone, 2006. © Collection ChristopheL/COLL ROSEN/SUNRGIA

 

Dans l’adaptation de Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, le récit se concentre sur un jeune garçon, Oskar Schell (Thomas Horn), dont le père, joué par Tom Hanks, a été tué dans les tours. L’enfant essaie de comprendre l’incompréhensible. Pourquoi son père était-il dans les tours ce jour-là et à cette heure-là ? Pourquoi sa mère (Sandra Bullock) ne comprend-elle pas le chagrin et les souffrances de son fils ? Le protagoniste tente de retracer les pas de son père et de trouver des réponses à des questions qui restent finalement en suspens. Le film se termine sur un constat : les attentats n’ont pas de raison d’être et la vie doit continuer. Pour dépeindre la "non-représentabilité" des événements entourant la chute des tours jumelles, le roman et le film utilisent des techniques visuelles inhabituelles telles que des photographies et des oeuvres d’art abstraites. L’action ne s’aventure par ailleurs jamais en dehors de Manhattan et de New York, limitant ainsi l’étendue de la construction de la communauté aux "Américains" qui sont dépeints comme étant "nous", contre "eux", non décrits.

Ce concept de "nous" (les Américains) contre "eux" (les personnes originaires d’autres pays, éventuellement adeptes de l’islam, largement stéréotypées comme terroristes) est remis en question dans l’adaptation, en 2012, de l’ouvrage de Moshin Hamid, The Reluctant Fundamentalist, par Mira Nair. Dans ce film, l’opposition binaire entre les Américains et les "autres" persiste, d’autant plus que l’intrigue principale est ancrée au Pakistan, d’où le protagoniste masculin est originaire. L’histoire met en lumière la réaction au 11 septembre des non-citoyens américains et des immigrants. Changez (Riz Ahmed) est un brillant étudiant en commerce, qui poursuit ses études à Princeton. Sa petite amie est une artiste américaine blanche (Kate Hudson). Après avoir obtenu son diplôme, il est recruté par une grande entreprise multinationale et s’épanouit dans son métier. Il se trouve à l’étranger lorsqu’il découvre les attaques terroristes du 11 septembre à la télévision. Il éprouve alors un sentiment ambivalent : il est à la fois horrifié et étrangement satisfait de cette attaque brutale qu’il perçoit, aussi, comme une forme de protestation contre la puissance impériale de l’Amérique.

Alors qu’il rentre aux États-Unis avec son patron et ses collègues américains blancs, Changez est mis à l’écart du groupe, invité à se déshabiller par les gardes-frontières et accusé d’être un terroriste potentiel. Par la suite, il devient plus vigilant, méfiant et en colère contre son pays d’accueil. Sa petite amie en vient même à utiliser ses origines pour l’associer, dans un montage photo, aux attentats du 11 septembre, ce qui amène Changez à rompre avec elle, mais aussi à quitter son emploi et à retourner dans sa famille au Pakistan. Là-bas, il est confronté à un agent de la CIA (Live Schreiber) qui remet en question sa solidarité avec les États-Unis, auxquels il doit pourtant ses bonnes études, son emploi lucratif et un mode de vie confortable. Changez répond avec ambiguïté aux questions qui lui sont posées, ce qui amène l’agent fédéral à ne pas croire en son innocence. Les spectateurs découvrent les origines de la réaction de Changez, s’associant et s’identifiant ainsi à un "autre" culturel, un point de vue nettement différent du docudrame patriotique d’Oliver Stone.

Raconter l’après

Plusieurs films évoquent les attaques du 11 septembre en toile de fond et montrent la vie après les événements. Zero Dark Thirty (2012) de Kathryn Bigelow commence par un écran noir et l’enregistrement audio d’un appel au 9-1-1 le 11 septembre 2001. Elle n’a pas besoin d’ajouter d’images. Le public les a en tête en écoutant la piste audio pleine d’angoisse, les sirènes et les voix tumultueuses. Le film se concentre sur la chasse d’Oussama Ben Laden, menée par une jeune femme agent de la CIA, Maya (Jessica Chastain), qui participe à des actes de torture dans des "sites noirs" en dehors des États-Unis. Bigelow a été fortement critiquée pour avoir montré des images de torture par noyade exercée sur une personne de couleur au nom du renseignement. Finalement, la CIA parvient à trouver la cachette d’Oussama ben Laden et prend d’assaut le complexe lors d’un raid nocturne. Zero Dark Thirty suggère que la guerre, au lendemain du 11 septembre, a changé de nature, avec une cible mouvante et un théâtre d’opérations différent.

 

American_Sniper
American Sniper, Clint Eastwood, 2014. © Collection ChristopheL/Warner Bros. - Village Roadshow Pictures - Malpaso Productions

 

Dans la tradition des films militaires plus standardisés, American Sniper (2014) de Clint Eastwood porte un regard plutôt conservateur sur la guerre d’Irak. Son protagoniste masculin Chris Kyle (Bradley Cooper) est un franc-tireur, tuant si nécessaire des femmes et des enfants pour protéger ses collègues soldats américains. Contrairement à d’autres récits sur le 11 septembre, il y a peu d’ambiguïté sur les personnes qui représentent un danger pour la sécurité des Américains, non seulement en territoire ennemi mais aussi sur le sol américain. Clint Eastwood crée un précédent pour un film de guerre en stipulant que le meurtre est un moyen nécessaire pour mettre fin à la guerre contre les terroristes. L’ennemi irakien est stéréotypé.

Le film du réalisateur sud-africain Gavin Hood, Eye in the Sky (2015), porte sur l’utilisation des drones dans les opérations militaires. Il dépeint les difficultés éthiques et internationales posées par le recours aux drones pour tuer des terroristes au Kenya. Contrairement à celui d’Eastwood, le film jette un doute sur la ligne de commandement lors d’une opération de guerre et remet en question la légitimité de certaines opérations menées pour combattre, au nom de la liberté, le terrorisme international.

Allégories de la guerre

L’une des franchises cinématographiques les plus lucratives d’Hollywood est celle des super-héros. Marvel et Warner Brothers ont créé un univers de personnages facilement reconnaissables, rassemblés dans la tribu des Avengers ou des Éternels, qui s’enrichissent peu à peu de la diversité, notamment de femmes super-héros (Wonder Woman, Black Widow, Catwoman…), de super-héros afro-américains (Black Panther, Dora Milaje), ou encore américano-asiatiques (Shang-Chi). De nombreuses intrigues sont basées sur des bandes dessinées qui sont utilisées depuis les années 1930 pour renforcer le patriotisme américain, notamment en temps de guerre, et sont largement commercialisées dans l’industrie du divertissement avec des jeux vidéo et des accessoires. Rien qu’au cours des quinze dernières années, Marvel a sorti près de trente films dans son univers, en plus de séries télévisées.

 

Avengers_Endgame

Photogramme Avengers : Endgame, Marvel Studios, 2019. © Image fournie par l’auteur de l’article

 

Le cinéma d’action se nourrit ainsi de la nécessité de faire appel aux super-héros pour combattre les antagonistes : politiciens maléfiques, criminels corrompus, extraterrestres, Godzilla, King Kong, inondations, virus, astéroïdes - et terroristes. Ils se battent avec des armes traditionnelles voire antiques (un bouclier, une lance, leurs mains nues) et accomplissent plus dans leurs combats que l’armée, les pompiers ou la police américaine ne pourront jamais le faire. Dans son préquel à la franchise Batman, Joker (2019), Todd Phillips explique la back story [ndlr : dans une fiction, l’histoire d’un personnage avant le début des événements de la fiction] du plus grand méchant, dépeint comme un anti-héros tragique qui tue sans remords.

Les meurtres d’Arthur Fleck alias "Joker" (Joaquim Phoenix) sont diffusés en direct sur des écrans de télévision, comme la chute des tours jumelles. Au lieu d’être maîtrisé par la police, le Joker est célébré comme un héros par les masses indignées qui célèbrent sa nouvelle domination en mettant le feu aux voitures et aux magasins du centre-ville de Gotham. La destruction de l’Amérique se produit de l’intérieur, annonçant la puissante colère et le chaos de l’insurrection du Capitole le 6 janvier 2021 dans un format de film violent.

La représentation de l’ennemi a donc changé : il ne s’agit plus seulement de combattre un ennemi extérieur aux frontières des États-Unis, mais de s’opposer à des éléments issus de la population (blanche) américaine elle-même. Le stress des guerres prolongées que les soldats américains ont menées au Moyen-Orient depuis 2003 a ainsi laissé des traces dans la psyché américaine. La rupture des attentats du 11 septembre est visible comme une entaille qui ne cicatrise pas.

 

Dr. Karen A. Ritzenhoff - Professor, department of Communication, Central Connecticut State University, USA
Traduit de l'anglais par la rédaction