Les aspects militaires de la guerre d'Algérie
Sous-titre
Par Frédéric Médard, docteur HDR
En novembre 1954, le Front de Libération Nationale (FLN) perpètre ses premiers attentats en Algérie. La France, qui refuse d’admettre le caractère nationaliste de l’insurrection, n’évoque que des « évènements », tout en renforçant les moyens militaires et en édictant des lois d’exception. Mais la situation sécuritaire continuant de se dégrader, les opérations de « maintien de l’ordre » deviennent une véritable guerre par l'ampleur des pertes humaines et matérielles qu'elles occasionnent.
Progression dans le djebel Guergour à l'aube, lors de l'opération Espérance.
© Jacques Durr/ECPAD/Défense
Afin de répondre aux besoins croissants du théâtre indochinois, la 10e région militaire qui couvre l’Algérie voit ses forces de souveraineté considérablement réduites à partir de 1951. Aussi, au moment de l’insurrection du 1er novembre 1954, elle ne dispose plus que de 50 000 hommes, dont moins de 15 000 sont aptes à mener des opérations. Les capacités en matière de renseignement ont également été négligées. Néanmoins, le commandement, plutôt confiant face à des « hors-la-loi » peu nombreux et faiblement armés, pense pouvoir juguler cette nouvelle révolte – plus d’une vingtaine ont déjà éclaté depuis 1830 – avec l’aide de quelques renforts venus de métropole.
En dépit de succès obtenus localement par les bataillons parachutistes, les grandes opérations de « bouclage » et de « ratissage » menées avec des moyens lourds donnent cependant des résultats décevants. Les bandes de fellagha se multiplient et, surtout, renforcent leur potentiel offensif grâce à l’armement qu’elles récupèrent sur les Français – 628 armes individuelles ou collectives pendant les douze premiers mois de l’insurrection – ou que le Front de Libération Nationale (FLN) acquiert sur les marchés de contrebande.
Au printemps 1955, l’envoi de troupes supplémentaires en Algérie apparaît d’autant plus nécessaire que l’insécurité, d’abord circonscrite à l’Aurès, a gagné le Constantinois et s’étend désormais à l’Algérois. En complément des mesures liées à l’état d’urgence, instauré le 3 avril 1955, les commandants territoriaux imposent le principe des responsabilités collectives, pratique aberrante dans un combat contre-insurrectionnel, car l’armée s’aliène les populations. De plus, les forces de l’ordre sont rapidement accusées d’user de la torture pour acquérir du renseignement et de perpétrer des exécutions sommaires. Pour isoler les populations du bled de la rébellion, des zones interdites sont instituées. Au fil des années, 2,3 millions de musulmans sont ainsi déplacés et regroupés dans des camps.
Courant juin 1955, le général Lorillot remplace le général Cherrière, en même temps que la 2e division d’infanterie motorisée, première grande unité venue de France, se déploie en Kabylie. La 10e RM aligne alors 160 000 hommes, grâce notamment aux formations rapatriées d’Extrême-Orient. Le massacre de 123 Européens dans le Constantinois le 20 août 1955, traduit la prise en main de la population musulmane par l’organisation politico-administrative du FLN. La sévère répression qui s’ensuit n’empêche pas le développement des bandes et une hausse significative des attentats malgré l’arrivée de 62 000 réservistes en septembre. Fin 1955, l’armée française déplore déjà plus de 450 tués et près de 2 000 blessés dans ce qui demeure officiellement de simples « opérations de maintien de l’ordre », même si à partir d’août la mention « mort pour la France » est enfin accordée aux victimes.
Ecole en plein air organisée par la section administrative spécialisée (SAS) de Boulet. (1958)
© Claude Cuny/ECPAD/Défense
La crise algérienne accentuant l’instabilité ministérielle, des élections législatives anticipées sont organisées le 2 janvier 1956. Elles portent au pouvoir Guy Mollet, leader de la SFIO. Ayant fait campagne sur le thème d’une paix négociée en Algérie, il choisit finalement de soutenir l’effort de guerre après les émeutes du 6 février 1956 à Alger, où la communauté européenne marque son rejet de l’indépendance. La loi du 16 mars 1956 conférant des pouvoirs spéciaux permet de rappeler près de 100 000 disponibles des classes 51 à 54 et de porter la durée des obligations légales à près de 28 mois pour le contingent. L’armée d’Algérie qui disposait de 300 000 hommes au 1er janvier 1956 en compte 460 000 le 1er août suivant, permettant par une dispersion contrainte des forces de tenir jusqu’à 7 500 points sensibles et postes pour le quadrillage. Mais le recours à des unités inexpérimentées et mal encadrées conduit parfois à des drames, comme le 18 mai 1956 où une section récemment déployée en Algérie est décimée dans une embuscade près de Palestro.
Aux effectifs s’ajoutent les moyens matériels et notamment les hélicoptères dont le nombre passe de 75 en juin 1956, à 257 deux ans plus tard. Ils sont surtout employés par les unités de la « réserve générale », formée pour l’essentiel des deux divisions parachutistes (10e et 25e DP), créées en juillet 1956. Toutefois, ce potentiel offensif n’est pas immédiatement utilisé à plein. Car la 10e DP est envoyée au Moyen-Orient où elle demeure jusqu’à la fin de l’année dans le cadre de l’opération franco-britannique Mousquetaire visant à s’emparer du canal de Suez. Pourtant, à l’été 1956, la situation militaire continue de se dégrader en Algérie. L’insécurité s’étend à l’Oranie et déborde sur les régions sahariennes car l’Armée de Libération Nationale (ALN) se renforce, alignant désormais des unités qui dépassent la centaine d’hommes bien armés. Elle dispose pour les équiper et les instruire, de bases arrière en Tunisie et au Maroc nouvellement indépendants, avant de les envoyer combattre en Algérie.
En octobre 1956, la France remporte un succès sans lendemain en arraisonnant l’avion transportant cinq chefs historiques de la rébellion, dont Ahmed Ben Bella. En effet, dénoncée comme un acte de piraterie aérienne, l’opération provoque une crise diplomatique avec Rabat et Tunis, sans pour autant paralyser le FLN car le mouvement, suffisamment structuré et puissant, se dote aussitôt d’une nouvelle équipe dirigeante et poursuit la lutte. Cette capture n’empêche pas non plus le terrorisme urbain de progresser à Alger durant tout l’automne. Au point d’obliger l’exécutif à confier les pouvoirs de police à l’armée le 7 janvier 1957. Ce transfert de compétence marque le début de la « bataille d’Alger », qui dure jusqu’en septembre. Si celle-ci s’achève victorieusement pour les parachutistes qui démantèlent les réseaux de poseurs de bombes, cet épisode de la guerre d’Algérie relance la polémique sur la torture et met plus encore au jour le problème des exécutions extra-judiciaires, avec la disparition de plus de 2 000 suspects, dont l’universitaire Maurice Audin.
Hélicoptère Bell 47 G et un char M24 Chaffee. (1957)
© Pierre Ferrari/ECPAD/Défense
Fin 1956, le général Salan a remplacé le général Lorillot. Le nouveau commandant supérieur interarmées reprend et développe l’idée du général Pédron de construire un barrage sur la frontière marocaine le long de la RN7. D’une part en le prolongeant et en le renforçant et d’autre part en lançant en juin 1957 un ouvrage similaire à la frontière tunisienne qui prend le nom de ligne Morice. Celle-ci, sans cesse améliorée, est finalement constituée fin 1957 par deux réseaux parallèles, édifiés de part et d’autre de la voie ferrée. Bien qu’électrifiés et minés, les barrages ne sont pas infranchissables mais servent de moyen d’alerte et de renseignement pour les forces de l’ordre.
L’isolement progressif du territoire algérien donne des résultats tangibles : après deux années de hausse, le nombre des exactions rebelles baisse de 25 % en 1957. Tandis que les pertes des moudjahidines, qui étaient de 16 500 en 1956, s’élèvent à 33 000. Surtout l’ALN a perdu en 1957 plus d’armes qu’elle n’en a pris à l’armée française et reçues de l’extérieur, malgré une moyenne de 2000 entrées par mois. Conscient d’un risque d’asphyxie des maquis, le FLN décide début 1958 d’effectuer des franchissements en masse, surtout du barrage oriental. La confrontation, qui prend le nom de « bataille des frontières », dure du 21 janvier au 28 mai. L’ALN perd 4 000 hommes et 4 500 armes pour 1 000 tués dans les rangs français, dont le colonel Jeanpierre chef de corps du 1er REP. La multiplication des opérations de harcèlement lancées depuis le territoire tunisien, où les rebelles se replient ensuite, conduit l’aviation à bombarder le village de Sakiet Sidi Youssef le 8 février 1958. En touchant un marché et une école, le raid fait cependant plus de 200 victimes civiles (72 tués et 148 blessés) dont 11 enfants. Le président Bourguiba porte l’affaire devant l’ONU, consacrant l’internationalisation du conflit algérien et accentuant l’isolement de la France.
Surtout, la guerre ouvre une crise ministérielle qui, faute de trouver une issue, devient institutionnelle. Les manifestations à Alger conduisent les militaires à lancer un ultimatum à la classe politique, qui se résout à rappeler de sa retraite le général de Gaulle. Le dernier président du Conseil de la IVe République accède à Matignon le 1er juin 1958 avec pour mandat de doter le pays de nouvelles institutions, ce qui est effectif dès le 4 octobre. En Algérie, où l’ALN aligne alors environ 46 000 combattants, le général de Gaulle accentue la lutte contre les rebelles, tout en proposant le 21 décembre 1958 une « paix des braves », que le nouveau Gouvernement provisoire de la République algérienne, constitué le 19 septembre précédent, rejette.
Barrage électrifié de la ligne Morice.
© Auteur inconnu/ECPAD/Défense
En décembre 1958, le général Challe est nommé commandant en chef en Algérie. Il lance dès février 1959 un vaste plan offensif à l’échelle du territoire. Celui-ci consiste à faire un emploi méthodique des réserves générales en les appliquant successivement sur les bastions de l’ALN, dans un mouvement d’ouest en est, en renouvelant au besoin l’opération si la première n’a pas suffi ou si les rebelles se sont entre temps réimplantés. En tant qu’aviateur il développe également la coopération terre-air, accroissant la rapidité et l'efficacité des interventions des forces de l’ordre. Il crée les commandos de chasse, unités de contre-guérilla par excellence, menant la même vie que les maquis qu'ils pourchassent. Enfin il multiplie par trois le nombre des musulmans mis sous les armes, en le portant à 210 000. De février 1959 à mars 1960, le plan « Challe » permet ainsi de mettre hors de combat près de 48 000 moudjahidines – 33 800 tués et 14 100 prisonniers – réduisant à environ 22 000 les effectifs des maquis.
L’ALN a toutefois abandonné depuis longtemps l’idée de délivrer l’Algérie par les armes : l’essentiel des forces qu’elle continue de constituer, soit environ 30 000 hommes, restent stationnées en Tunisie et au Maroc, dans l’attente d’une victoire diplomatique. Car sous la pression de la communauté internationale et d’une opinion française lassée de ce conflit interminable, le général de Gaulle engage des négociations avec le GPRA, que ni le putsch militaire d’avril 1961, ni l’action terroriste de l’OAS, n’infléchissent. Elles aboutissent le 19 avril 1962 aux accords de cessez-le-feu d’Évian, permettant la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet suivant. Néanmoins, jusqu’en septembre 1962 des attaques ou des attentats perpétrés par l’OAS et l’ALN font plus d’une centaine de morts parmi les soldats français, auxquels s’ajoutent des milliers de victimes civiles européennes et musulmanes.
Les éléments du commando Cobra évoluent dans un paysage rocheux au cours d'une opération. (1960)
© ECPAD/fonds Smet/Arthur Smet
De novembre 1954 à juillet 1962, les opérations ont coûté environ 153 000 chouhada (martyrs) à l’ALN, parmi lesquels 10 000 ont été en réalité victimes de purges internes et 2 000 sont tombés dans des combats contre les armées marocaine et tunisienne. Durant la même période, les pertes de l’armée française se sont élevées à 25 000 tués (dont 8 000 par accident ou maladie), 485 disparus et 65 000 blessés. À ce martyrologue il faut ajouter environ 70 000 supplétifs musulmans et membres de leur famille, assassinés par le FLN pour avoir servi sous l’uniforme français. La France a dépensé 54 milliards de nouveaux francs (représentant environ 75 milliards d’euros 2022) dans les opérations militaires en Algérie qui, à la différence de la guerre d’Indochine, ont été entièrement financées sur le budget national. Pourtant, bien que par sa durée, son ampleur et son coût humain, cet engagement ait toutes les caractéristiques d’un véritable conflit, il a longtemps été considéré juridiquement comme une simple opération de " maintien de l’ordre" . Il faut attendre la loi n° 99-882 du 18 octobre 1999, pour que la dénomination « guerre d’Algérie », entrée depuis longtemps dans les usages, devienne enfin officielle, consacrant dès lors les 1,5 million de soldats français qui y ont participé, comme la quatrième et dernière génération du feu du XXe siècle.
Frédéric Médard, docteur HDR
Pour en savoir plus :
- MEDARD, Frédéric, "Fabriquer du consentement en guerre d'Algérie : la politique sociale en faveur du contingent 1954-1962", Editions L'Harmattan, Tome 1 (492 pages) et Tome 2 (474 pages)
- MEDARD, Frédéric, "Algérie 1960-1962 : l'armée française dans la tourmente", Editions Soteca/C2P, 250 pages