Les services répressifs allemands en France occupée
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Par Thomas Fontaine - Historien, chercheur associé au Centre d’histoire du XXe siècle, Paris 1
L’historien allemand Eberhard Jäckel rappelait dans son ouvrage pionnier, La France dans l’Europe de Hitler, cette conversation durant laquelle Pierre Laval, "un jour où un négociateur allemand lui faisait remarquer que le Reich était un État autoritaire, répondit avec beaucoup d’à-propos : ‘Et combien d’autorités !’". Car il existait une multitude de services de répression allemands en France occupée. Leur organisation et prérogatives évoluèrent avec le temps.
Administration militaire, diplomates du ministère des affaires étrangères du Reich, services policiers nazis dépendant du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, l’Office central de sécurité du Reich) et agents du contre-espionnage allemand agissent simultanément en France occupée, de 1940 à 1944, et se partagent les responsabilités. Présentons les services répressifs et de contre-espionnage.
Les forces de l’ordre de l’administration militaire
C’est le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF) qui, depuis Paris, est chargé en 1940 de l’administration d’une "zone occupée" couvrant les trois cinquièmes de la métropole. Jusqu’en juin 1942, sur le plan décisionnel et exécutif, le MBF, placé sous l’autorité de l’état-major de l’armée de terre (Oberkommando des Heeres, OKH) puis du Commandement suprême des forces armées (Oberkommando der Wehrmacht, OKW), y est l’acteur principal. Le maintien de l’ordre et la conduite de la répression lui reviennent.
Les principales forces de police de l’occupant, la Feldgendarmerie (voir diaporama) et la Geheime Feldpolizei (la GFP, la police secrète de campagne, voir diaporama), mais aussi les troupes de sécurité, Landesschützenbataillone et Sicherheitstruppen, sont suivies par l’état-major de commandement (le Kommandostab) du MBF. C’est ce dernier qui a la responsabilité du maintien de l’ordre, du contre-espionnage, de la justice militaire et qui établit régulièrement des rapports de situation. La section Ic du Kommandostab suit les affaires politiques et toutes les activités dirigées contre la puissance occupante. C’est à elle qu’est rattaché le Leitender Feldpolizeidirektor (directeur en chef de la police militaire) qui commande les groupes GFP affectés au MBF. La section Ia s’occupe plus spécifiquement des questions de sécurité militaire, de la Feldgendarmerie . sa sous-section Ia/Terr se chargeant de l’exécution des poursuites pénales et de la détention préventive. La section III, Kriegsgerichtsabteilung (section tribunal de guerre), suit et contrôle l’activité des tribunaux militaires (Feldkriegsgerichte). Mais l’état-major administratif du MBF, Verwaltungsstab, joue également un rôle essentiel en matière de sécurité, et surtout sa section administrative dirigée jusqu’en juin 1942 par Werner Best, un nazi de la première heure. Son groupe "police" (V2 pol) est chargé d’élaborer les directives, décrets et ordonnances et contrôle les forces de l’ordre françaises.
Dans ce dispositif, les hommes de la Feldgendarmerie, aux tâches multiples (contrôle de la circulation, des papiers, des forces de l’ordre françaises, etc.), sont les plus nombreux : sans doute 6 000 fin 1941. Les troupes de sécurité (Landesschützenbataillone et Sicherheitstruppen) doivent avant tout surveiller les points sensibles, les principales infrastructures de communication, les camps d’internement allemands.
Mais c’est la GFP qui est chargée des enquêtes judiciaires importantes contre la Résistance. Ses hommes sont soit des policiers de métier, issus pour la plupart de la police criminelle, soit des hommes mobilisés et versés dans ces unités après une brève formation. Vingt groupes - composés chacun, à partir de février 1941, d’une centaine d’hommes - quadrillent la zone occupée, six se trouvant en région parisienne. Chaque unité est commandée par un Feldpolizeidirektor, assisté de deux ou trois Feldpolizeikommissäre, de cinq à sept Sekretäre et de deux Sonderführer (qui sont souvent des interprètes). À leur service, une vingtaine de dactylos et ordonnances, autant de chauffeurs. Les policiers proprement dits n’étaient pas plus de 45.
Au total, l’effectif des fonctionnaires et des forces de police dédiés spécifiquement au maintien de l’ordre avoisine seulement les 21 000 personnes en mars 1942, dont une petite minorité d’officiers, si bien que le commandement militaire se plaint régulièrement de son manque de personnel.
L’Abwehr
En amont de son travail, la GFP est guidée par l’Abwehr. Si cette antenne du service de renseignement allemand en France est officiellement rattachée à la section Ic du Kommandostab, elle relève toutefois directement de l’OKW pour ses missions d’espionnage. Sa section III est spécifiquement chargée des affaires de contre-espionnage et, sur le plan répressif, son rôle est crucial. Jusqu’à l’été 1942 au moins, l’Abwehr est l’acteur principal dans la lutte contre les premiers groupes de résistance. La GFP lui sert de bras armé.
L’Abwehr est sans doute le service allemand le moins bien connu, a fortiori les détails de son action en zone occupée. Elle se divise en trois sections. L’Abteilung I constitue le service de renseignements proprement dit, chargé de l’espionnage militaire, politique et économique. L’Abteilung II s’occupe des actions subversives (diffusion de fausses nouvelles, soutien aux tendances dissidentes chez l’ennemi, etc.), d’infiltration et de sabotage. L’Abteilung III est celle du contre-espionnage et de la sécurité militaire : ce sont des membres de cette section qui sont chargés, en France occupée, d’infiltrer et de faire tomber les groupes de résistance. La plus importante sous-section de cette Abteilung III est la III-F chargée de la recherche des agents ennemis et de la pénétration des services spéciaux adverses. Elle comprend un service de radiogoniométrie.
C’est le colonel Friedrich Rudolf, un officier brillant, ami de l’amiral Canaris, le chef de l’Abwehr, qui prend la tête du Kommando envoyé en France.
Il arrive avec deux de ses collaborateurs de longue date : le colonel Arnold Garthe, qui va être nommé à la tête de l’Abt II en France et le lieutenant-colonel Reile, alors âgé de 54 ans, policier de métier, qui prend en charge la section III F. Dès 1940, ils commandent sans doute près de 200 agents.
Outre celui de Paris, trois postes (Abwehrstelle, Ast, qui peuvent se diviser en antennes, Nebenstelle, Nest) sont rapidement installés en zone occupée. Le premier est à Saint-Germain-en-Laye. Celui d’Angers, créé dès la fin juin 1940, est géré par le major Friedrich Dernbach (voir diaporama). C’est lui qui, début 1941, arrête Honoré d’Estienne d’Orves. Le major Otto Ehinger implante un poste à Dijon dès la fin juillet 1940. Des antennes spécifiques sont également installées : par exemple à Besançon pour surveiller la frontière suisse, à Bordeaux pour assurer la sécurité de l’importante base sous-marine de la ville. Ces différents postes se servent de couvertures pour cacher leur implantation. L’antenne de Nantes était ainsi camouflée en une entreprise de travaux, celle de Bordeaux en un service comptable, celle de Tours en un service de transports européens. À partir de novembre 1942, après l’occupation de la zone sud, l’Abwehr y déploie des agents : l’expérimenté Dernbach travaille notamment à Lyon.
La SIPO-SD
Au moment où les nazis prennent le pouvoir en 1933, chaque région allemande possède sa police, notamment pour le maintien de l’ordre quotidien. La Geheime Staatspolizei (la Stapo ou Gestapo, voir diaporama), une véritable police "politique" cette fois, "secrète", fait d’abord son apparition en Prusse, à l’initiative d’Hermann Goering, un des chefs nazis. Progressivement, plusieurs Länder se dotent d’une Gestapo. En 1936, l’unification de toutes ces polices est réalisée sous la direction d’Heinrich Himmler, également chef des SS (Schutzstaffeln, "échelons de protection", la branche armée du parti nazi). La police d’État du Reich se divise dorénavant en deux grandes branches : l’Ordnungspolizei (l’Orpo, la police en uniforme pour le maintien de l’ordre quotidien dans les villes et villages) et la Sicherheitspolizei (la Sipo) qui se divise en une Kriminalpolizei (la Kripo, la police criminelle chargée des crimes de droit commun) une Geheime Staatspolizei (la Stapo ou Gestapo, la police politique). Cette dernière est chargée de réprimer les actes de haute trahison et d’espionnage, elle contrôle l’opinion publique et les activités politiques, surveille les frontières et s’occupe du suivi des dossiers des internés des camps de concentration.
Mais, au sein du parti nazi, les SS possédaient aussi un service de sécurité, le SD, Sicherheitsdienst, chargé de collecter des renseignements sur leurs ennemis. En 1939, Himmler réunit l’essentiel des polices et ce SD au sein du Reichssicherheitshauptamt (Office central de sécurité du Reich, RSHA). L’on parle à partir de cette date de la SIPO-SD, Sicherheitspolizei undicherheitsdienst, police de sûreté d’État et services de sécurité du parti nazi, placés sous les ordres de Reinhard Heydrich. La police d’ordre, l’Orpo, reste en dehors du RSHA. La SIPO-SD se signale vite par ses méthodes. Elle triomphe rapidement du droit, ou plutôt le phagocyte, car ses oripeaux demeurent pour légitimer les actions d’une police politique chargée d’appliquer les préceptes nazis et d’imposer un régime de terreur.
Heydrich dépêche ses hommes en France occupée dès l’invasion pour viser les ennemis du Reich : les communistes, les francs-maçons, les Juifs et les émigrés allemands opposants politiques. Du fait de cette mission, le petit détachement, dirigé par Helmut Knochen, est surtout composé d’hommes du SD.
En mars 1942, Hitler change de stratégie et confie la conduite de la répression à la SIPO-SD, dont les effectifs s’étoffent alors, en incorporant notamment des policiers de la GFP, sans dépasser pour autant jamais plus de 3 000 hommes. Un chef supérieur de la SS et de la police (Höherer SS und Polizeiführer, HSSPF), Karl Oberg, vient coiffer le nouveau dispositif. Knochen devient BdS (Befehlshaber der Sipo und des SD). Six sections principales structurent les actions menées : la section VI continue d’être l’antenne du renseignement, la V étant celle de la Kripo et de la répression des crimes de droit commun, alors que la IV - celle de la Gestapo - se divise en plusieurs sous-sections luttant contre le communisme (la IV A) ou la "résistance nationale" (la IV E). Après l’invasion de la zone sud, 17 régions dirigées par des Kommandeur der SIPO-SD quadrillent le territoire et déploient les sections du BdS.
L’ordre de repli n’est donné qu’à la mi-août 1944, mais de nouveaux détachements de la SIPO-SD se recomposent dans l’Est de la France jusqu’à l’automne, derrière la dernière ligne de front. Pour traquer jusqu’au bout la Résistance.
Thomas Fontaine - Historien, chercheur associé au Centre d’histoire du XXe siècle, Paris 1