Les transmissions au service de l’action
Sous-titre
Par Michel Blondan - Professeur retraité, Docteur en droit, spécialité Histoire du droit et des institutions
L’une des grandes richesses des archives des services spéciaux est sa collection de câbles ou télégrammes. Conservés aux Archives nationales et au Service historique de la défense, ces documents ont leur propre logique et renferment bien des secrets. Ils donnent à voir la Résistance quotidienne, permettent de reconstituer parfois avec une précision étonnante les circuits d’échange d’informations et de décisions, et ainsi de mieux comprendre l’action de la Résistance sur le terrain.
Ces documents revêtent la forme de courts textes dactylographiés qui sont la transcription d’échanges radiotélégraphiques entre la centrale de Londres ou d’Alger (Home Station) et les réseaux implantés en France occupée auprès desquels furent affectés des opérateurs radio, formés et infiltrés clandestinement pour émettre et/ou recevoir, en alphabet morse, des messages cryptés sur un poste dédié (Out Station).
La guerre des ondes
Comme le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) attribua à chaque "pianiste" un indicatif à utiliser lors de tout contact radio, son personnel classa l’ensemble selon ce critère, tout en étant en mesure d’établir, à tout instant, la concordance entre le nom de code de l’opérateur, son réseau d’affectation et sa région d’activité. Après la guerre, le savoir-faire en matière de concordance s’émoussa. Ceci explique sans doute pourquoi les inventaires dressés par les archivistes des Archives nationales et du Service historique de la défense (SHD) privilégient le classement par indicatif au détriment du patronyme, voire du nom du réseau d’appartenance. Commodité fit loi.
Ceci complique la tâche du chercheur d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas tout. La lecture des câbles peut déconcerter celui dont les pré-acquis sont insuffisants. Leur bonne compréhension présuppose en effet une maîtrise des contextes. Qui plus est, ces câbles fourmillent de pseudonymes, indicatifs et autres alias dont l’hermétisme devait impérativement désorienter l’ennemi en temps de guerre ! L’ennemi n’est plus, mais les alias continuent de résister...
D’évidence, le chercheur qui se lancerait dans une quête et un dépouillement de câbles sans pouvoir faire concorder identités véritables, indicatifs, réseaux et régions serait vite découragé. Mais quel bonheur pour celui qui identifie et situe Boss, Ex-20, Pioche, Alceste, Rectangle, Bip, Bip-W, Pal, Pal-W, Bel, Kim, Rod, Iroquois, Clovis, Brumaire, Fana, ou sait à quel genre de missions, fonctions ou concepts certaines "séries" renvoient ! Si le premier des câbles présentés ici a été choisi dans l’intention d’aider les néophytes à s’orienter dans la nébuleuse des pseudos du BCRA, les suivants l’ont été dans celle de souligner l’importance des communications et transmissions entre la France libre et la France captive, à différents niveaux, en diverses circonstances. Renseigner tous et chacun, c’est agir et permettre d’agir.
Du BCRA à REX ZO, n°50, 29 juillet 1943, "Pour Sophie" (voir diaporama)
Le 29 juillet 1943, le BCRA informe Sophie, alias Claude Serreulles, chargé à Paris de l’intérim de la Délégation générale, qu’il se référera à des séries thématiques pour attribuer des pseudos à ses agents. Moyennant quoi, les chefs de missions civiles auront des noms d’hommes d’État (Danton, Necker), les radios des noms de peuples (Berbère, Gascon), les saboteurs des noms de bateaux (Barque, Pakebot/Paquebot) et les officiers chargés des opérations aériennes des noms de savants (Gauss, Faraday, Mariotte). Les théâtres parisiens sont mis à contribution pour désigner les plans de transmissions (Bouffes Parisiens, Deux Anes, Michodière). Quant aux villes d’Afrique du Nord, elles renverront aux plans d’écoute ou Broadcast (Agadir, Tlemcen).
Cette façon de faire sera reprise ultérieurement et de nouvelles séries thématiques apparaîtront, parfois en se substituant aux anciennes par mesure de sécurité : les saboteurs porteront des noms d’outils (Fléau, Lime, Pelle) et les chefs des missions civiles deviendront des personnages des pièces de Molière (Oronte, Philinte). Quant aux délégués militaires mis en place à compter de l’automne 1943, ils se cacheront derrière des termes de géométrie (Losange, Droite, Ligne).
De REX à BCRA, n°3, 29 mai 1943 (voir diaporama)
Le 29 mai 1943, Rex, alias Jean Moulin, annonce personnellement au BCRA la tenue de la première réunion plénière du Conseil national de la Résistance (CNR) ainsi que le nom des organisations représentées. L’événement est célèbre, le document historique. Il est à noter que le câble de Rex indique la date du 25 mai, qui est celle du jour initialement prévu avant que la réunion constitutive du Conseil national de la Résistance ne soit reportée au 27, parce qu’au dernier moment Louis Marin de la Fédération républicaine fut empêché et que Rex tenait à ce que les 16 organisations soient représentées physiquement. On observera que ce câble est arrivé à Londres le 2 juin.
De OYSTER au BCRA, 1er juillet 1943 (voir diaporama)
Le 1er juillet 1943, Oyster, alias Michel Pichard, chef du bloc Est du Bureau des opérations aériennes (BOA) rédige son câble n°35 pour informer Londres qu’en Côte-d’Or, deux équipes sont prêtes à recevoir un parachutage Arma (nom de code pour un parachutage d’armes) sur leur terrain dûment homologué et repéré grâce aux cartes Michelin 65 et 66, de banales cartes routières au 1/200 000 dont le carroyage est précieux pour définir les coordonnées d’un point. Reçu à Londres le 6, ce câble contient les éléments essentiels à toute opération aérienne secrète organisée par les "Gens de la Lune", comme ils aimaient à s’appeler : nom et coordonnées d’un terrain clandestin, message mobilisateur et moyen de reconnaissance.
Un des terrains a reçu le nom de code Anjou. Il se situe près de Poiseul-la-Grange (30 km au nord-ouest de Dijon). L’autre terrain, Poitou, est sis près de Saint-Philibert (canton de Gevrey-Chambertin, 15 km au sud de Dijon). Quatre phrases convenues sont communiquées au BCRA pour que, le jour venu, quand l’avion de la RAF s’apprêtera à mettre le cap sur l’est de la France, après en avoir reçu l’ordre de l’Air Ministry, le speaker de la BBC les énonce : Le chameau bêle ou Le mouton mugit, pour Anjou, Les guitares sont muettes ou Francine est chauve, pour Poitou. Alors, une fois les "messages personnels" égrenés et le poste de TSF familial éteint, les équipiers du terrain concerné gagneront discrètement le lieu de rendez-vous. Vers minuit, à l’approche de l’avion, l’équipe se signalera à l’équipage en lui adressant, au moyen d’une lampe de poche, une lettre de reconnaissance en morse : P pour ceux d’Anjou, Q pour ceux de Poitou. Alors les soutes s’ouvriront et les containers tomberont, dix au maximum à cause des dimensions du terrain et du nombre des volontaires.
Précisons que Poitou et son équipe dirigée par Alix Lhote, jeune instituteur du village de Saint-Philibert, ont reçu le premier des parachutages du BOA de Côte-d’Or dans la nuit du 16 au 17 juillet 1943. Quatre nuits plus tôt, celle du 12-13, Acrobat, un réseau du Special Opérations Executive (SOE) dirigé par John Starr, un officier britannique parachuté, avait connu un semblable succès, à 15 km de là, entre Arcenant et Meuilley, à proximité de Nuits-Saint-Georges.
Du BCRA à OYSTER, 8 septembre 1943 (voir diaporama)
Le 8 septembre 1943, le BCRA informe Oyster d’une opération possible sur Vendée à compter du 15. Il s’agit d’une opération Homo (code pour parachutage d’agents) sur laquelle le BCRA se montre très discret. S’il peut en être ainsi, c’est parce le BCRA fait confiance à ses agents : il sait que Michel Pichard est en mesure de s’y rendre ou d’y envoyer son adjoint.
Précisons que Vendée est un terrain de Côte-d’Or, situé au nord de Saulx-le-Duc, près de Luxerois, dans le canton d’Is-sur-Tille. En début de soirée, la BBC avait diffusé la phrase convenue : La servitude est obscure, avant qu’au cœur de la nuit du 15-16, ne soient parachutés avec succès sur Vendée : Raymond Fassin, délégué militaire pour la région A, Maurice de Cheveigné, radio, Pierre Jans, radio, et Michel Gries, instructeur en sabotage.
BCRA/BRIAND, n°54, 20 janvier 1944 et n°190, 31 janvier 1944 (voir diaporama)
Le câble du 20 janvier 1944 pour Briand, alias Pierre Brossolette, nous plonge dans "l’affaire Grandclément", une sordide histoire de trahison dont l’épicentre se situe à Bordeaux. Rappelons-en les faits saillants : André Grandclément, le chef régional de l’Organisation civile et militaire (l’OCM est alors le plus important mouvement de la zone nord), est arrêté par les Allemands à Paris le 19 septembre 1943. Rapidement retourné par Friedrich Dohse, officier SS et chef de la SIPO-SD de Bordeaux, il est libéré cinq jours plus tard. On dit Dohse très manipulateur. Après un certain nombre de coups portés contre la résistance bordelaise, éclate une affaire dans l’affaire : Daniel Joubert et André Thinières, deux proches de Grandclément, franchissent, le 20 décembre, la frontière franco-espagnole près d’Hendaye avec l’aide de Dohse. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ils sont porteurs d’un plan d’armistice entre Allemands et résistance à remettre aux services d’Alger. Qui plus est, leur démarche est connue du colonel Alfred Touny, le chef national de l’OCM ! Arrivés à Alger le 5 janvier 1944, ils sont reçus le 7 par André Philip, commissaire à l’Intérieur, avant d’être placés en résidence surveillée peu de temps après (voir diaporama).
Dès lors, une suite de câbles part de Londres et d’Alger pour mettre en garde les réseaux concernés. Ce câble adressé à Briand en est un exemple. Les ordres destinés aux réseaux sont nets : "Nécessaire couper immédiatement tous contacts avec Langlois et son entourage (lire : Touny et l’état-major de l’OCM). Avisez tous chefs mouvements de collusion avérée entre Grandclément et Gestapo. (...). Dites-leur qu’avons preuves irréfutables de contacts Langlois avec émissaires Grandclément et Gestapo depuis novembre." En retour, de France vers Londres, d’autres câbles s’ensuivront, par exemple celui du 31 janvier contenant la réponse du même Briand et rendant compte d’une "enquête minutieuse" dont il est loisible de prendre connaissance sous la même cote (voir diaporama).
De GASCON au BCRA, 29 mars 1944 (voir diaporama)
Le 29 mars 1944, Gascon, alias Guy Baron, opérateur radio du BOA confirme une catastrophe qu’il avait annoncée le 25 mars : l’irruption des Allemands au siège du bloc Est du BOA (régions C et D), la saisie de documents et de fonds s’y trouvant, ainsi que l’arrestation de Gouverneur, alias François Delimal, voire celles de Gauss, alias Michel Pichard, et de Doyen, alias Pierre Manuel. Maigre consolation : Gascon peut juste mentionner que lui-même et l’adjoint de Faraday (comprenons René Collin) sont en mesure d’assurer les transmissions, un code étant indemne.
Si ce câble permet de comprendre la gravité des événements survenus au secrétariat du BOA de la rue de Lourmel à Paris, 15e, il montre aussi que Gascon est incomplètement informé car, en réalité, Michel Pichard n’est pas arrêté, alors que Roger Lebon, Marthe Lebon, Anne-Marie Krug-Basse et Maria Polacek le sont. Ce que Gascon ignore aussi, c’est que François Delimal, alias Faraday, alias Gouverneur, s’est suicidé en cours d’interrogatoire, rue des Saussaies, siège de la SIPO-SD à Paris.
Michel Blondan - Professeur retraité. Docteur en droit, spécialité Histoire du droit et des institutions.
Auteur de deux ouvrages sur les coutumes de Saint-Claude.
Ses recherches actuelles portent sur le Bureau des opérations aériennes, région D.