Après la guerre, quelle Europe ?
Sommaire
7-9 mai : capitulation sans conditions de l?Allemagne . fin de la guerre en Europe.
26 juin : signature, à San Francisco, par 51 pays, de la "Charte des Nations Unies" créant l'Organisation des Nations Unies (ONU) avec son secrétariat général, son assemblée générale annuelle et son conseil de sécurité de 11 membres dont 5 permanents avec droit de veto.
8 août : accords de Londres décidant d'instituer un Tribunal militaire international pour juger les criminels de guerre nazis.
9 août : déclaration de guerre de l'Union soviétique au Japon . justification de l'usage de la bombe atomique contre des objectifs militaires et non civils par le président américain Truman.
15 août : condamnation à la peine de mort de Philippe Pétain par la Haute Cour de Justice (peine commuée en détention à perpétuité).
2 septembre : proclamation par le Viêt-minh, à Hanoi, de l'indépendance de la République démocratique du Viêt-nam.
15 octobre : jugement et exécution de Pierre Laval.
24 octobre : création des Nations Unies.
6 novembre : début de la IVe République en France.
13 novembre : Charles de Gaulle élu chef du gouvernement à l?unanimité par l?Assemblée constituante.
20 novembre : début du procès des criminels de guerre à Nuremberg.
7 janvier : première réunion des Nations Unies à Londres.
19 janvier : instauration du Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient pour juger les criminels de guerre japonais, par le général MacArthur, commandant des forces d'occupation.
29 avril : début, à Tokyo, du procès de l'ancien président du Conseil japonais et de 28 autres accusés de crimes de guerre.
21 novembre : premiers accrochages entre troupes françaises et Viêt-minh . début de la guerre d?Indochine.
5 décembre : New York choisie par l'ONU comme siège permanent.
19 janvier : élections législatives en Pologne portant les communistes au pouvoir.
10 février : signature de la paix, à Paris, avec les anciens alliés de l'Allemagne (Traité de Paris avec l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie).
3 mai : entrée en vigueur d?une nouvelle Constitution au Japon.
5 juin : présentation par le département d'État américain du plan pour aider la renaissance économique de l'Europe après la guerre, le plan "Marshall".
2 juillet : refus du plan Marshall par l?Union soviétique.
15 août : double proclamation d'indépendance de l'Inde et du Pakistan.
2 septembre : signature du traité de Rio (traité interaméricain d'assistance réciproque - TIAR) par 19 pays des deux Amériques.
29 novembre : approbation du plan de partage de la Palestine par l?ONU (résolution 181) : un État juif, un État arabe et Jérusalem déclarée zone internationale.
5 février : réouverture de la frontière entre la France et l?Espagne.
28 février : prise du pouvoir par les communistes en République tchécoslovaque ("coup de Prague").
17 mars : signature du Traité de Bruxelles, alliance en matière économique, sociale et culturelle et de défense collective entre la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.
3 avril : adoption du plan Marshall pour la reconstruction de l'Europe par le Congrès américain.
16 avril : création de l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), organisme responsable de la répartition des fonds prévus par le plan "Marshall" entre les pays d?Europe.
7-11 mai : Congrès de l?Europe, à La Haye.
15 mai : attaque d?Israël par l'Egypte, la Syrie, la Jordanie, le Liban et l'Iraq en réponse à la proclamation de l'Etat d'Israël.
12 novembre : verdict du procès des criminels de guerre japonais ? condamnation à mort de l?amiral Tojo.
10 décembre : adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme par l?ONU.
23 décembre : exécution de l'amiral Tojo.
25 janvier : création du Conseil d?assistance économique mutuelle (CAEM) en Europe de l?Est.
18 mars : signature d?un traité de défense mutuelle entre les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, la France et les états du Benelux.
4 avril : signature, à Washington, du Traité de l?Atlantique Nord fondant l?Organisation du Traité de l?Atlantique Nord (OTAN), alliance politique et militaire réunissant dix pays d?Europe occidentale, les Etats-Unis et le Canada.
5 mai : signature du Traité de Londres créant le Conseil de l?Europe.
23 mai : création de la République fédérale d'Allemagne.
1er septembre : création par l?abbé Pierre d?une auberge de jeunesse internationale à Neuilly-Plaisance, pour la réconciliation de la jeunesse d'Europe.
7 octobre : création de la République démocratique allemande.
14 février : signature à Moscou d?un traité d'amitié, d'alliance et d'assistance mutuelle entre la Chine et l?Union soviétique.
9 mai : déclaration de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères français, appelant à la mise en commun des productions de charbon et d?acier de la France et de l?Allemagne au sein d?une organisation ouvertes aux autres pays d?Europe.
25 juin : début de la guerre de Corée.
Juillet : arrestation de Ethel et Julius Rosenberg accusés d'avoir fourni à l?Union soviétique des secrets sur la bombe atomique américaine.
18 avril : signature du Traité de Paris fondant la Communauté européenne du charbon et de l?acier (CECA) réunissant l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.
27 mai : signature du Traité instituant la Communauté européenne de défense (CED) réunissant l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.
27 juillet : armistice de Panmunjeom mettant fin à la guerre de Corée, reconnaissance des deux Corées par les Etats-Unis et l?URSS.
21 juillet : accords de Genève mettant fin à la guerre d?Indochine.
30 août : refus de l?Assemblée nationale française de ratifier le Traité instituant la Communauté européenne de défense.
23 octobre : accords de Paris fondant l?Union de l?Europe occidentale, organisation politico-militaire réunissant l?Allemagne, la Belgique, l?Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Grèce, l?Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal.
1er novembre : en Algérie, déclenchement de l?insurrection armée par le Front de libération nationale (FLN) . début de la guerre d?Algérie.
9 mai : adhésion de la République fédérale d?Allemagne au Traité de l?Atlantique Nord.
14 mai : création du Pacte de Varsovie, alliance militaire des pays socialistes d?Europe de l?Est.
1er-2 juin : réunion de Messine entre l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie le Luxembourg et les Pays-Bas étendant l?intégration européenne à toute l?économie.
25 mars : signature, à Rome, des Traités créant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l?énergie atomique (CEEA ou Euratom) par l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.
En résumé
DATE : 25 mars 1957
LIEU : Rome
ISSUE : Traité créant la Communauté économique européenne (CEE)
ÉTATS FONDATEURS : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas
Une fois que les armes se sont tues, il faut réapprendre à vivre dans la paix. Des conférences internationales sont organisées afin d’instaurer un nouvel équilibre mondial, mais dès 1947, l’Europe est divisée en deux zones d’influence. À l’Ouest, un groupe d’hommes politiques, mû par un même idéal, œuvre pourtant pour l’unité européenne.
En 1945, le bilan de la guerre est terrible. Soixante millions de personnes ont été tuées sur l’ensemble des théâtres d’opérations mondiaux. La disparition de six millions de juifs commence à prendre la forme d’un génocide dans les consciences. Les destructions encombrent les villes. Des millions de réfugiés sont sur les routes. La pénurie alimentaire touche toutes les populations. Les empires coloniaux s’effritent. Les monnaies européennes ont perdu de leur valeur. Seules trois monnaies ont résisté, le dollar américain, la livre sterling dans une moindre mesure et le franc suisse. L’or est au plus haut. Les économies sont administrées par les gouvernements. Les opinions publiques aspirent à un retour à la normale.
Un premier acte se joue à Bretton Woods, en juillet 1944. L’économiste britannique, John Maynard Keynes, propose de créer une monnaie internationale, le bancor, non rattachée à l’or, pour servir aux échanges commerciaux. Mais le chef de la délégation américaine, Harry Dexter White, haut fonctionnaire du Trésor, craint que les pays déficitaires puissent puiser sans contrainte dans les ressources matérielles des États-Unis avec une monnaie nouvelle généreusement distribuée. Les Américains tiennent d’autant plus à l’or qu’ils en possèdent les 2/3 des réserves mondiales.
RÉORGANISER LE MONDE
White propose alors un fonds de stabilisation des Nations unies chargé de contrôler les dévaluations. La parité des monnaies sera définie par rapport à l’or ou au dollar, lui-même as good as gold. L’ensemble du système sera géré par les banques centrales et par le Fonds monétaire international (FMI). Il disposera aussi d’une banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ou banque mondiale. Le système, révolutionnaire, organise ainsi la coopération internationale.
La réorganisation du monde se fait aussi au niveau politique lors de grandes conférences internationales : conférences interalliées d’abord, puis conférences des Nations unies. Les plus célèbres furent celles de Moscou (19-30 octobre 1943), Téhéran (28 novembre - 2 décembre 1943), Yalta (4-11 février 1945) et Potsdam (17 juillet - 2 août 1945). Les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne, conduits respectivement par Roosevelt puis Truman, Staline et Churchill puis Attlee, cherchaient à s’entendre sur la carte de l’Europe, une fois la paix revenue, le sort de peuples entiers étant entre leurs mains. Les Trois Grands prirent des décisions pour les débarquements en France, l’occupation de l’Allemagne, le sort de l’Italie et les frontières de la Pologne. La question de la frontière occidentale de la Pologne fit d’ailleurs l’objet d’âpres discussions avec Staline. Quant à l’Allemagne, devait-elle être morcelée, désindustrialisée ?
Yalta ne fut pas le partage de l’Europe : la déclaration sur l'Europe libérée, émise à l’issue de la conférence, s'appuyait sur les principes libéraux et démocratiques de la charte de l'Atlantique (12 août 1941). En fait, l'esprit de Yalta peut se résumer à un essai de dialogue entre deux systèmes économiques concurrents pour résoudre les grands problèmes de l'Europe d'après-guerre et du monde. Mais les décisions prises au cours de cette conférence ne furent pas respectées, notamment la promesse faite à Roosevelt d’organiser des élections libres dans l’Europe libérée par l’Armée rouge, et Yalta devint le symbole d’une victoire de Staline. Après la guerre, des conférences se tinrent, au niveau ministériel, pour régler le sort des alliés de l’Allemagne (traité de Paris du 10 février 1947), auxquelles la France participa. La dénazification se poursuivit avec le procès de Nuremberg au cours duquel, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, vingt-quatre criminels de guerre furent jugés pour complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Enfin, des règlements territoriaux furent conclus avec l’aide de l’ONU en Afrique et en Europe (Finlande, Tende et Brigue, Trieste, Macédoine, Thrace, Transylvanie, Dodécanèse, Libye, Érythrée, Éthiopie, Somalie). L'URSS, incontestablement, effectuait une poussée vers l'ouest et le nord de l’Europe.
L’ENDIGUEMENT DU COMMUNISME
Pourtant, le sentiment d'un échec des règlements d’après-guerre s'accentua en 1947, du fait des frictions, puis des tensions, enfin des menaces pesant sur la grande alliance. Le temps de la guerre froide s'annonçait. Déjà des désaccords étaient apparus dans le discours du "rideau de fer" de Churchill à Fulton (Missouri), le 5 mars 1946. En Iran, Anglais et Américains s’opposaient dangereusement aux Soviétiques. L’URSS exigea la révision des accords concernant le passage des détroits en Turquie. En Grèce, placée sous le contrôle militaire britanniques, la guerre civile éclata et, le 12 mars 1947, Truman définit une doctrine de l’endiguement du communisme. Par ailleurs, les lenteurs de la reconstruction économique conduisaient l’Europe au chaos.
Plan Marshall : le président Truman s’adressant au Congrès américain, 12 mars 1947. © L’Illustration
La "question allemande" demeurait un point de friction entre l’Est et l’Ouest européens. La réunion des ministres des Affaires étrangères des Quatre Grands à Moscou, en mars-avril 1947, ne dégagea aucun accord et la méfiance l’emporta. En Pologne, en janvier de la même année, des élections truquées avaient donné le pouvoir aux communistes. Dans les pays d’Europe occidentale, les PC prirent la tête des luttes sociales et en mai, les communistes, membres de gouvernement en France, en Italie et en Belgique, quittaient le pouvoir. La gestion quadripartite de l'Allemagne échoua et les Soviétiques bloquèrent l’accès à Berlin de juin 1948 à mai 1949. En réaction, les zones américaine, britannique puis française se fondirent en une seule pour former, en mai 1949, la République fédérale d'Allemagne (RFA). De son côté, la zone soviétique était érigée en État : la République démocratique d'Allemagne (RDA). Tous ces événements bloquèrent totalement le règlement de la "question allemande". L'offre Marshall du 5 juin 1947 avait pourtant ouvert la possibilité d’une entente économique inter-européenne mais l’URSS refusa ce qu’elle considérait comme une machine de guerre antisoviétique. Progressivement, la peur s’installa des deux côtés, l'URSS craignant une domination américaine, les États-Unis redoutant une subversion communiste planétaire. La peur remplaça la raison, entretint voire généra des conflits.
Départ de Molotov après l’échec de la conférence de Paris, 3 juillet 1947. © DR
La création d'un bureau d'information des partis communistes européens, le Kominform, à Szklarska Poreba en septembre 1947, impressionna les Occidentaux. Le coup de Prague des communistes tchécoslovaques du 28 février 1948 élimina les ministres "bourgeois". Le "containment" (endiguement) militaire occidental prit la forme du Pacte atlantique, le 4 avril 1949. Les Soviétiques firent pièce à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) avec le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou COMECON), en 1949, puis à l’OTAN avec le pacte de Varsovie, en 1955. L’émergence des États-Unis comme très grande puissance fut une conséquence essentielle de la guerre. L’Europe avait perdu son rôle central de puissance politique et économique. La guerre avait précipité sa décadence, affaibli son économie et hypothéqué ses finances. Dans ce contexte, comment situer le phénomène de l’unité européenne ?
LA RICHESSE DE LA RÉFLEXION SUR L’UNITÉ EUROPÉENNE
L’unité européenne vint après le relèvement des États-nations et après la création d’organisations mondiales de sécurité (l’ONU en juin 1945). Cependant, les idées d’unité européenne existaient déjà et hantaient la conscience des clercs. En 1929-1930, le ministre français des Affaires étrangères et président du Conseil, Aristide Briand, avait proposé de créer une fédération européenne. Le projet ne fut pas voté, mais la création d’unions économiques régionales était une idée répandue dans les milieux industriels et du commerce international alors que sévissait la crise économique mondiale. La guerre établit provisoirement une Europe allemande, réunie par la force de la dictature militaire. L’après-guerre devait liquider cette idée-là de l’Europe et faire place à une unité démocratique et populaire empruntant ses valeurs à la charte de l’Atlantique. Pour lever l’obstacle de la peur de l’Allemagne et de l’URSS, Il fallait une action collective puissante que n’assuraient pas les nouvelles organisations mondiales ni les diplomaties des États-nations européens. On a vu que les conférences des Quatre avaient échoué. Des traités multilatéraux de sécurité furent alors signés en Europe. Le traité de Bruxelles en février 1948 renforça la sécurité de la France, de la Grande-Bretagne et des pays du Benelux. Le Pacte atlantique réunit les pays de l’Europe occidentale et la Turquie (à partir de 1952) avec les États-Unis et le Canada contre tout agresseur.
Dans le même temps, un autre type d’action collective fut imaginé : une Union européenne. Des formes d’unité régionale avaient été envisagées par une frange active et éclairée de l’opinion publique. Tous les grands partis démocratiques développèrent alors un discours d’unité européenne qui encadrait celui du relèvement national. De Gaulle adopta en mars 1944 un projet de fédération d’Europe de l’Ouest après avoir fait travailler le CFLN sur l’unité européenne à l’automne 1943 à Alger. Jean Monnet, René Mayer, Robert Marjolin, Jean Chauvel, Maurice Couve de Murville confrontèrent leurs projets d’unité. Les Résistances européennes s’élevèrent contre un simple retour à la souveraineté nationale qui devait être encadrée par des formes d’unité européennes ou internationales normatives. Sans concertation, elles établirent un projet générique "d’Europe des nations libres" ou d’États-Unis d’Europe (Frenay, Hauriou, Camus, Blum...). Il n’était plus question de se venger de l’Allemagne, mais de juger les crimes nazis, intégrer le peuple allemand dans une Union européenne, et d’utiliser la Ruhr à des fins de développement commun. En 1944, plusieurs réunions eurent lieu en Suisse qui aboutirent, l’une en mai, à un projet des Résistances européennes écrit chez le pasteur Visser’t Hooft à Genève, l’autre en juillet, à l’initiative d’E. Rossi, d’A. Spinelli, de H. Frenay à une Déclaration des Résistances européennes. Mais l’approbation des grands alliés était nécessaire. Les États-Unis les encourageaient, pas l’URSS qui voulait créer son propre système de sécurité contre l’Allemagne. La Résistance en Europe allait-elle conduire, plus que les États, le processus d’unité européenne ?
LA RÉALITÉ COMPLEXE DU PROCESSUS UNITAIRE
L’unité européenne devint très populaire quand Winston Churchill, es-Premier ministre britannique, enthousiasma les foules à Zurich, en septembre 1946, dans un appel aux États-Unis d’Europe. Il réclama la création d’un Conseil de l’Europe. Se forgea alors le mythe d’un "printemps de l’Europe". Dans le même temps et alors que les organisations fédéralistes et unionistes militaient, les gouvernements européens continuaient d’agir souverainement. La France voulait d’abord la désagrégation de l’Allemagne et l’unité de l’Europe sous sa direction afin d’assurer définitivement sa sécurité.
L’accès au charbon allemand était essentiel pour le plan de modernisation et d’équipement français piloté par Monnet qui, dès avril 1945 avait tenté de créer un pilotage supranational des échanges de charbon européen. Il voulait un "dictateur du charbon" en Allemagne avec autorité sur les mines et sur les autorités d’occupation alliées . Eisenhower refusa. Monnet proposa encore, en 1946, de monter des organisations internationales autonomes des vallées du Rhin, de l’Elbe, du Danube et de l’Oder, inspirées de la TVA rooseveltienne (Tennessee Valley Authority). Le fonctionnalisme de Jean Monnet n’obtint pas le soutien des gouvernements. Le gouvernement français était en revanche très favorable à une union douanière avec le Benelux. Léon Blum, au début de 1947, dut constater l’hostilité britannique à ses projets d’union continentale et se résigner à lier davantage son sort aux Américains pour la sécurité et la modernisation de la France.
Jean Monnet, président de la Haute Autorité de la CECA, lance officiellement l’ouverture du marché commun de l’acier des six pays membres, 30 avril 1953. © Akg-images/ Ullstein Bild
Pourtant, en raison du rôle de Churchill, un mouvement unioniste européen, United Europe Movement (UEM), favorable à une coopération intergouvernementale, vit le jour en mai 1947. L’UEM fit des émules en France avec le Conseil français pour l’Europe unie (Herriot, Courtin et Dautry), et disposait de soutiens politiques en Europe, à la différence de nombreuses organisations pro-européennes et fédéralistes le plus souvent.
Le libéralisme économique avait des porte-paroles efficaces avec la Ligue européenne de coopération économique (LECE) (Paul Van Zeeland, Joseph Retinger). De leur côté, les Églises protestantes, l’Église catholique, les milieux universitaires du Forum d’Alpbach (Otto Molden) et des Rencontres internationales de Genève, la Démocratie chrétienne et ses Nouvelles Équipes internationales (NEI), le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe (Marceau Pivert) formaient un milieu très actif intellectuellement qui aspirait à l’unité politique européenne. L’UEM proposa alors d’organiser la synthèse par un congrès des mouvements pro-européens dans l’espoir de faire aboutir le projet churchillien de Conseil de l’Europe.
Le 7 mai 1948, le congrès de l’Europe, non gouvernemental, présidé par Churchill, réunit 775 délégués de 24 États européens à La Haye. Des résolutions furent approuvées unanimement ainsi qu’un Message aux Européens rédigé par Denis de Rougemont. Il préconisait des abandons partiels de souveraineté et l’intégration européenne de l’Allemagne, la création d’une assemblée européenne délibérative désignée par les parlements nationaux, la rédaction d’une charte des Droits de l’Homme, l’installation d’une cour suprême de justice. Le combat entre unionistes (britanniques) et fédéralistes (français, italiens, belges), et les oppositions entre libéraux et planistes rappelèrent les limites de l’influence des mouvements pro-européens.
Cependant, trois mois après le congrès, le gouvernement français reprit "au vol" le projet d’Assemblée politique européenne (Georges Bidault). Les Cinq du pacte de Bruxelles étudièrent le projet de Conseil de l’Europe. La nouvelle organisation, établie le 5 mai 1949, fut dotée d’une Assemblée consultative désignée par les Parlements, et d’un Comité des ministres souverain, votant à l’unanimité. On était donc loin d’une fédération européenne. Les déceptions apparurent rapidement malgré les envolées lyriques de l’été 1949 prononcées par Winston Churchill, Georges Bidault et Guy Mollet, Pieter Kerstens ou encore Eamon de Valera, Paul Reynaud ou Hendrik Brugmans. Spaak fut élu président de l’Assemblée mais il démissionna avec fracas en décembre 1951 après avoir protesté contre l’enlisement volontaire de la grande Europe du fait des Britanniques.
La guerre froide et le plan Marshall pesaient davantage dans le débat sur l’Europe que les idées européistes. L’idée de porter atteinte aux souverainetés nationales avait reculé. Le pacte de Bruxelles, du 17 mars 1948, attendu par les Américains, aurait pu créer une organisation d’unité européenne mais c’était un pacte régional défensif plutôt qu’un projet d’union douanière . les Français et les Britanniques demandèrent de surcroît une garantie militaire américaine. Le pacte n’instaurait pas de véritables institutions européennes en vue de l’unité. De projet idéologique, idéaliste et pacifique, concernant toute l’Europe historique, l’unité européenne devint une forme de résistance à la domination soviétique.
Réunion de l’OECE, avec Robert Schuman, représentant la France, Paris, 20 octobre 1952. © Roger-Viollet
Les Américains avaient conditionné leur aide à l’unité européenne occidentale. Une Organisation européenne de coopération économique (OECE) fut créée pour répartir l’aide. Contre l’avis des États-Unis, la France, le Benelux et l’Italie, la Grande-Bretagne, la Suisse et les pays scandinaves imposèrent la coopération plus que l’intégration, mais l’Allemagne fit partie de l’organisation. L’OECE facilita la libération des échanges intereuropéens sans créer d’union douanière et encouragea aussi le retour à la convertibilité des monnaies grâce à l’Union européenne des paiements (UEP). Le plan Marshall a intimement lié le destin de l’Allemagne à l’Europe démocratique. La France était donc invitée à changer de politique et de regard sur les relations franco-allemandes. À l’Est, le bloc soviétique se solidifia dans une organisation économique originale, le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), créé le 25 janvier 1949 . il fut une structure d’échanges d’informations économiques et techniques. À la différence des expériences de construction européenne occidentales, celle de l’Est pérennisait la domination soviétique dans un partenariat inégal. Cette "autre Europe" n’était pas l’expression de la conscience européenne des populations locales. En Europe occidentale, les idéaux démocratiques, partagés avec la puissance dominante étrangère, pouvaient être contestés. En Europe orientale, par contre, aucun espace de contestation du modèle soviétique n’était inscrit dans le contrat d’union.
C’est pourquoi la déclaration Schuman du 9 mai 1950 détonna et étonna. Elle manifesta un changement radical de la politique française à l’égard de l’Allemagne et elle proposa des partages de souveraineté dans le domaine de deux industries clefs à l’époque, le charbon et l’acier. Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer firent un pas sans ambiguïté en direction de la paix en Europe avec le projet de Haute autorité du charbon et de l’acier, une instance fédérale. Il n’est pas facile de décider ce que ce succès doit aux idées puissantes et novatrices du texte ou au contexte et aux aspirations inabouties d’unité fédérale européenne. Si les Américains ne furent pas à l’origine du texte, ils firent cependant beaucoup pour le succès du traité de Paris d’avril 1951.
Ratification du traité de Paris (CECA), avril 1951. © Akg-images
Ainsi se réalisait une première forme d’unité que la coopération et la diplomatie des États n’avaient pas su imaginer. Elle justifia d’autres efforts d’unité, à commencer par la CED, qui se solda par un échec en 1954, puis les traités de Rome du 25 mars 1957 (Euratom et Marché commun). L’unité européenne ne s’est pas imposée par la force de son message idéal. La déclaration Schuman a réussi parce qu’elle a paru mieux adaptée que l’action classique des États souverains à la situation de guerre froide, aux aspirations au bien-être matériel des populations, à l’état de la France et de l’Allemagne pour résoudre des désordres matériels et moraux séculaires.
Signature du traité de Rome, 25 mars 1957. © TopFoto/Roger-Viollet
Auteur
Gérard Bossuat - Professeur émérite, Université de Cergy-Pontoise - Histoire de l'unité européenne - chaire Jean Monnet ad personam
En savoir plus
Bibliographie :
La France et la construction européenne : de 1919 à nos jours, Gérard Bossuat, coll. U, Armand Colin, 2012.
Histoire de l’Union européenne : fondations, élargissements, avenir, Gérard Bossuat, Belin Sup, 2009.
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Articles de la revue
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L’évènement
Avril 1948-septembre 1951 : le plan Marshall
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L’acteur
La création de l’ONU
Il y a 70 ans, le 26 juin 1945, était signée la charte des Nations unies à San Francisco. Ce texte fondateur de la nouvelle institution internationale à laquelle adhérèrent 51 états devait garantir la paix et la sécurité dans le monde après la Seconde Guerre mondiale.
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L’entretien
Mauve Carbonell
Docteur en histoire, chercheur à l’ESPE d’Aix-Marseille et membre de l’équipe pédagogique du Master Etudes européennes d’Aix-Marseille Université, Mauve Carbonell revient sur les raisons qui ont présidé au renouveau de l’idée européenne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
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