Vercors
Sous-titre
20 février 1942 : parution de la nouvelle "Le silence de la mer"
Dès leur arrivée au pouvoir, les nazis entreprennent l'élimination des livres et des œuvres qu'ils jugent contraires à leur idéologie. L'expression la plus spectaculaire de cette "politique" consiste dans l'organisation de vastes autodafés au cours desquels les ouvrages sont publiquement détruits.
Historique
En France, après l’armistice du 22 juin 1940 et l’occupation d’une partie du territoire par les troupes allemandes, tout un système de contrôle et de censure des paroles et des écrits est mis en place. En réaction, des tracts, des journaux, écrits et diffusés dans la clandestinité, paraissent. En matière d’édition, dès le 28 septembre 1940, une Convention de censure des livres en zone occupée est signée entre le Syndicat des éditeurs français et les autorités allemandes tandis que parallèlement est mise en circulation une première liste d’ouvrages interdits de diffusion, dite "Liste Otto". Les écrivains n’ont plus qu’à se plier ou à se taire.
Jean Bruller, dit Vercors, vers 1950. Source : Association SEMER / Cercle artistique de Villiers-sur-Morin
Jean Bruller n’est pas encore écrivain. Né le 26 février 1902, il fait ses études secondaires à l’École alsacienne puis obtient un diplôme d’ingénieur électricien avant de se lancer dans une carrière de dessinateur satirique. Il publie un premier recueil de dessins en 1926, Vingt-et-une recettes de mort violente, suivi notamment de Un homme coupé en tranches, L’Enfer, Visions intimes et rassurantes de la guerre, Silences, La danse des vivants. Parallèlement, il entame à partir de 1929 une carrière de critique de livres d’art.
Source : Association SEMER / Cercle artistique de Villiers-sur-Morin
Mobilisé dans l’infanterie alpine en 1939, il est blessé à la jambe et effectue sa convalescence à Romans-sur-Isère, au pied du massif du Vercors, d’où le nom de guerre qu'il prendra dans la clandestinité. Démobilisé en août 1940, il rentre chez lui à Villiers-sur-Morin et devient menuisier.
Consterné par la presse qui se fait l’écho du gouvernement de Vichy et par l’attitude de certains écrivains qui acceptent la compromission, il cherche un moyen de poursuivre la lutte. Dans un premier temps, il s’engage aux côtés de Pierre de Lescure, qui travaille lui-même pour l’Intelligence Service, dans la mise en place d’un réseau de renseignements et de filières d’évasion d’agents et d’aviateurs anglais. À la suite d'une trahison, ils sont obligés de mettre leur activité en suspens. Avec Lescure, il écrit alors des articles destinés à figurer dans une revue communiste clandestine, La pensée libre, qui souhaite s’ouvrir à des rédacteurs de toutes tendances. Lescure, qui a rédigé une nouvelle, pousse Bruller à en écrire une à son tour.
La maison du Silence de la mer à Villiers-sur-Morin, dessin de Jean Bruller. Source : Association SEMER / Cercle artistique de Villiers-sur-Morin
Les humiliations au quotidien et la répression allemande le marquent profondément. L’activité littéraire lui semble le moyen le plus approprié pour s’engager dans la lutte. Il entend ainsi faire contrepoids au langage officiel appelant à la collaboration, trop facilement répandu. Pour cette nouvelle que lui réclame son ami Lescure, il met donc en scène un officier allemand, Werner von Ebrennac, personnage sympathique, francophile, cultivé, qui, au cours de longs mois, tente de séduire ses hôtes dont la maison est réquisitionnée. Il s’applique à les convaincre des nobles intentions de l’Allemagne jusqu’au jour où il se rend compte qu’il est lui-même dupé et qu’il les a trompés. Le silence de la mer, écrit durant l’été 1941, invite le lecteur à prendre conscience des véritables intentions de l’occupant et à ne pas se laisser prendre à ses manœuvres de séduction, aussi attrayantes soient-elles.
Bruller porte son manuscrit à Lescure en octobre mais l’imprimerie qui fabrique La pensée libre est découverte par les Allemands. Ayant édité lui-même ses albums avant guerre, il décide donc de publier le texte sous forme de livre et de créer une maison d’édition clandestine. Il s’occupe des questions techniques – fabrication, diffusion – tandis que Lescure se met en quête de manuscrits. Par l’intermédiaire de l’imprimeur Ernest Aulard, il trouve à Paris un petit atelier boulevard de l’Hôpital, celui de Georges Oudeville, spécialisé dans les faire-part et les cartes de visite. Il envisage un livre de petit format, d’une centaine de pages, à la finition soignée. Aulard fournit papier et caractères. La machine, une minerve, ne permet de tirer que huit pages à la fois. Aussi le travail prend-il près de trois mois. Chaque semaine, Bruller apporte huit pages du manuscrit, qui sont détruites au fur et à mesure de l’avancement de la composition, et repart avec les pages imprimées. Celles-ci sont, dans un premier temps, déposées dans des bureaux, boulevard Raspail, où travaille une amie de Lescure, puis, après une perquisition allemande, dans un café, boulevard de la Gare. Le travail de presse est achevé fin janvier. Yvonne Paraf, une amie de Bruller, se charge du brochage. Dans ses relations avec l’imprimeur et ses autres contacts, Bruller emprunte le nom de Drieu et donne l’adresse de l’écrivain Drieu La Rochelle, directeur de la Nouvelle revue française et ami d’Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne en France.
Le silence de la mer, première édition publique des Éditions de Minuit - © 1944 by Les Éditions de Minuit
Pour son récit, il signe du pseudonyme de Vercors et la toute nouvelle maison d’édition reçoit le nom d’Éditions de Minuit. Le livre est tiré à 350 exemplaires qui sont prêts le 20 février 1942. Le résultat est un livre de qualité, à la typographie parfaite. Bruller a fait, comme il le dit lui-même, de "la belle ouvrage". Lescure rédige une Préface générale dénonçant la censure qui frappe le milieu de l’édition, véritable manifeste pour la liberté d’expression des écrivains. Pour la diffusion de l'ouvrage, une chaîne se crée. Par l’intermédiaire de Jacques Debû-Bridel, qui travaille au ministère de la marine, Lescure contacte Jean Paulhan, directeur littéraire aux éditions Gallimard, et lui fait parvenir un premier exemplaire. Mais Lescure, menacé, doit se cacher. Le radio clandestin chargé d’avertir Londres de la sortie du livre aux Éditions de Minuit s’est fait prendre. Il est donc décidé d'en reporter la diffusion. Dans le même temps, Jean Paulhan remet son exemplaire au professeur Robert Debré qui le fait taper et ronéoter en plusieurs exemplaires, si bien que le livre circule déjà et que les Éditions de Minuit acquièrent une certaine notoriété avant même sa sortie "officielle" en novembre, tandis que le nom de son auteur ne sera connu qu’à la Libération. La diffusion des volumes est d’abord assurée par quelques bénévoles puis par les soins de réseaux. D’abord diffusé en zone libre, le livre est réédité dès le 25 juillet 1943 pour la zone occupée. Circulant à l’étranger, il est diffusé dans le monde entier : à Londres – d’où il est même parachuté sur la France –, en Suisse, en Afrique, aux États-Unis, en Australie ...
Autoportrait. © DR
La discrétion de Bruller-Vercors et le respect de strictes mesures de sécurité – sa femme ne sait pas qu’il est l’auteur du Silence de la mer – lui permettent de poursuivre ses activités durant toute l’occupation. Plus d’une vingtaine de volumes sont ainsi publiés par les Éditions de Minuit et diffusés clandestinement. Sous divers pseudonymes, elles proposent des textes de Jacques Maritain, François Mauriac, Louis Aragon, Elsa Triolet, Julien Benda, Jacques Debû-Bridel, etc., ainsi que le second ouvrage de Vercors La marche à l’étoile.
Si Le silence de la mer constitue le roman de la prise de conscience des Français occupés, il a également marqué des générations de jeunes gens après guerre.
Affiche du film Le silence de la mer, 1947, de Raymond Gid - © Adagp, Paris 2001
En 1947, Le silence de la mer est porté à l’écran par Jean-Pierre Melville. Bruller quitte les Éditions de Minuit en 1948 et poursuit sa carrière d’écrivain, publiant romans, pièces de théâtre et essais : Plus ou moins homme, Les Animaux dénaturés, Zoo ou l’assassin philanthrope, La Bataille du silence, Questions sur la vie à Messieurs les biologistes, Ce que je crois, Moi, Aristide Briand... Jean Bruller disparaît le 10 juin 1991.
Encart
Préface générale aux Éditions de Minuit, rédigée par Pierre de Lescure et insérée dans la première édition du Silence de la mer.
En un autre temps, on exilait des gens coupables de préférer la Phèdre d’Euripide à celle de Racine. Gloire de la France, prétendait le tyran d’alors. Aujourd’hui, on interdit la physique d’Einstein, la psychologie de Freud, les chants d’Isaïe. Défense de réimprimer Meredith, Thomas Hardy, Katherine Mansfield, Virginia Woolf, Henry James, Faulkner, tous les autres que nous aimons. "N’exposez plus dans vos vitrines Shakespeare, Milton, Shelley, les poètes et les romanciers anglais de tous les temps", prescrit, par ordre de la Propagande allemande, le Syndicat des Libraires. Quant à la littérature française, la voici "contingentée" à son entrée en Belgique, en Hollande, en Grèce, partout où s’organise la Nouvelle Europe. Dès le mois de septembre 1940, le syndicat des Éditeurs signait "une convention de censure avec les autorités d’occupation". Un avertissement au public déclarait : "En signant cette convention, les autorités allemandes ont voulu marquer leur confiance à l’Édition. Les Éditeurs, eux, ont eu à cœur de donner à la pensée française le pouvoir de continuer sa mission tout en respectant les droits du vainqueur", et "les autorités allemandes enregistrèrent avec satisfaction l’initiative des Éditeurs".
À une autre époque de l’Histoire française, des préfets "annulaient" les écrivains qui refusaient de faire l’éloge de leur maître. Le maître disait des autres : "Je leur ai ouvert mes antichambres et ils s’y sont précipités."
Il existe encore en France des écrivains qui ne connaissent pas les antichambres et refusent les mots d’ordre. Ils sentent profondément que la pensée doit s’exprimer. Pour agir sur d’autres pensées, sans doute, mais surtout parce que, s’il ne s’exprime pas, l’esprit meurt.
Voilà le but des Éditions de Minuit. La propagande n’est pas notre domaine. Nous entendons préserver notre vie intérieure et servir librement notre art. Peu importe les noms. Il ne s’agit plus de petites renommées personnelles. Peu importe une voie difficile. Il s’agit de la pureté spirituelle de l’homme.
Dates clés :
22 juin 1940 : Signature de l'armistice franco-allemand à Rethondes.
2 juillet 1940 : Installation du gouvernement français à Vichy.
10 juillet 1940 : Vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain par le Parlement (569 voix contre 80).
11 juillet 1940 : Promulgation par le maréchal Pétain de l’État français.
12 juillet 1940 : Début du ministère Pétain-Laval.
16 août 1940 : Loi de Vichy instituant des Comités d’organisation pour chaque secteur économique.
28 septembre 1940 : Convention sur la censure des livres entre le Syndicat des éditeurs et la Propaganda-Staffel . première "Liste Otto – Ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes".
24 octobre 1940 : Entrevue Pétain-Hitler à Montoire.
30 octobre 1940 : Discours du maréchal Pétain annonçant aux Français qu’il entre dans la voie de la collaboration.
3 mai 1941 : Décret portant création d’un Comité d’organisation des industries, arts et commerces du livre (dit Comité d’organisation du livre) chargé des problèmes économiques et techniques relatifs à la profession.
9 juin 1941 : Décret instituant un Conseil du livre français chargé des questions relatives à "l’orientation intellectuelle à donner à la production des livres, le développement de la lecture publique et la diffusion du livre français".
20 février 1942 : parution de la nouvelle "Le silence de la mer"
8 juillet 1942 : Deuxième édition de la liste Otto intitulée "Ouvrages littéraires français non désirables".
Novembre 1942 : Diffusion "officielle" du Silence de la mer.
10 mai 1943 : Troisième édition de la liste Otto des " Ouvrages littéraires français non désirables ".
25 août 1944 : Libération de Paris.
Une plaque commémorative est apposée à Paris, au Pont des Arts, sur lequel Vercors rencontrait Jacques Lecompte-Boinet, chef du mouvement "Ceux de la résistance", pour lui confier des exemplaires des Éditions de Minuit destinés au général de Gaulle.Source : MINDEF/SGA/ DMPA